Laurent Margantin / La Porte

En janvier 2003, la nouvelle porte de Brandenbourg, sur le Pariser Platz, fut inaugurée en grande pompe. On retransmit l´événenement sur la plupart des chaînes de télévision, tentant de récupérer les énergies déployées lors de la chute du Mur de Berlin. Mais en vérité, il ne s´agissait que d´un des nombreux événements bas de notre époque, comme il en arrive chaque jour, produit sur un de ces lieux que j´ai baptisés "psychodrome". (LM)

Laurent Margantin a créé le site d'Autres Espaces. On a déjà accueilli sur remue.net son "Journal d'Oaxaca", - on peut le lire aussi sur Inventaire/Invention

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LA PORTE, ou Psychodrome I

 

Je baignais dans une foule vaste et épaisse – c´était à Berlin. Je me souvenais encore : vu sur les cartes postales et dans les films, le Mur, les gens qui couraient et tombaient d´une fenêtre, un coup de feu, du drame, du vrai drame que les photokillers saisissaient au coin d´une rue ; je me souvenais encore de nombreuses images, d´un tourbillon d´images dont celles du très beau film de Wim Wenders, Der Himmel über Berlin, les beaux visage d´ange sur une ville historique, délabrée, rongée, battue à mort, et des hommes qui tombaient des fenêtres (la même prise). Souvenirs en noir et blanc, monde d´avant. Le Mur s´écroulait, et les images en couleurs se changeaient aussitôt en noir et blanc, jaunies dans les coins. Je me souvenais de myriades d´images-événements, et là, sur le Pariser Platz, la nuit venue, je me laissais traverser par toutes ces images, devant le grand linge blanc. Des hommes et des femmes préparaient leur bouteille de champagne, ça allait péter de partout. Bercé, j´étais bercé. Puis je dévalais à mon tour et je tombais de la fenêtre, sentiment de compassion soudain mais vite éclipsé car la foule vivante me berçait. Je marchais dans toutes les villes du monde – sur une longue avenue.

Villes immenses, monde-ville. Réseau marchand, marchandises dans tous les coins, des couleurs, du feu affolant pour l´esprit. Du feu. Des hommes et des femmes prenaient feu un peu partout en criant « Vive la liberté » ou « Viva la muerte ». Un homme sautait par-dessus des barbelés et s´envolait. À côté de moi, des gars roulaient un joint, visages sinistres. Sur l´écran géant à côté de la Porte, des images de chanteurs, de fusées, de flammes, de courbes du chômage, de nourriture pour chien défilaient à toute vitesse, puis il y avait des ralentis sur des plages ensoleillées et des exodes massifs de population en Afrique. Je regardais un moment, alors que de plus en plus de gens se massaient sur la place, cherchant à distinguer la Porte sous le linge blanc. Mais ils ne voyaient rien. Juste une lumière jaune pâle qui passait à travers le linge, sinon rien. Il s´embrassaient et s´étreignaient, d´autres fumaient en silence, la bouteille de champagne qui se réchauffait dans une main. Certains avaient des cheveux longs à la Lennon, d´autres courts, coupes punk, blouson de cuir et tout l´attirail métallique dessus, des chiens policiers tapis dans leurs jambes. Un gars hurlait à chaque fois que la sono crachait des sons inaudibles. Sur la scène, à droite de la Porte, un type aux cheveux gominés se trémoussait en essayant d´affoler la foule, parfois des petites vagues de plaisir se déclenchaient depuis les premiers rangs, mais ça ne partait pas bien loin, vagues vite épuisées. Où étaient les grands ouragans, me demandait mon voisin d´un air inquiet.

Le type aux cheveux gominés animait la soirée de variété, à l´occasion de l´inauguration de la Porte retapée. Chaque année, une foule se réunissait là pour faire péter le champagne et les pétards et les feux d´artifice, mais cette fois c´était spécial on allait voir ce qu´on allait voir, une surdose de fantastique historique. Le type aux cheveux gominé courait d´un bout à l´autre de la scène pour annoncer des vedettes à venir, mais pour le moment la scène était désespérément vide. La foule frémissait d´ennui et de froid. Puis ça se réchauffa quand même lorsque le maire de la ville apparut, visage sympathique, jeune. Habillé un tout petit peu autrement ç´aurait pu être le dernier chanteur à la mode, mais c´était le maire et c´était bien qu´on puisse le confondre avec un chanteur parce que sinon tu vois pas l´ennui, me disait mon voisin. Je notais. Il y avait des carcasses en feu dans les coins des monuments. Le sol tremblait à certains endroits. Des armes et des corps gisaient sous mes pieds. Les crânes bougeaient au rythme de la musique. On annonçait X. Des yeux brûlaient. Immenses paroles et rythmes qu´on attendait. L´attente historique. Je notais. Quand la sono se taisait – juste quelques millièmes de seconde -, on entendait un murmure qui parcourait la foule. Ce murmure remontait dans la colonne vertébrale et allait se terrer dans la cervelle, après avoir balayé le cœur. À la batterie, un fondu se la jouait pro, mais il venait d´un patelin de l´Est, racontait un type à barbe blanche à côté de moi. Pourtant on aurait dit un pro. L´ambiance historique se constituait difficilement.

Enfin le maire s´approcha du micro – des coulisses Bill Clinton était sorti, bronzé et souriant comme un paysan de l´Arkansas, suivi de Schröder et sa femme, souriant eux aussi, et du président allemand, Johannes Rau, souriant lui aussi. La scène des politiques était à gauche de la Porte, mais on la distinguait mal de la scène des musiciens, si bien qu´un instant je m´imaginais Clinton saisir un saxo et se mettre à jouer. Mais non, il s´approcha du maire, qui commença enfin son discours. Le type aux cheveux gominés disparut dans ses coulisses à lui. Le murmure augmenta, puis la voix du maire perça, en anglais. Je notais : honneur, merci, date historique, mur, USA, Allemagne, nouvelle époque, liberté, liberté, liberté (souligné), bonheur, parole, applaudir. Clinton prit le micro et les chiens policiers se mirent à gémir. Un projecteur illumina le linge blanc qui recouvrait la Porte, et on put voir à travers des plaques sombres sur chaque colonne du monument. On se disait que Clinton allait parler et qu´alors le linge serait enlevé, la foule applaudit Clinton à tout rompre. Le type aux cheveux gominés avait vraiment disparu. Maintenant Clinton parlait pour raconter l´histoire du monde des cinquante dernières années. Il était là en représentation, car c´était Bush senior qui avait eu le privilège d´être président des USA au moment de la chute du Mur. Mais il avait l´air très content de son rôle de symbole des USA, et parlait avec aisance. Cela dura quelques dix minutes, et pris par la situation historique je ne notais rien. Clinton dit quelques mots en allemand avec un fort accent américain pour conclure, et se fit applaudir à tout rompre. L´historique, c´est le passé simple emmerdant à manier à la place de l´imparfait. Parlait, marchait, écoutait c´est pour le peuple ; parla, marcha, écouta c´est pour les grands hommes et les personnages de roman. Clinton se dirigea vers les personnalités allemandes, serra chaleureusement la main du maire. Doris, la quatrième femme de Schröder, une petite blonde insignifiante aux dents de lapin, se jeta dans les bras de Clinton et se frotta à sa poitrine avec délectation. Schröder se jeta à son cou. Rau lui serra la main avec l´expression de la plus grande reconnaissance pour ce grand moment. Puis le type aux cheveux gominés réapparut car le show historique devait se poursuivre. La Porte était debout et voilée dans la lumière blanche. Elle brillait merveilleusement dans la nuit de Berlin et dans celle de milliers de patelins allemands, aux fenêtres des pavillons et des appartements où on assistait au spectacle. La Porte était partout représentée dans le pays, on ne pouvait pas lui échapper. Clinton, les Schröder, Rau et toute une troupe de conseillers et de gardes-du-corps s´approchèrent de la Porte, qu´on éclaira davantage. En haut on pouvait voir le Quadrige. Il y eut un peu de silence, un flottement dans l´organisation de l´événement. Les troupes napoléoniennes, les révolutionnaires de 1848, les militaires prussiens, les SA de Hitler qui passèrent par là ne furent pas évoqués. La phrase « C´est un moment historique » signifiait seulement qu´on faisait la fête tous ensemble, pleins d´un présent creux. Le type aux cheveux gominés, les musiciens, le public se turent pendant quelques minutes. Puis on éclaira plus fortement le milieu de la Porte, et on put distinguer au milieu une fermeture-éclair, que mon voisin de gauche qualifia de « braguette géante ». Les projecteurs illuminèrent le sommet du monument, pendant qu´en bas, sur une plate-forme, se regroupait la troupe des politiques et des musiciens.

Soudain, on fit partir la musique, et quelque chose, une forme humaine, se profila dans les airs. C´était une musique de film style James Bond, on s´attendait donc à voir Sean Connery débarquer – et pourquoi pas ? -, des flashes crépitaient de tous les côtés dans cette ambiance hollywoodienne, et vraiment, Hitler, 1848, tous ces événements et figures étaient engloutis par la musique, au point qu´à un instant, mais cela je ne le notais pas, je me disais qu´un air de Wagner nous aurait remis dans l´ambiance, aurait célébré dignement et de manière adéquate ce qui se passait et permis un grand plongeon dans l´Histoire, aussi effroyable soit-elle. Mais au lieu de cela James Bond débarquait, et rejoignait les fanfreluches du bicentenaire de la Révolution française.

James Bond, c´était aussi Clinton qui s´était approché du monument avec toute la troupe. La forme humaine dans les airs était un type habillé d´une combinaison orange, attaché à un filin, et qu´éclairaient des projecteurs. Le filin pendait d´une grue perdue dans l´obscurité. Le type réussit à se saisir de la fermeture-éclair, et s´accrocha à elle fermement. Sa mission consistait à glisser, à descendre le long du linge et à ouvrir totalement la fermeture-éclair (ce que mon voisin, de manière obscène, avait qualifié de « braguette géante »). La porte de Brandebourg se dégageait peu à peu du linge illuminé, et sur les écrans on voyait et on entendait le type suspendu et coulissant transformé en objet spectaculaire, s´extasiant, disant que c´était le plus beau jour de sa vie, pendant qu´en bas on applaudissait à tout rompre. Le bruit de la foule s´était épaissi, les crépitements des flashes se multipliaient. J´avais beau chercher, je ne voyais pas la Porte.

©Laurent Margantin