Lionel Duvoy / à propos de "Brûlante, une idylle"
de Laurent Évrard (Léo Scheer, mai 2003)

à propos de "Brûlante, une idylle", le site des éditions Léo Scheer
le site de la librairie Le Livre à Tours
collector: en mai 2002, la revue en ligne de remue.net publiait une pré-version du début de "Brûlante, une idylle", titre de travail : Projectiles

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Etre libraire, c'est forcément un rapport complexe à l'écriture. On n'aborde pas ce métier sans une projection personnelle de la chose écrite, projection passionnée, et un vécu de cette passion de l'écriture par ce que les autres vous en offrent, objets livres dont on vous demande d'être seulement le médiateur.
Etre libraire, c'est construire la réception d'un livre, organiser qu'un auteur soit, longtemps avant les orgues sociales qui le désignent tel. C'est accepter les contre-courants, c'est aussi un métier physique, cartons de livre, un métier qui suppose les négociations entre banquier et comptable, la gestion d'un stock dont nous, auteurs, à force de les inspecter du sud au nord de la France, savons bien comment il est le portrait véritable du maître des lieux.
J'habite à Tours, la librairie Le Livre, fondée par Martin Arnold et Laurent Evrard, est un poumon. Savoir, dans les vicissitudes des jours, qu'on y trouvera l'échappée, la résistance, mais aussi le pur plaisir. Un libraire, c'est celui qui met dans la main du visiteur le livre inattendu. La librairie de ma ville est à contre-courant du temps, et j'en connais qui viennent de loin pour s'y fournir: oui, il y a TOUT Artaud, TOUT Bataille, TOUT Blanchot, Laurent et Martin s'en font un paradigme. Le rayon poésie, le rayon philosophie, sont comme des malles à trésor, où l'actualité des tables n'intervient qu'en dialogue.
On trouve la totalité du fonds Corti, et je n'aurais pas lu nombre de livres si je n'avais pas eu cette première occasion de les y respirer. Quand Claude-Louis Combet ou Leslie Kaplan, ou Jean-Christophe Bailly, sont accueillis à Tours, jamais moins de 80 à 120 personnes pour les y accueillir, et c'est cela aussi, le travail du libraire.
Donc, je dédie ce texte à tous mes amis libraires de France (et Paris), mais juste pour dire que bien évidemment il est plus difficile à un libraire (ou à un bibliothécaire, ou à un enseignant, mais plus à un libraire), le dimanche, ou dans telle semaine volée, de franchir la frontière, se débarrasser si on peut de ce qu'on porte en permance d'analyse et regard sur l'écriture des autres, et affronter sa propre aventure.
L'amitié n'aidant pas à lire, merci à Lionel Duvoy, jeune philosophe (livre sur Nietzche bientôt à paraître) de m'avoir remplacé pour dire la surprise qu'a été ce livre publié, très loin au-delà de ce que la discussion, de si loin engagée, avec Laurent, aurait pu me faire supposer, sachant sa vénération pour Roger Laporte, pour Maurice Blanchot et quelques-uns de ce pays, de fidélité dans l'écriture: cette trahison, qui vous place devant le fait accompli brutal de votre propre écriture, est un des vecteurs permanents de l'initiation.

François Bon

 

Lionel Duvoy / à propos de "Brûlante, une idylle"

Pour qu'un premier livre donne lieu à interprétation – et non simplement à un descriptif «clinique» de son auteur - c'est que par la langue, le poète est parvenu à porter haut la blessure. Peu importe que cette blessure soit celle de l’amour ou du deuil. Ou plutôt, il importe au premier chef que de cette blessure, quelle qu’elle soit, l’écrivain réussisse à tirer la parole qui lui convient ; un monde fondé sur la syntaxe et le rythme d’une phrase sans discontinuité (sans autre ponctuation que le point-virgule), puisque elle signifierait, contre le dessein de l’auteur, que la passion fût surmontée avant même qu’il commençât à écrire.

«[...] du moment où il eut compris son étrange affection, il cessa de jouer un rôle dans le monde, il ne voulait plus devenir que son propre vertige, tu me désespères d’exister, lui avait-elle dit froidement, la dernière nuit (il en tremblait de la savoir dernière, comme d’une lâcheté), de ce que je veux faire, garde-toi sauf (hors de ma vue), comme ça, aussi sec, sans rien d’autre, pour mettre un point final, te dire non (lui, passait du rire aux larmes, il connaissait le froid de la terre, le mou, l’insignifiance, son ombre nulle, la sienne propre) (le milieu était hostile à contraindre les vivants : l’endroit plein toute cette foule dos bras épaules visages inconnus comment traverser recoins bleu jaune lumière violente face, elle, chevelure dénouée, pour y arriver vire de bord après s’être voûté encore deux trois mètres glisse fend la foule jusqu’à elle distraite abandonnée un peu en retrait une minute une seconde tant de choses à lui dire avant, il voulut prendre son bras avec douceur, si faiblement qu’elle n’eut aucun mal à le repousser, c’est en effet ce qu’elle fit (tu vois bien), il ne s’agit que de ça, le reste est ironie [...] »

La foule, c’est l’espace chaotique construit sur la langue courante des corps et des visages, sans que les mots n’y aient pourtant le poids que leur donne la passion. La passion, un feu, certes, mais un feu lourd comme le plomb une fois que la brûlure est donnée ; un feu descendant hors de la foule, dans l’intimité d’une chambre noire, à l’inverse du mouvement naturel que l’air imprime au feu.

« [...] à tout bien considérer, on s’enfonce toujours plus avant dans le plus bas des mondes, quel que soit le mal qu’on se donne d’entrée de jeu, pensant à tout ce qu’il faut faire ce serait aller encore trop loin, même le peu qu’il y aurait à y parcourir [...] »

L’ambiance du monde devient insupportable, son souffle – les paroles de la foule -, sans commune mesure avec celles de la poésie qui s’échine, contre la majorité, à éduquer la brûlure pour éviter la consomption de la Parole. Au lieu du silence des affects, la phrase de Laurent Evrard se renouvelle et surmonte le poids de la brûlure, sans l’aide du feu naturel de l’amour qui devrait au contraire élever l’amant, le conduire à prendre possession de cette parole commune - pour être de ce monde – mais qui, contre son attente, l’isole un peu plus de la foule et du temps commun. C’est par cet isolement même que la parole de la foule disparaît inexorablement et laisse place à l’individualité pure du visage, lieu corporel des signes qui suspendent la parole.

« [...] il y a deux nuits ou simplement hier, la nuit d’avant, pour autant que se souvienne, des mots rien, se souvient d’abord d’un visage, que rien n’avait pu empêcher, tel était ce qui avait eu lieu visible, l’éclat perçu, premier instant un visage la nuit à fleur de vie, minuit finissant, elle est venue de loin les yeux plutôt grands, elle s’est assise face avant par simple torsion, la femme était devant lui et le regardait [...]»

Peut-être est-ce cela le mystère de la femme, celle par qui la Parole disparaît, L’Eve première transgressant l’interdit d’Elohim et mangeant la pomme de l’arbre : non pas l’arbre, mais son fruit, dont elle n’a pas reconnu, par innocence, qu’il provenait d’un seul et même autre Verbe, celui du monde, de la foule des hommes contrainte de se vêtir, de la puissance. Le silence de la femme est terrorisant, effroyable quand il se met à parler avec les yeux, les reins et la chevelure. Une terreur allant jusqu’au désespoir, rien d’un Verbe originel, rien d’une vérité recouverte par le voile des âges ou de la matière, aucun espoir d’échapper à la décomposition commencée dès la naissance du monde.

« La langue est cendre, [...] rien d’immémorial, aucun sens à éclairer, à controuver, comment nommer les choses, du reste comment pouvoir y prétendre, l’illusion s’estompe, l’élan se brise il y a un pourrissement, nous vivons dans un pourrissoir, avec lambeaux chiffons et cadavres, une lente macération, les corps sont bus, nous sommes récusés ; [...] »

Sans l’aide de l’impulsion amoureuse, réduit à vivre le sentiment dans le souvenir – une idylle en somme -, c’est par la remémoration des images, des moments d’intensité passionnelle, que peut être reconstruit un moyen d’élévation. Aussi n’est-ce pas sans effort, sans torsion du corps et de la tête, de la langue surtout, que le poète remet sur pied son propre Verbe amoureux.

«[...] alors commencer à faire du bruit, danser, avec les feuilles et les vibrations de l’air [...] »

tenter, d’après la formule de Baudelaire, une correspondance avec l’air du monde, s’y inscrire définitivement, être tel la feuille, l’écorce ou le passant.

« [...] s’étourdir, transformer le son en mouvement [...] »

premièrement, écouter le Verbe du monde pour accomplir la métamorphose du corps - du corps brûlé au corps aimant, s’élevant en épousant les flammes -, devenir élément igné : feuille, peau,... mais deuxièmement, adopter les vertus du bois vert, se tordre sans se rompre, résister,

« [...] avancer sans ambages, arracher la conque, briser le tympan, parler à tort et à travers, casser les oreilles du monde, et s’agiter, pour ce faire, de vivre tel
dans l’agitation et dans le bruit de ce
monde dont tu parles
pour s’y tenir et non pas qu’à moitié, tant plus encore, dur à crier, mon corps et moi, je suis vivant – l’épaule-jeté du corps, le cousu main de la peau, l’éraflé et la râpure, le creux et la grande ouverte, la crasse et la salinité, tout ce que je veux toucher et goûter (il pensait) – supposerait d’être un homme de ressources, qui chercherait plutôt l’endurance que l’esquive, disposant de certaines qualités élastiques, pour en ressortir, et d’un corps saillant, j’ai un corps aminci et flexible il avait dit, je veux tenir, n’est aucun si puissant qui pourrait dire s’il se peut que je tienne, il n’est rien qui garantisse la tenue même d’un corps aminci et flexible, je n’ai pas de quoi dire que je vais tenir – ce que le sort a d’affreux, il pensait, tout infiable, qui peut se fier – ne se remettre à aucun autre pour m’aider, dire, trouver de quoi dire seul sans aucun [...] »

Au point où la Parole elle-même doit être isolée pour s’inscrire à nouveau, sous une autre forme, dans le monde quitté par l’idylle, consumé par la brûlure, le poète demeure seul, dans le doute : savoir si sa résistance sera d’une quelconque garantie contre l’embrasement, si la flexibilité humide suffira à éteindre la démesure de l’incendie passionnel, cela, nul ne saurait y répondre qu’il n’ait auparavant traversé la même épreuve, le même délaissement, et plusieurs fois s’il le faut, et si tant est qu’il veuille savoir.Ce peut être une gageure que de parler ainsi sur un écrivain qui publie pour la première fois. Ce commencement en lui-même émettrait – aux yeux de la critique sélective - une objection quant à la valeur de l’œuvre. On ne croit plus de l’expérience que ses préalables, ses essais, ses manquements, ses faillites, ses « installations ». Cette axiologie (que l’on doit sans nul doute à une certaine vision historique de l’art, transposée à l’analyse poétique, sous l’influence néfaste des pensées de « la culture en général ») refuse de voir paraître une œuvre singulière et marquante.

La passion amoureuse n’aurait qu’un intérêt mineur, si elle n’était soutenue par la nouveauté et l’extrême complexion de la phrase. Complexion ne veut pas dire : barbarisme ou complication, mais mise en forme de l’ineffable sentiment de celui qui perd tout : en vérité, une des multiples langues de l’informe.

« [...] se refuser désormais aux propos de connivence, à ce qui pourrait apaiser, faute de savoir vrai, ce n’est pas dans les mots que je sache, ma langue est de pauvre qualité, il dit, j’ai toujours ainsi désiré faire, faut tournoyer pour savoir d’où vient, et disposer d’un corps-toupie ; ville circulaire, tournante, en orbe et attraction, anciennement et d’ordinaire silencieuse, de moins en moins, a cessé de l'être, bruyance triomphe fatalement [...] »

Pour qu’une seule des langues de l’informe se fasse entendre, il lui faut sortir du bain commun et le surmonter ; toutefois, sans cette énergie de l’impulsion amoureuse qui consume ou élève, il semble que l’entreprise lyrique soit vouée à l’échec le plus complet, qu’il soit impossible de «s’en sortir» et de magnifier l’affect. Ainsi en est-il de celui qui, se laissant dévorer par la passion, se refuse à parler, la gorge étouffée par l’angoisse, craignant secrètement de dire ce qui n’a pas de sens. Ainsi en est-il du personnage invisible de Brûlante, qui échoue à exprimer ce que lui-même ressent.

« [...] c’est trop parler encore, j’ai perdu jusqu’à l’appui de la parole, peut-être un mot de trop, épaissi avec le temps, dans son appréhension même, à force de gravité, fut plus effrayant pour elle que tous ceux prononcés, d’avant lui, un mot sans avenir, si lourd de conséquences, qui irait jusqu’à l’oubli dont il semblait issu [...] »

car le ressort secret de l’amour humain est la faculté prodigieuse de créer les mondes en parlant, comme si tout avait toujours dépendu d’un mot – et non du sentiment éprouvé sur l’instant de l’idylle -, et que tout, désormais, devait dépendre d’eux absolument. La langue prise au piège du sentiment romantique pourrait tout aussi bien être celle qui, dans l’amour, apporte matière à se consumer ou à s’élever. Il s'agit bel et bien en ce cas d'un pari poétique, identique à celui de la passion : chanter ce qui, du cœur de l’homme, ne vient même pas à surgir dans l’oralité, affect du silence par excellence, l’amour, qui, pour cela, prend la tournure de l’Idylle - dans son sens musical du reste -, d’un chant auquel manque les mots les plus adéquats pour être partageable. Le chant mélancolique est incompréhensible si l’on n’a pas aimé. Ainsi le poète est-il forcé de dialoguer avec lui-même - non pas monologuer, puisque tout monologue est entendu et qualifier comme tel par ceux qui l’écoutent -, au mieux, avec les bêtes, réduit à sa plus extrême solitude idyllique – au souvenir destructeur de sa passion, ceux qu’aucuns perçoivent comme une amourette, un jeu. Là où les mots sont absents, il semblerait qu’on ne puisse croire aux mille traits, signes, postures du visage, du corps et de la langue qui ne cessent de témoigner en faveur de la réelle intensité qui anime l’amoureux. Il faudrait être idiot pour ne pas comprendre que l’amour ne nécessite jamais aucune connaissance conceptuelle pour éclore, mais au contraire, qu’il se nourrit de son absence. Il est manque.

Un premier écrit : l'expression est désormais ambiguë et nous trompe sur sa signification réelle. Un texte peut rester premier, tout comme les arts dits "premiers" n'ont su évoluer hors de la sphère religieuse des communautés dites "primitives".

C'est donc qu'il se produit ici quelque chose pour que nous prenions le temps de commenter, quelque chose de neuf, et ce qui est la même chose, ayant valeur de renouveau pour la littérature.


devant la librairie Le Livre, place du Grand Marché à Tours, que Laurent Evrard a fondée avec Martin Arnold