Olivier Renault / Stella by Starlight  
Olivier Renault dirige la revue LE TRAIT (47 bis, rue Bénard 75014 Paris).

Cette revue de littérature, née en 1998, en est à son neuvième numéro. Le thème de celui-ci "Communauté/Collectif, journal d'une traversée" marie de manière heureuse des chemins de réflexion sur le jazz, le cinéma, la littérature, la photo, des entretiens.

La nouvelle d'Olivier Renault qui clôt l'ensemble a l'allure de cette déambulation qui réunit un étonnant livre de Blanqui et le grand Miles. 
Aussi c'est à la révolution des astres que cette nuit du 4 août peut aussi faire allusion.

RK


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Ma nuit du 4 août (Stella by Starlight)

« débris d’étoiles,
de ces débris,
j’ai bâti un univers. »
- Nietzsche

Le bip strident du portable me sort de ma torpeur. Mêlé aux notes. Cette musique ? Ah, oui, Filles de Kilimanjaro... J’ai dû partir pendant « Petits machins ». Le petit écran vert reste allumé quelques instants, me proposant de lire un message. Allons-y : « On reconnaît les mortes à ces clartés-fantômes qui se laissent traverser par la lumière vivante des étoiles. » Ce doit être Blanqui. C’est elle. Les mortes en question, ce sont les étoiles. Ou les comètes, je ne sais plus.
J’ai rencontré S. dans un bar du Ve où je ne vais pas souvent, à l’occasion du vernissage d’un copain. Une amie commune était là. S., que je connaissais un peu, sans plus, l’ayant croisée quelques fois dans des cafés de Bastille ou du Marais, toujours avec des gens de connaissance. Nous ne nous étions jamais vraiment parlé. Situation banale, bien sûr. Mais j’aime ce qui du banal saute à la gorge et lui fait vomir sa banalité : l’extraordinaire, le spontané, la folie, la grâce.
D’humeur sociable, euphorique sans raison, je me suis lancé dans un solo coltranien très free où tout était matière à impro : ma paranoïa, les tableaux du copain vernissant, l’écriture en forme de constellation. C’est à ce moment qu’elle m’a parlé de Blanqui. Pas tant de sa théorie révolutionnaire, bien que ses sympathies aillent plutôt de ce côté, mais de L’éternité par les astres.
L’écoutant avec attention, je la détaillais. Jolie brune, visage ovale, yeux noirs, cheveux courts, noirs, taillés en légères pointes qui lui fouettaient les joues lorsqu’elle tournait la tête. Elle riait beaucoup ce soir-là. Vin ? Séduction ? Plaisir d’attirer mon attention ? Ou celui de sentir le printemps imminent, qui commençait à travailler nos corps.
Je la regardais donc me parler : petite langue rose active, rouge à lèvres violet foncé, dont je m’étonnais qu’elle n’en laisse aucune trace sur son verre et qu’il demeure toujours étal sur ses lèvres, sans s’effacer. Son regard : je la voyais me regarder par à-coups rapides, un coup d’œil sur mes mains, les chaussures, mon cou, et ainsi de suite. Ces regards vifs qui ne sont pas toujours enregistrés par l’interlocuteur. L’écoutant, je me demandais ce qu’elle concluait de ses regards, l’analyse qu’elle ne pouvait manquer d’en faire, me parlant. Ce qui se passait dans nos dédoublements réciproques.
Bref l’habituelle et non moins troublante comédie de la séduction, de la rencontre, alors que rien n’est encore joué, où un mot, un geste, peuvent convertir en théâtre charnel le ballet en cours. Ou l’avorter.
Un troisième larron, fraîchement rencontré, vint se mêler à la danse. Là, je dois vous parler de ma théorie de l’étape en ligne. Celle où les sprinters s’expliquent. Arrivée classique sur Bordeaux, par exemple. Le sprint se prépare des kilomètres à l’avance. Les coéquipiers des principaux sprinters (d’habitude deux ou trois) durcissent la course en prenant la tête du peloton, récupérant toute tentative d’échappée (oui, oui, on le sait, le sport est aussi une morale policière physique mise en scène). A deux kilomètres de l’arrivée, un ou deux coéquipiers lâchent, épuisés. Le sprinter se cale dans la roue d’un ultime coéquipier qui le place sur orbite et qui, à quelques centaines de mètres de l’arrivée, s’écarte ostensiblement sur le côté, laissant les cadors entre eux. J’aime à la folie le moment où, sur un train d’enfer, s’écartent en même temps ces équipiers, arrêtant de pédaler, relevant le buste en parachute de fierté du travail accompli, observant avec angoisse, espoir ou confiance leur finisseur s’activer seul. Vu d’en haut, cela crée une sorte de déflagration spatiale permettant à une tête cachée de fuser vers le fil final. Souvent, un mercenaire s’immisce, profitant tel un parasite du travail produit par ses rivaux. Puis, donc, la giclée finale où tout se joue sur un rien : la bonne roue prise, le bon angle dans le vent qui vient tout juste de tourner, le départ dans la bonne fraction de seconde, le coup de rein sur la ligne pour « sauter » celui qui se croyait l’élu du jour.
J’y pense souvent, dans les cafés, bars ou soirées, observant de l’extérieur ou de l’intérieur ce fougueux ballet de la séduction. Combien de fois ai-je vu le pauvre postulant transi, parti seul en échappée depuis trois heures, se vautrer lamentablement à l’arrivée d’un ou deux plus frais, plus beaux, plus en verve, plus drôles, plus en réussite ?
Par goût du jeu, par narcissisme primaire, par désir de goûter la peau tendre de la jolie brune — j’étais obsédé par la phrase d’Aragon dans Le Con d’Irène : « Il flotte autour d’elle un grand parfum de brune, de brune heureuse, où l’idée d’autrui se dissout » — je me suis décidé à ne rien laisser à l’autrui qui, décidément, refusait de se dissoudre dans l’air printanier. Un peu de virilité, de combat, après tout, pourvu qu’il y ait l’ivresse avec le flacon... et la grâce. Que celui qui trouve cela ridicule examine d’abord sa propre vie. Pour ma part, je pense à ces combats plus ou moins amicaux entre saxophones ténors, par exemple. Entre le puissant Coleman Hawking et le souple Lester Young. Ou le « Saxophone Colossus » Sonny Rollins et le « Heavyweight champion », le « train », John Coltrane, dans « Tenor Madness ». Ce soir-là, quitte à me répéter, je me sentais coltranien. Pas de refus d’écoute, mais je balancerais la purée au moment propice : lyrisme, puissance, technique, improvisation sauvage, nuances... et ne plus lâcher le solo. Comme dans « Teo », par exemple, où Mobley examine à distance. Alors en scène !
Il se fait tard. Le lascar travaille tôt demain. Bon point. Il faut le fatiguer tout de suite. Je place une accélération : « On va prendre un verre ? » (nous sommes déjà bien ivres). Elle accepte immédiatement. Lui aussi. Mais où ? On hésite, on se tâte ; sentira-t-il la fatigue ? Puis elle propose chez elle. Elle n’habite pas loin et il reste une bouteille de vin. OK. La partie sera rude. A-t-elle déjà décidé ? Qui est de trop ? Préfère-t-elle une partie à trois ? Allez savoir...
Nous passons sur le pont et, surplombant la Seine, j’évoque, selon mon habitude, les Chants de Maldoror, l’épisode de la lutte avec l’ange et la lampe flottant entre deux eaux. S. rit beaucoup. Lui renchérit avec d’autres citations. Je l’aime bien, ce type. La lutte est amicale et c’est un bon compagnon de jeu.
Elle habite sur la pointe orientale de l’île Saint-Louis. Une maison blanche, au quatrième, avec petit balcon donnant sur la Seine. Site incroyable. « Ce n’est pas à moi, mais à une copine partie aux États-Unis et qui me le sous-loue. J’avoue que j’ai un bol monstre. » Je m’allume un cigarillo en regardant les eaux encore hautes et puissantes de la Seine, les quais à moitié submergés. L’odeur. L’odeur d’abord ; c’est mon référent de base. Vase, salpêtre. Puis une bouffée d’épices havanaises dans le nez. Mais je me laisse distraire. S. met de la musique et je suis surpris de voir qu’elle a choisi Mauricio Kagel. Elle débouche une bouteille de Saint-Émilion. On discute de choses et d’autres. Puis elle se lève en disant qu’elle veut danser. Elle met un disque de Miles Davis, On the Corner. Là, j’avoue ma grande surprise : qu’elle connaisse ce disque si décrié à sa parution, trop funky pour les amateurs de jazz, trop étrange pour le funk, trop... Too much ! Et qu’elle le choisisse à cet instant précis... Je suis épaté. Alors on danse sur la basse folle de Michael Henderson, qui chaloupe à fond, roule sur elle-même... Ça se déchaîne pendant « Thinkin’ One Thing And Doin’ Another ». Ma préférée. C’est là qu’intervient la trompette wah-wah de Miles, surfant sur les rouleaux, glapissant, hululant, coassant. Tous les trois, comme des fous, au milieu des bougies et de la brise fraîche qui arrive de la Seine par la fenêtre entrouverte.
Je ne voyais pas de prémonition dans le titre.
Il danse en faisant de grands gestes désordonnés et brusques. Elle est concentrée, alterne les tournoiements sur elle-même avec quelques pas cadencés, en allongeant la jambe. Je ne me décrirai pas. Je dirai seulement que je tendais, à intervalles régulier, mon bras vers le baffle où reposait mon verre, me sifflant une gorgée entre deux déhanchements.
Cela aurait pu durer longtemps. Il fallait bien que quelqu’un prenne l’initiative ; je le fis. Ses pas de danses l’ayant menée jusqu'à la cuisine, je l’y suivis. Mais elle revenait déjà : je lui pris les mains pour la faire danser, nous nous sommes serrés quelques instants, la danse avait bon dos. Puis je l’ai embrassée. Elle pris mon visage dans ses mains, me regardant, passa sa main sur ma nuque et m’embrassa à son tour.
Ouvrant les yeux, je vis la lumière des siens, mouillés, luisants des reflets de bougies et, hors cadre, au fond, le camarade qui enfilait sa veste. « Tu pars ? » « Je travaille tôt demain. » « Ah oui. » Elle le raccompagne à la porte.
Voilà.
C’est maintenant l’heure des effleurements, des chuchotements, des premières saveurs du corps de l’autre, du frisson des mains qui courent, des empressements et des empêchements, des regards éclaboussés.
Nous sommes à terre, nous roulant sur le tapis, sous les coups de sifflets perforant l’espace tandis que la caisse claire, particulièrement éclatante, semble gifler le temps lui-même.
Temps qui se dissout dans l’odeur de sa peau, dans le goût de sa bouche, dans la sensation de nos peaux qui frissonnent.
Mais le temps de nos sensations n’est pas celui de la chronologie qui se passe bien de nous : dehors le jour point. Dans un demi sommeil, j’entends des chants d’oiseau, un cri de canard. « Je fais le lit ? » « D’accord. » « Laisse-moi faire, j’ai l’habitude. » Obéissant, je vais jeter un coup d’œil par la fenêtre. Spectacle magnifique du lever du jour sur la Seine. Lisière d’orangé au-dessus des maison en face, violent éclat à droite sur un carreau. Les saules siphonnent délicatement la Seine de leurs longs fils verts, sous lesquels les canards s’activent déjà. Il fait un peu froid. Je me retourne et la voit s’activer avec les draps. Joli corps de brune, petits seins sensibles. Bien faite, elle cachait pourtant son corps sous des vêtements trop amples. Réflexion de mec, je me dis. Pourquoi montrer ? Mais pourquoi cacher ? Allons, je fatigue et deviens encore plus idiot. « Tu viens ? » Je saute dans le lit. « Tu as un côté préféré ? » « Non, non. » Elle part se brosser les dents. A ma gauche, dans la bibliothèque, j’aperçois L’éternité par les astres. J’en lis quelques lignes en l’attendant. Elle revient, se coule vers moi (oui, c’est vraiment ça, son corps coule, souplement), m’enlève le livre en disant « Demain... non ? ». M’embrasse en faisant glisser le livre au sol. Goût de dentifrice à l’eucalyptus, puis chuchote le « J’ai envie de toi » qui fait toujours plaisir. Elle monte sur moi et me fait l’amour lentement, très lentement. Et jouit avec quelques spasmes violents, contrastant avec la lenteur de ses gestes.
Je m’évanouis plus que je m’endors.
Au réveil il était midi. Plein jour dans les yeux. Elle gît, défaite, les yeux clos et gonflés. J’ai mal au crâne. Dans la cuisine, je trouve de l’aspirine effervescente, prépare un café qui passe pendant que je prends ma douche.

 

*

– Non, vraiment bizarre, je te dis. Pas juste le genre névrosé, j’ai plutôt l’habitude, mais comme si elle était désertée d’elle-même. Elle vient de m’envoyer un nouveau message : « Désolée pour hier. Trop bu. Dois rester seule, irrémédiablement. Sorry. S ».
– Bon, tu as envie de parler ?
– Ce serait pas mal, oui. Tu avais quelque chose de prévu ?
– Je crois que Katalyn voulait se promener, je lui en parle, quitte pas.
Une pause. Au fond j’entends de la musique baroque, on dirait du Charpentier. Ce doit être Katalyn qui prépare son prochain concert, ils m’en ont parlé mais je ne sais plus.
– Allô ? C’est bon, elle a du travail de toute façon. Et puis, quand il y a urgence...
– N’exagère pas... C’est juste bizarre, voilà... Et une claque de plus dans la gueule.
– Te bile pas. On se voit où ?
– Aux Illuminations ?
– Parfait.
J’arrive avant lui. Peu de monde, encore, aux Illuminations. On aime bien s’y retrouver : petit bar-librairie du Marais où l’on dégote de bons vins. La faune locale est souvent assez frimeuse, genre semi-loosers qui se la jouent, mais on trouve aussi quelques vrais esprits. Puis Ernesto est sympa et de bon conseil pour les vins. C’est le seul barman lacanien que je connaisse, alors on a sympathisé, peut-être parce que l’on est d’accord sur rien.
Difficile de me concentrer : j’essaie de lire, mais les lignes flottent, les lettres sont autant d’idéogrammes de l’absurde. Pourtant, je sens bien que, malgré ma conscience en vadrouille, certains mots travaillent en moi, décident des trajectoires de ma gamberge. Les livres, comme moi, font tapisserie. Ernesto me l’a bien dit : au début, les clients achetaient encore des livres, mais maintenant... Ils préfèrent boire un coup. Pourquoi séparer ? Tiens, au hasard, s’il avait Blanqui ? Je me lève en posant mon bouquin sur le tabouret pour marquer ma place (elles sont chères, comme toujours). Eh, oui, le volume est là... Bleu et rose fluo. Apologie du hasard. Un copain animait une émission de radio, dans le temps ; il l’avait appelée ainsi. Ça m’a toujours semblé ironique, mais, après tout, je ne le lui ai jamais demandé. Ouvrons : « L’univers est infini dans le temps et dans l’espace, éternel, sans bornes et indivisible. » Bon, le rapport à l’infini, à voir...
Il arrive enfin.
– Ça va ?
– Pas la pleine forme, mais ça va quand même.
– Bon, je suis mort de soif, je vais voir Ernesto. Tu marches au Sancerre ?
Il va saluer Ernesto et les deux ou trois habitués éructant au coin du bar, qui, pour montrer leur statut, bloquent systématiquement le passage de la serveuse ou d’Ernesto, grignotant la frontière entre le bar et la salle. Lumière de fin d’après-midi ; on sent dans l’air la transition s’opérant entre les balades et l’apéro approchant ; les portables crépitent : moment où l’on commence à décider de ce que l’on fera de sa soirée, souhaitant plus ou moins secrètement qu’il s’y passera quelque chose d’exceptionnel. Une rencontre. Une vraie fête. De la folie. Une pensée fulgurante. Une idée à convertir pour soi.
– Tu rêves ?
– Éveillé, comme toujours, cumul des fonctions.
(C’est vrai que j’ai du mal à rester concentré. Pourquoi dériver autant ? A cause d’S. ? Comme si j’étais dévasté... Ridicule, allons, je la connais à peine. Je lui demande de ses nouvelles.) Et toi, donc ? Et Katalyn ?
– Oh, ça va ! Katalyn aussi, tu sais, elle répète pour ses Leçons de ténèbres à Saint-Gervais, c’est pour bientôt.Il va aux toilettes, je reprends le Blanqui, feuillette la préface. On se demande si c’est une régression par rapport à son activité révolutionnaire (dans cette édition, le texte est précédé des ses Instructions pour une prise d’armes). Révolution des hommes, puis les astres. Occultisme progressiste ? Voyons les circonstances de la composition : Blanqui est enfermé au moment même où la Commune commence. Il est transféré au fort du Taureau, en Bretagne. Sa cellule donne sur la mer qui est pourtant interdite à son regard : « les sentinelles ont ordre de tirer s’il s’approche trop des barreaux ». Conséquence logique, il me semble : ne pouvant regarder la mer, il regarde les étoiles. Conspiration du ciel ? Je retourne au texte, d’emblée, il cite Pascal, « L’univers est un cercle, dont le centre est partout et la circonférence nulle part », ce à quoi Blanqui ajoute, voulant préciser : « L’univers est une sphère dont le centre est partout et la surface nulle part ». Curieux, ça me choque, la citation de Pascal ne me semble pas exacte...
Il revient s’asseoir.
– Tu lis quoi ?
– Blanqui... Tiens, justement, toi le spécialiste des moralistes, lis-moi cette citation de Pascal.
(Il lit.) – Il y a un truc qui cloche... De mémoire, ce n’est pas d’un cercle mais d’une sphère dont parle Pascal. Tu sais, il reprend toute une tradition qui part d’un ouvrage pseudo-hermétique du douzième siècle, le Livre des vingt-quatre philosophes, en passant par Boèce, Saint Bonaventure, Dante, Saint Thomas... J’en passe. Sauf que Pascal n’en fait pas une définition de Dieu, mais de l’univers ; là, Blanqui a raison. Curieux tout de même de prétendre corriger Pascal en disant la même chose.
– Oui, mais il ne parle pas de circonférence mais de surface, si on veut pinailler. Et puis il a écrit ça en prison, il n’avait peut-être pas les Pensées sous la main.
– D’accord, mais les éditeurs le signalent-ils en bas de page ?
– Non... Et puis tu as raison, il a fait une deuxième édition revue, où il n’a visiblement pas corrigé ce passage.
Il prend l’ouvrage et lit le titre : — Instructions pour une prise d’armes : tu veux te mettre à la guerre urbaine, maintenant ?
– Pourquoi pas ? Plus sérieusement, tu as remarqué qu’il y a plusieurs œuvres dans ce volume. En l’occurrence, c’est L’éternité par les astres qui m’intéresse...
– Tiens, tiens...
– Oui, ça a partie liée avec ce qui vient de m’arriver. Bon, cette fille, appelons-la Stella. Je t’ai raconté notre rencontre de l’autre jour, Kagel, Miles, l’île, tout ça. On s’est revu, nous sommes allés dîner. A la fin, en sortant, elle me dit : je te kidnappe, et on saute dans un taxi. A nouveau chez elle, elle m’offre un cigare — un Partagas 8-9-8, elle a du goût — et débouche une bouteille de Saint-Estèphe — décidément beaucoup de goût. La nuit est douce, on s’installe au balcon, je fume en regardant la Seine. Le cigare est délicieux, le vin aussi. Sa bouche est savoureuse, elle a une façon de plonger nerveusement, de changer vite de rythme. Fait rare par les temps qui courent, on voit plein d’étoiles dans le ciel parisien. Elle remet du Miles, mais cette fois Stella by Starlight, une des versions de la tournée au Plugged Nickel, tu vois ? Tu sais à quel point j’aime ce morceau... C’est fou ce qu’elle sent bien ce que j’aime... A moins que le hasard... On baise là-dessus, tout ça, on a un peu froid mais on s’en fout. Puis on rentre se coucher sans finir la bouteille. Pendant la nuit, je m’éveille deux ou trois fois, la lumière est allumée, elle fouille dans ses bouquins, fume beaucoup, si j’en crois la fumée ambiante. Je me rendors aussi sec. Le lendemain matin, café avec vue sur la Seine, bisous, ciao à bientôt. Je rentre chez moi, et, plus tard dans la journée, je reçois ce message énigmatique : « On reconnaît les mortes à ces clartés-fantômes qui se laissent traverser par la lumière vivante des étoiles. » Les mortes en question, ce sont les comètes sur lesquelles Blanqui, comme d’autres, a tout un délire. Il croit qu’elles ne sont ni du solide, ni du liquide, ni du gaz, ni de l’éther, qu’il s’agit d’une « substance indéfinissable », complètement inconnue. Bon, ça aura son importance pour la suite de mon histoire.
Trois jours plus tard, on se revoit. Dans un bar tranquille. Elle veut me parler. Elle arrive en retard, comme d’habitude, tout ce monde dans le métro, etc. On discute de ceci cela, puis elle se lance :
– Tu as bien lu mon message de l’autre fois ?
– Le truc avec les mortes et la lumière, là ? Bien sûr. C’est Blanqui, non ?
– Oui, mais ce n’est pas le problème. Tu n’as pas compris ce que cela voulait vraiment dire. Tu n’allais quand même pas croire que je voulais te parler des comètes en soi, des étoiles et tutti quanti ?
– Je n’en sais rien, moi. Je ne suis pas Champollion.
(Elle fait une moue) — Ça confirme ce que je pensais. Tu n’as rien compris.
– Tu vas quand même pas me faire le coup du jeu piste hystérique que font certaines nanas, genre « j’émets des signes, s’il ne comprend pas, c’est un con, il ne m’aime pas vraiment, s’il m’aimait il saurait comprendre » ?
– Tu comprends encore moins que je ne pensais. Je ne veux pas que tu m’aimes. C’est une partie du problème. Je ne veux pas t’aimer non plus, c’est une autre partie. En fait je ne peux pas aimer, ni toi ni personne. Dès que je sens que je peux m’attacher, je fuis. Plus profondément, je ne peux aimer parce que je n’existe pas. Ou plutôt, je suis morte. Je suis une de ces comètes dont Blanqui parle. Je suis vide, morte, traversée par la lumière des autres. Par ta lumière. Tu ne peux, tu ne dois pas m’aimer, pour les mêmes raisons. Parce que je suis morte. Absente. Vide. Folle. Je suis tarée, tu comprends, tarée...
Là, je ne sais plus très bien quoi dire, je balbutie des trucs sur le fait qu’il ne s’agit pas de l’aimer, mais de passer du temps avec elle, à l’occasion, je ne veux pas être trop présent. Elle doit me trouver ridicule, et se trouver supérieure avec sa folie et la compréhension de sa vacuité. Je dois vraiment avoir l’air con !
– Non, il faut qu’on évite de se voir un moment. Tu as trop de présence, tu comprends ?
– Pardon ?
– Trop de présence. Trop vivant.
Je reste interloqué. Les filles ont plutôt l’habitude de me dire qu’il faut que je sois plus présent, que je leur donne plus de temps, tu connais mes histoires là-dessus. Alors que là...
– Oui, je te regardais dormir l’autre nuit, tu as beaucoup de présence, beaucoup...
– Pourquoi, je ronfle ?
– Fais pas l’idiot. Moi, je suis insomniaque. Depuis des années. C’est pour ça que je fais ce boulot. Je n’arrive pas à dormir la nuit, sinon très tard. Alors tu comprends que pour me lever le matin, si j’ai un travail « normal », c’est un calvaire. La nuit j’étouffe. La présence d’un autre chez moi m’est insupportable. Surtout si cet autre dort, et dort bien. Toi, lorsque tu dors, tu t’abandonnes au sommeil, tu as une telle confiance... C’en est angoissant pour moi. A la limite du supportable.
– Tu exagères, tout de même...
– Pas du tout. Ne te méprends pas sur moi. Je suis morte et folle, je te l’ai dit. Tu ferais mieux de me croire. (Une pause. Elle regarde à côté, les yeux fixant un point abstrait lointain, boit un peu de vin.) Je me méfie de moi, tu comprends ? Tu es trop attachant (elle dit cela en me caressant la joue de sa main, ses yeux brillent). Oui, trop attachant, je ne peux pas, je ne peux pas. Il faut que j’y aille. Tu es bien comme tu es. Ce n’est pas toi, c’est moi. Ne m’appelle pas.
Elle m’embrasse, me serre fort, puis part sans un regard.
Un long silence. Il hoche la tête.
– C’est vrai qu’elle est bizarre. Elle soutient à la fois qu’elle est folle et qu’elle est morte. Plutôt curieux. Puis cette affaire de clarté-fantôme, qui voudrait dire qu’elle ne vit que par la lumière des autres, ou que les autres ne la perçoivent que par rapport à leur propre lumière.
– Plutôt la seconde solution, si j’en crois ma cécité...
– Ça voudrait plutôt dire que, dans ton attrait vers elle, tu ne voyais au fond que tes propres lumières...
– Vieilles lunes — si j’ose dire — que tout cela ! On sait depuis longtemps que ce n’est pas l’autre que l’on aime, mais soi diffracté et projeté en l’autre, quand même, Freud est passé par là ! Ce que je voudrais savoir c’est si ce qu’elle a raconté est la vérité ou simplement un truc pour se débarrasser de moi.
– Il y a plus simple, tout de même, comme méthode.
– Oui, mais c’est peut-être plus radical. Elle se dit que je vais avoir peur.
(Une autre pause.) Soit elle est morte, et elle est son propre fantôme. Soit elle anticipe sur la mort... Je ne sais plus où j’ai entendu parler de ça, dans un film, je crois, où quelqu’un disait que, dans l’histoire, les morts sont beaucoup plus nombreux que les vivants. Et ça ne peut que s’aggraver, accroissement démographique ou pas. Tu imagines l’encombrement, si l’on vivait dans le même monde, morts et vifs ?
– C’est déjà un peu le cas, non ?
– Je parle sérieusement !
– Bon, bon... Mais c’est aussi l’expérience de Dante.
– Si tu veux, mais il est tout seul, seul homme de chair parmi les ombres. Je ne te parle pas non plus d’Orphée. Je te parle d’une cohabitation de masse.
– Quelle horreur !
– C’est à penser.
– Non, ce qui est à penser — et je reviens à mon soi-disant manque de sérieux — c’est ce qui est vivant malgré la mort et ce qui est mort en faisant semblant d’être vivant. Aujourd’hui la mort vit d’une vie humaine.
– Arrête, on entend ça partout !
– Est-ce que c’est faux ?
– Faux ? (Brève réflexion.) Non, ça fauche... On reprend du vin ? (Petite pause pendant laquelle il retourne commander du vin à Ernesto. Il s’arrête pour saluer une copine à lui qui vient d’entrer, plutôt jolie, qui pourrait redonner goût à la vie. Pudiquement, puisqu’il ne me la présente pas, je replonge dans le bouquin.)
– Excuse-moi, c’était une copine.
– J’ai vu, merci de m’avoir présenté... J’ai une si sale gueule que ça ?
– Au contraire, tu les attires davantage lorsque tu as ta tête méphistophélique triste ! Pas touche, compris ? Je me méfie de toi, libertin sentimental en quête de consolation !
(Sourire malicieux.) – C’est vrai qu’elle est cool, Katalyn...
– Mais moi aussi, je suis cool... je croyais qu’on devait parler de Stella et de tes blessures narcissiques ?
– Tu peux faire le malin ! Allez, tchin ! Pendant que monsieur draguait en me laissant à l’agonie, j’ai trouvé un petit passage qui pourrait décrire Stella ; il se trouve quelques lignes plus haut que sa citation, toujours à propos des comètes : « Comme les papillons, elles accourent légères, du fond de la nuit, précipiter leur volte autour de la flamme qui les attire, et ne se dérobent point sans joncher de leurs épaves les champs de l’écliptique. »
-– Délicieux phalène...
– Ça me semble définitif, non ?
– Pour l’instant.