Sereine Berlottier / On dort

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Dans Espèces d’espaces, Georges Perec consacre un chapitre au lit, puis à la chambre, où se noue le projet d’un " inventaire aussi exhaustif et précis que possible de " Tous les lieux où j’ai dormi ". Au moment où il écrit ces pages, Perec annonce qu’il n’a pas commencé à décrire ces lieux mais qu’il les a presque tous mentalement recensés : il y en aurait 1200 ! On regrette, bien sûr, que Perec n’ait pas mené ce projet à son terme. Lits est né de cette lecture, méditation en forme d’inventaire et bifurcations en mémoire défaillante. De lits, en fait, il sera beaucoup moins question que de sommeil et dormeurs…

Des lits
On dort avec ou on dort près de. On dort dans le même lit ou on dort dans deux lits séparés. On dort à côté ou dort tout contre. On dort dort ou on dort fait semblant. On dort bien ou on dort mal. On dort en bougeant ou on dort immobile. On dort en sachant que l’on dort ou on dort sans savoir que l’on dort. On dort en parlant ou on dort silencieux. On dort en faisant des rêves dont on se souviendra ou on dort sans savoir que l’on a rêvé. On dort en aimant dormir ou on dort parce qu’il le faut bien. On dort avec des objets ou on dort sans rien. On dort avec des vêtements ou on dort tout nu. On dort avec une lampe ou on dort dans le noir. On dort en se réveillant ou on dort sans se réveiller. On dort en cachant un mouchoir sous son oreiller ou on dort sans jamais rien cacher. On dort avec des boules quies ou on dort les oreilles libres. On dort avec des gens ou on dort tout seul. On dort en tenant la main de celui près de qui on dort ou on dort recroquevillé dans son coin. On dort sur le dos ou on dort sur le ventre. On dort sur le ventre ou on dort sur le côté. On dort près d’un mur ou on dort sans mur. On dort la tête au Nord ou on dort sans se soucier des boussoles.
On dort avec Annabel au Vietnam. On dort avec Annabel à Hanoï, à Hué, à Hoï An. On dort avec Céline à Paris, à Marrakech, à Ouarzazate et à Zagora. On dort avec Céline à Santorin et à Amorgos, à Ham et à Lyon. On dort avec Marianne à Bourg-en-Bresse. On dort avec Clémentine à La Motte. On dort avec Cécile à La Réunion, à Paris et dans le golfe du Morbihan. On dort avec Véronique à la marine de Scalo, à Paludes-sur-noves et à Avignon. On dort avec Sophie au col du Merdassier. On dort avec Sophie à Balard. On dort avec Sylvie à Molitor. On dort avec sa mère à New-York, à Lisbonne et à Amsterdam. On dort avec son cousin à Nancy. On dort avec sa sœur à Bourg-en-Bresse, à Auteuil, à la Croix-Rousse, à Venise, à Krk, à Nancy, à Contrexéville, à Bruxelles, à Barcelone, à Séville, à Punta della Frontera, à Porquerolles, à Toulouse. On dort avec Christophe à Lyon. On dort avec Clotilde à Montparnasse. On dort avec Marc-Antoine dans la Baie des Chaleurs. On dort avec Eric à Ménilmontant. On dort avec Rodolphe à Moutet, à Dinard, à Dinan, à Honfleur, à Propriano. On dort avec Rodolphe à Aix-en-Provence, à Apt, à Gordes, en Bretagne, à Sens, à Vichy et à Londres. On dort avec Rodolphe à Boulogne, à Auteuil, à Daumesnil et à Joinville-le-Pont. On dort avec Jean-Christophe à Bastille, à Auxerre et à Montparnasse. On dort avec Igor à Bastille aussi. On dort avec Philippe Passage du désir. On dort avec Roland à la Convention. On dort avec Olivier à Saint-Jean. On dort avec Laurent à Molitor. On dort avec Loup et Nils à la Marine de Scalo. On dort avec Alain à Auteuil, à la Butte aux Cailles, à République et à Gambetta, à Montparnasse aussi. On dort avec Alain à Chicago, à Kenosha, à Boston, à Montréal, à Québec. On dort avec Alain à Oxford, à Rome, à Florence et dans la banlieue de Venise. On dort avec Alain à Saint-Affrique, à Rodez, à Etretat, à Giverny, à Villeneuve Lez Avignon et à Vaux-le-Vicomte. On dort avec des inconnus dans des dortoirs à Barcelone, à Montréal, à Québec, à Tadoussac, à Chicoutimi, à la Nouvelle-Orléans aussi.
On oublie que l’on dort.
On dort seule dans des chambres d’hôtels à Chicago, à la Nouvelle Orléans, à Québec, à Percé, à Tozeur, à Douz, à Matmata, à Tataouine, à Djerba, à Bangkok, à Chiang Mai, à Khorat, à Orléans, à La Rochelle...
On dort sous une tente en Corse, on dort sous une tente sur l’île de Krk en Yougoslavie, on dort sous une tente près d’Avignon, en Ardèche aussi. On dort dans la cabine d’un grand paquebot entre Marseille et Bastia. On dort sur la couchette d’un petit bateau de pêche amarré dans le port de Porquerolles. On dort dans un ancien couvent en Ardèche, sous de gros édredons. On dort dans une cellule de l’abbaye du Mont-Saint-Odile. On dort dans un champ à la sortie de la ville de Sens. On dort dans des fourrés près d’une bretelle de l’autoroute qui conduit en Bretagne. On dort dans un jardin public à Boulogne-Billancourt. On dort dans une maison troglodyte à Matmata, Tunisie. On dort sur les sièges en plastique de l'aéroport de Moscou, près du petit réveil de voyage posé sur le sac à dos.
On dort dans l'appartement de la tante américaine à New-York. Il y a du parquet dans la chambre, de gros cartons pleins de photographies, des dessins. On entend le bruit des ventilateurs, les sirènes dans la nuit de Mannathan, central park west avenue. Dans le hall de l’immeuble un homme en livrée veille et surveille et salue, si bien que l’on croit vivre dans un hôtel.
On dort loin sur la terre.
On dort dans des greniers, des hangars, on dort sous des tentes, près des chevaux dont on guette vaguement les bruits et les insolences : sabots frappés sur le sol, frottement des longes tirées, cliquetis des mousquetons et hennissements de luttes obscures.
On ne dort pas dans la paille, on ne dort pas au bord des sabots.
On dort dans son propre lit - une banquette clic-clac pourvue d’une barre qui divise le lit en deux dans le sens de la hauteur, on pense à l’épée d’Iseult. Parfois on déplie l’inconfortable futon qu'il faut rouler et dérouler sans cesse pour aplanir le coton - rue Erlanger, rue de la Bombarde, boulevard de Vaugirard. On pense souvent qu’il faudrait acheter un lit véritable.
On dort sur une banquette clic-clac abandonnée par un locataire canadien parti en Australie, et dont il a laissé la facture : 899 F. chez Ikéa le 19 octobre 1994.
On dort sous une couette pleine de mots bleus sur fond blanc qui disent : quel rêve dit-elle en s’éveillant, quel rêve cette femme pensa le metteur en scène en voyant la femme s’éveiller, mais pourquoi se levait-elle ? le film n’était pas fini, vous le finirez avec ma doublure lui répondit-elle car le jour se lève, il faut que je sorte de votre scénario sans queue ni tête, mais ce n’est pas possible supplia-t-il, vous êtes la version originale de mon rêve…
On dort avec le jeune amour dans une chambre de bonne au septième étage. On dort sur un matelas en mousse fatiguée qui, replié, forme un petit canapé. On dort la tête contre le mur, les pieds contre le frigidaire. On dort entre l’étagère pour les livres et le placard pour les vêtements. La nuit on entend les gens longer le couloir étroit. La nuit et le jour des gens longent le couloir étroit comme s’ils marchaient entre vos bras. La moquette est d’un rose sale et les murs sont blancs. On loue une deuxième chambre à l’autre extrémité du couloir. Le sol est revêtu d’un linoléum sombre dont les mouchetures estompent les taches véritables. On repeint les tuyaux en noir. On installe deux lits à une place qui réunis forment une grande couche nuptiale. On court souvent dans le couloir d’une chambre à l’autre, on court à cause du téléphone, d’une casserole où l’eau bout, d’un objet dont on a besoin. Souvent on discute de la place des choses, on déménage les lits, le peu de meubles qu’on a. La chambre qui faisait office de cuisine (une plaque électrique posée sur un frigidaire) et de bureau (une planche sur des tréteaux) devient pour quelques temps la chambre à coucher. Quand le jeune amour doit rentrer tard dans la nuit on découpe des flèches en papier que l’on colorie au feutre fluorescent avant de les disposer sur le sol. Elles le guideront jusqu’au lit. Il ne peut pas se perdre.
On dort seule dans un lit à une place, on dort à deux dans un lit à une place, on dort à deux dans un lit à deux places, on dort seule dans un lit à deux places. On dort seule et on dort à deux dans un lit à une place et demie. On dort seule et on dort à deux dans un lit de 140 centimètres de largeur. En général on dort dans des lits d’un mètre quatre-vingt dix de long. En général on ne dort pas à trois dans des lits à une place, ni dans des lits à deux places, sauf si l’on est un enfant et que les autres dormeurs soient vos parents ou vos frères et sœurs. En général on dort dans le sens de la longueur, qu’on dorme seul ou bien que l’on dorme à deux. Parfois on dort à deux dans un lit pendant un morceau de nuit puis on dort seule dans le même lit pendant un autre morceau de la même nuit. Dans ce cas-là ce n’est plus tout à fait le même lit.
On fait des bruits quand on dort. Des bruits que l’on ne connaît pas, que l’on ne peut pas connaître. Sauf si on décide de s’enregistrer, sauf si le bruit qu’on fait brutalement vous réveille, sauf si la personne avec qui on dort vous en fait le récit.
On dort historiquement. On dort sociologiquement. On dort philosophiquement. On dort scientifiquement. On dort psychologiquement. On dort physiquement. On dort métaphysiquement. On dort couché. On dort comme on peut.
Pendant que l’on dort profondément les paupières bougent, le cerveau travaille, la bouche soupire et les rêves rêvent.
Quand on dort à deux dans un lit le corps le sait, il s’en souvient. Quand on dort à deux dans un lit le corps s’en souvient puisqu’il est rare que l’on fasse tomber l’autre en le poussant vers le bord.
Quand on dort à deux dans un lit puis que la personne avec laquelle on dort s’en va le corps se déploie et gagne l’espace libéré.
Quand on dort à deux dans un lit on mène parfois d'âpres luttes de couettes soutirées, de draps tirebouchonnés, d'oreillers kidnappés.
Quand on dort à deux dans un lit après avoir longtemps dormi seul on se demande si l’on saura encore s’y prendre.
Il n’y a pas grand chose à savoir pour pouvoir dormir dans un lit près de quelqu’un.
On dort dans un lit près de quelqu’un qu’on ne touche pas ou on dort dans un lit près de quelqu’un qu’on touche. On dort dans un lit près de quelqu’un qu’on ne peut pas toucher ou on dort dans un lit près de quelqu’un qu’on peut parfaitement toucher. On dort dans un lit près de quelqu’un qu’on ne veut pas toucher ou on dort dans un lit près de quelqu’un qu’on ne sait pas toucher. On dort dans un lit près de quelqu’un dont on peut toucher les cheveux ou les joues ou on dort dans un lit près de quelqu’un dont on peut toucher chaque partie du corps. On dort dans un lit près de quelqu’un qu’on peut effleurer involontairement ou on dort dans un lit près de quelqu’un qu’on ne veut pas même effleurer involontairement. On dort dans un lit près de quelqu’un dont on n’a jamais vu le corps nu ou on dort dans un lit près de quelqu’un dont on connaît le corps nu. On dort dans un lit près de quelqu’un qu’on ne veut pas frapper ou on dort dans un lit près de quelqu’un qu’on ne veut pas frapper mais qui pardonnera qu’on lui donne un petit coup de pied pendant le sommeil.
Quand on dort à deux dans un lit pour la première fois on vient de faire l’amour ou on va le faire ou il n’est pas question de cela.
Quand il n’est pas question de cela quand on dort avec quelqu’un c’est qu’il est question d’autre chose.
On dort souvent avec les hommes que l’on aime mais on n’aime pas toujours les hommes avec lesquels on dort. Parfois on aime un homme et on ne dort pas avec lui. Parfois on aime un homme et on ne dort pas avec lui parce qu’il voyage, parce qu’il est marié, parce qu’il est à l’hôpital, parce qu’il travaille la nuit, parce qu’il ne dort pas, parce qu’il est contre, parce qu’il n’en a pas envie, parce qu’il ne vous aime pas.
On dort dans un lit où il y a deux oreillers, même quand on y dort seule.
Quand on dort dans un lit il y a forcément quelqu’un, quelque part. Le dormeur est quelqu’un. Le lit est posé quelque part.
Dans un lit on peut aussi parler, rêver, écouter de la musique ou écouter la radio, dessiner ou écrire, dans un lit on peut manger et boire, lire des livres, des journaux, des lettres, des notices de médicaments, faire de la couture, téléphoner, regarder la télévision, faire des ombres chinoises sur le mur avec les doigts, se vernir les ongles, se coiffer les cheveux, se passer de la crème sur le corps, fumer, se maquiller, se démaquiller, se couper les ongles de pieds, des mains, faire l’amour, masser ou se faire masser, caresser ou se laisser caresser, jouer avec un homme, une femme, un enfant ou un animal, regarder la chambre autour de soi, écouter les bruits de la rue et du voisinage, jouer aux échecs ou aux cartes, faire du trampoline, prendre des photographies, taper à la machine à écrire ou à l’ordinateur s’il s’agit d’un portable, jouer de la guitare ou de la flûte à bec, écraser un insecte, etc.
Les choses qu’on fait dans un lit, celle qu’on fait sur le lit. Le lit : surface et profondeur. Les choses qu’on pose sur le lit, celle que l’on glisse dedans. En général des objets tels qu’aliments, jeux d’échecs, journaux, produits de beauté, cahiers, ne sont pas dans mais sur le lit (sauf s’il s’avère qu’ils aient à demeurer cachés.) Les corps et les livres peuvent être alternativement dans et sur le lit (même remarque que précédemment). Dans le lit signifie entre le matelas et le drap, entre le matelas et la couette, la couverture, etc. Le lit est un fruit qui se mange dedans / dehors.
Dans l’expression se mettre au lit le lit est un lit abstrait. Dans la phrase viens au lit il ne peut généralement s’agir que d’un seul lit.
On dort près d’une table de chevet ou d’un objet qui en a la fonction. On dort près d’une chaise. On dort près d’une grande malle ouverte à l’intérieur de laquelle on a posé une planche supportant une lampe. On dort près d’un casier à bouteilles composé de petites tiges en bois qui s’emboîtent et parfois se déboîtent, sur lequel est posé un plateau marocain. On dort près d’un casier en bois à roulettes où l’on a caché la télévision. Sur les tables de chevet on pose toutes sortes d’objets utiles et inutiles. Sur les tables de chevet on pose une petite lampe en papier japonais, deux réveils (un radio réveil à quartz noir, un petit réveil de voyage blanc), des stylos, des livres (Ton corps de Richard Morgiève, Benjamin à Montaigne d’Hélène Cixous, le volume 4 du journal de Virginia Woolf), un ou plusieurs carnets, une bouteille d’huile de Monoï, un élastique à cheveux, un tube de crème hydratante, une pince à cheveux, les télécommandes de la chaîne hifi, de la télévision et du magnétoscope, une bouteille d’eau, un yaourt vide et sa petite cuillère, une bouteille en verre bleue contenant de l’eau, une bougie juive achetée au supermarché (memorial candle, kosher, Tel-Aviv, Israël), une boîte de boules quies, un paquet de mouchoirs en papier, un cendrier, des cigarettes, une petite boîte d’allumettes, un spray nasal d’huiles essentielles contre le rhume, un flacon de gélules de valériane, un journal. Quand la table de chevet est une boîte, un casier, on peut aussi y ranger et même y cacher des choses : une boîte de préservatifs, des cassettes vidéo, un flacon de lexomil, des lettres, une boîte de suppositoires Pholcones contre le mal de gorge, un cahier de rêves, etc. Il arrive donc que la table de nuit, comme le lit, soit un fruit qui se mange dedans/dehors.
On dort sur le ventre, un bras replié sous l’oreiller. On dort sur le côté, on dort en boule, on dort comme une crevette, un fœtus. On dort dans la cage des draps, dans la grotte des couettes, on dort dans des ventres en tissu. On ne dort jamais sur le dos.
On dort avec le vieil amour dans les lits des hôtels. On dort avec le vieil amour dans des lits loués. On dort dans des lits loués à Vaux-le-Vicomte, à Giverny, à Etretat, à Saint-affrique, à Rodez, à Villeneuve lez Avignon, à Doubs, à Rome, à Florence, à Montréal, à Québec, à Boston, à Chicago, à Kenosha, à Bruxelles. On dort dans des villes dont on oublie les noms. On dort dans des lits à deux places. On dort sur des matelas variables. On dort derrière des portes, sous des draps. On dort près de néons encastrés au mur. On dort près de lampes posées sur des tables de nuit. On dort sous des couvres-lits en velours, en coton, en laine. On dort sous des couvre-lits molletonnés, des couvre-lits unis ou à fleurs, à motifs souvent. On dort dans des chambres peintes et on dort dans des chambres tapissées. On dort derrière des fenêtres à rideaux, des fenêtres à double-rideaux, des fenêtres à stores, des fenêtres à volets. On dort sur des sols en parquet, en moquette, en linoléum. On dort dans des lits à sommier à lattes, à ressort. On dort sur des matelas qui penchent. On dort sur des matelas qui ne penchent pas. On dort contre des murs. On dort au milieu des chambres. On dort au rez-de-chaussée, on dort à tous les étages. De toute façon on ne dort pas beaucoup quand on dort avec le vieil amour.
Pour faire croire à un corps couché dans un lit glisser un traversin, dans le sens de la longueur puis dessiner la forme de la tête au moyen d’un oreiller.
On dort avec le vieil amour. On dort après le vieil amour. On dort avant le vieil amour. Quand le vieil amour dort on veille. Quand le vieil amour veille on dort. Quand le vieil amour dort on écoute les bruits du sommeil, les grincements de dents. On pense au bruit que font les hamsters en tournant sur les petites roues en plastique de leur cage. On écoute les saccades des muscles agités sous le drap. On respire la sueur qui coule sur le front. On surveille les ronflements. On mesure les bruits dans le temps, comme les roulements du tonnerre. On parle à voix basse. On écoute la respiration. On se lève sur un bras pour regarder le visage. On pose des questions. On murmure des menaces. On soupire des mots sans espoir. On respire le jus de vinaigre qui coule sur l’oreiller.
Quand les parents redoutent que leurs enfants s’en aillent dormir ailleurs, ce n’est évidemment pas du sommeil qu’ils ont peur.
Comment fait-on pour être si sûr que celui qui dort à côté de nous n’est pas mort ? (Son corps est chaud, on entend sa respiration, son souffle fait trembler un cheveu, parfois il bouge.)
On dort, on croit dormir, on ne dort pas, on rallume, on ne rallume pas, on tourne, on se force à garder les yeux fermés, on s'interdit de regarder le réveil, on arrange la couette sur les pieds, on arrange l'oreiller sous la tête, on a soif, on boit, on a peur, on a des pensées qui tournent, on ne compte pas les moutons, on pense à une plage, on pense au corps chaud, détendu, allongé, au bruit des vagues régulières, ça ne marche pas, on s’en va, on revient, on retourne sur le rocher, on s'assoit, on regarde pêcher les oiseaux, on écoute, on respire, on est trempé de sueur, on n'y arrivera pas, on regarde l'heure, on compte ce qu'il en reste, on se redresse, on allume la bougie, on fume une cigarette, on respire fort, on se force à respirer avec le ventre, on a les yeux qui piquent, on inspire longtemps, on inspire en comptant les secondes, on relâche doucement le souffle, on se vide de haut en bas, on pose la main sur le ventre, on se lève, on va chercher un yaourt dans la cuisine, on le mange dans son lit, on ouvre un livre, on le referme, on fait tomber un comprimé dans sa paume, on pleure, on avale, on souffle la bougie, on se recouche, on se promet d'aller voir un médecin, on se promet d'acheter des gélules aux plantes, on se masse les mains, on récite un poème à voix haute, on écoute un morceau de musique, on ne dort pas.