Benoît Lecoq / À toutes petites haines
proses brèves, 2

Benoît Lecoq vit et travaille à Nîmes - on a déjà accueilli sur remue.net une première série de ses proses brèves : Déroute

e-mail / courrier pour Benoît Lecoq

retour remue.net

A toutes petites haines. A partir de plus rien. A force de comptoirs où plus rien ne se paie. Et à force de contes où tout est arrivé.

A petites jouissances, moments méchants, quand vient la gifle de l’instant. Que vous tournez en boule, ramassé dans le peu, dégonflé dans la veine obscure des silences.

Quand vient ?

A partir d’une balle, la danse d’une balle, loin d’une volonté honteuse. Ou d’une hésitation défaite.

Quand vient ?

Parce qu’il y a la brouille des années. Que dans le ventre gît un beau parleur, un rossignol. Et que l’automne abîme sous le dehors des anges.

Quand vient ?

Un petit rien habite et va jusqu’au moment. Dans l’horreur essentielle des amusements. Dans la bêtise réduite.

Alors il y a, qui viennent, des fatigues jolies.

 

Je suppose, aujourd’hui, que rien, là-bas, ne devait être comme on me l’avait dit, ici. Je devine qu’il devait y avoir des étendues. Des bancs de brume crevés par des vols d’étourneaux. Des moments d’embrassade et le silence des fuites.

Je devine.

J’hypothèque des morceaux de rêve. Fragmente l’envie d’oublier. Et d’être seul. Un jour. Au bout du brouillard blanc qui bout dans la marmite.

Je suppose que tout était juste ce soir-là. Les paroles volées : des poses maladroites. Les gestes indiscrets : des aveux. Les regards : des preuves. Dans l’étonnement de la rencontre, chacun brandissait le doute. Après la bousculade, on était heureux d’en voir qui se pressaient vers la sortie. Vers le secours. La confusion bariolée des regards donnait l’impression d’une fête. Et quelques-uns, qui avaient bravé l’empoignade générale, ouvraient des bouches malhabiles vers des cris irréels. La fuite était en eux.

Comme il n’y avait pas de spectateurs, que je m’en étonnais, interrogeant poliment les ombres qui croisaient, et qu’à mes questionnements discrets nulle réponse n’était donnée, j’ai supposé qu’il y avait là un jeu d’us et de coutumes. Je ne dérangeais pas. Je ne dérangerai pas. Ferai fête ordinaire à ces figures singulières, à ce comportement baroque. J’ai navigué longtemps au milieu des foules, de la foule. Inquiet et pas très convaincu. La danse des lampions, la braise des paroles, le tintement froissé des chiquenaudes, ce tumulte croisé, ocellé, avait, à la longue, quelque chose de nauséeux.
J’ai fait, sur moi, un retour anguleux. Me suis absenté. Je suppose que, là-bas, rien ne devait être comme aujourd’hui. Comme demain.

Comme le sang venait au marbre, la sueur aux statues, les larmes aux psychés, j’ai rallié d’incertaines mythologies. L’irrésistible envie de m’approcher. De m’abandonner à la Parque. Comme le temps balayait, que, dans la pièce malheureuse, le vent avait soufflé trop fort – et tous ces objets qui semblaient démunis, chaises renversées, tables absentes, candélabres épars, amphores brisées -, les rêves eux-mêmes s’étaient mis à suinter. Quelques oiseaux, implorant d’inutiles pardons, venaient crier aux portes, se cognant à elles, proférant, dans un battement d’ailes affolées, des cris soudains. Et injurieux.

Je m’étais assis là, par terre, dans l’admiration confuse du parquet mosaïqué, de ses lames oblongues. La démence ordinaire commençait à gagner. Assujettie bientôt à l’obscurité du langage, aux illusions des images et des mots. Eventration totale. Evidement.

L’inspecteur de ces lieux – je ne sais comment dire autrement – s’est approché de moi, abattant une main velue sur mon épaule. Réveillant ma stupeur. M’intimant l’ordre de déguerpir. J’ai acquiescé mollement, traînant la patte et maugréant contre les autres et moi-même. Je suis passé par l’étroite ouverture, à gauche, qui longtemps m’avait tenu lieu de boussole. Un spectacle désolant : quelques lambeaux de maisons et des corps incertains au milieu des ruines.

Le matin tardait à grandir. A livrer ses miettes. Son ombre ventrue intimidait. L’envie gagnait de regarder le silence. De s’affronter à son regard fier. Tous ces siècles dépassés ! Siècles osseux. Rôtis au grill de l’absence. Repus de tous les os repus...

Siècles majeurs de l’abondance.

 

A force de traverser des pièces sombres, nous ne prêtions plus guère attention au décor. Le regard s’était habitué au profond et la noirceur s’affadissait en ombres duveteuses. Comme je venais de passer un couloir, m’impatientant de la longueur du trajet, je restai interdit sur le seuil. Dans cette pièce, un je-ne-sais-quoi de sourd, de tendre, de tiède. L‘indice d’un souvenir ; d’une amitié peut-être.

On eût dit une sorte d’étuve, traversée par la pauvre lumière qui s’échappait des volets à claire-voie. Après m’être assuré de la solidité du plancher et même des parois – le salpêtre qui couvrait les murs dessinait des formes singulières -, j’ai fait quelques pas, les autres à ma suite. Au fond, une grande armoire, genre homme-debout mais à deux pans, un flanc dédié à la penderie, l’autre distribuant des tiroirs étroits et nombreux. Oubliant toute prudence – et les autres toujours dans mon dos -, j’ai avancé la main vers ces cases vieillies, les faisant coulisser l’une après l’autre, dans un bruit de poulie ou de carriole. Chacune découvrait des objets d’autrefois. Les pas à moitié effacés d’une histoire. Jetons jaunis, fume-cigarette en corne, stylographe à pompe, menue monnaie percée, dé à coudre ouvragé, montre à gousset, perles fanés, cartes postales sépia, vierges de toute écriture. Et même quelques boutons médiocres qu’on avait pris soin d’empiler dans le creux d’un coulant en ivoire. Un vrai puzzle d’années, de dates. Et d’historiettes.

Ces babioles d’un autre temps avaient excité la convoitise de mes compagnons et j’ai dû jouer des coudes, de la voix même, pour les dissuader de s’en emparer. J’avais en tête de procéder à un relevé détaillé des lieux, des meubles et des biens. Une minutieuse topographie dont un registre ferait foi, témoignant pour les siècles. Tandis que les autres maintenant vaquaient, essayant les matelas, soupesant les oreillers, se disputant les meilleurs des édredons, je m’y suis fébrilement employé.

Un crayon à la main, mon minutier dans l’autre, je me penchais, je m’agenouillais, je me relevais, je prenais toutes les mesures, restituant la disposition des aîtres, les hauteurs sous plafond, l’emplacement des choses. N’ayant garde, surtout, d’oublier les annotations marginales : épaisseur des couches de poussière, minuscules articles enfouis au creux des lames du parquet, couleur et qualité des peintures, chaque pièce étant différente. J’ai poursuivi tard ce travail, les autres endormis. Et dans la crainte, toujours, que l’on surprît ma fièvre.

Au réveil, traits tirés, carcasse ankylosée, je me suis découvert, mon album à la main, à-demi allongé dans le moelleux d’une méridienne. Le seul meuble qui restait. Vestige. Mes amis les déménageurs avaient tout emporté. Tout vidé. Les murs eux-mêmes ayant été grattés.

Dehors, il faisait frais. Les larmes-de-Job avaient envahi les buissons, même les champs. Et dans la brume, au loin, j’ai cru reconnaître la course d’une femme au milieu des bruyères.