Jacques Laurans / L'ombre pensive de Franz Kafka  

un extrait du livre de Jacques Laurans, aux éditions Théétète, avec leur aimable autorisation

la présentation de Michèle Sales, plus un inédit de Jacques Laurans

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" En réalité, je n’ai aucun sens des choses qui brillent. C’est la raison pour laquelle je n’ai même pas de plumes noires et brillantes. Je suis gris comme cendre. Un choucas qui rêve de disparaître entre les pierres. " Franz Kafka, Gustav Janouch, Conversations avec Kafka

Ce n’est pas dans le vol du choucas que le monde animal de Kafka se manifeste et apparaît, mais bien davantage, à travers quelques doux mammifères, rongeurs et solitaires, principes vivants de l’ombre et du labyrinthe.

L’animal de Kafka habite une terre froide et humide. C’est un habitant de la nuit. Silencieux, il glisse en de longs couloirs, épouse la courbe des chemins qu’il traverse, puis s’efface et se fait invisible.

De même pour Kafka qui souffrait si cruellement d’un manque de silence, seule la nuit l’aidait à rompre avec le monde domestique vivant à ses côtés. De sa chambre, qu’il considérait comme " le quartier général du bruit de tout l’appartement ", il entendait toutes les allées et venues, l’affairement de chacun, et " même le bruit du fourneau dont on ferme la porte ". Quelquefois, son père traversait sa chambre sans crier gare.

Devant sa table de travail, Kafka n’est déjà plus de ce monde ; plongé dans une existence seconde, il ne peut répondre à ce désordre que par une injonction, ou une prière, se demandant s’il ne devrait pas " ramper comme un serpent dans la chambre d’à-côté et, une fois là, écrit-il, supplier mes sœurs et leur bonne de se tenir tranquilles ".

" La Métamorphose " de Grégoire Samsa annonce sa proche disparition. À son réveil, le pauvre garçon découvre sa nouvelle et affreuse anatomie ; son corps d’insecte, faible et minuscule. C’est un cancrelats qui, néanmoins, ne cesse de penser, de s’émouvoir et de comprendre, comme l’être humain qu’il demeure, qui ne se détachera jamais de sa conscience et de ses affections, jusqu’à l’instant de sa mort : " Grégoire Samsa n’est pas devenu un coléoptère ou un hanneton, rappelle Pietro Citati : c’est une créature partagée, scindée en deux, une créature inachevée, quelque chose qui oscille entre l’animal et l’homme, qui pourrait se faire totalement animal, ou redevenir homme, et n’a pas la force d’une métamorphose complète. "

" Qui couche avec des chiens attrape des puces ". Ce proverbe rappelé par Hermann Kafka à l’adresse de son fils, est devenu réalité dans le texte. La pomme lancé par le père, qui se fiche sur l’arête du dos de Grégoire Samsa est bien le signe mortel de cette condamnation sans réserve : " [...] On peut lire La Métamorphose comme la dernière tentation d’un fils incompris pour demeurer dans sa maison, au plus près des siens, plus près que jamais il ne l’avait été, précise Claude Thiébaut. L’œuvre serait plus qu’une simple démonstration de détresse, elle peut être lue comme un appel à l’autre, une prière pour obtenir la Réconciliation – comme la littérature pour Kafka. "

À travers diverses figurations du monde animal qui, souvent, s’accompagnent de saisissants contrastes dans la conception, Kafka touche sans nul doute, un élément intime et premier de son génie, qui n’est pas moins signifiant que ses grandes compositions romanesques où vient s’inscrire le nom de " K ".

Par le biais de la fable et de l’allégorie, le rôle de l’animal se mêle intimement à la présence, et à la condition de l’homme. Il représente un état de solitude qui excède la conscience même de cette solitude ; une solitude par-delà les âges de l’histoire, que la plus fine analyse ne prétend plus concevoir ou identifier. C’est, de toute évidence, un sujet – et un objet – de dédoublement par lequel Kafka rompt aussi avec une certaine tradition romanesque. En effet, aucune psychologie, ni état d’âme, ne sont envisageables de la part du héros, dont l’existence doit désormais se comprendre en-deçà, ou au-delà, de son personnage, de sa figure paradoxale et insensible. Un autre accès à la raison humaine se dessine ainsi à travers ce qui, à première vue, en semble le plus contraire, le plus éloigné. Et Kafka n’est jamais aussi confondu à son tourment et à son exil ; jamais aussi meurtri par son manque, que lorsqu’une espèce animale se substitue à une personne vivante. L’œuvre autobiographique, parfois si difficile à distinguer du travail de la fiction, se reflète aussi dans ce profond miroir, dans cette parure qui n’est autre qu’une apparence qui dévoile, qui défait jusqu’au plus total dénuement.

Parallèlement à La Métamorphose, à La Taupe géante, et au Terrier, il existe bien d’autres nouvelles ayant pour sujet principal un animal, dont certaines apparaissent dans le Journal sous forme d’amorces, de fragments ou de récits de rêves. Quelquefois, l’animal désigné n’est même pas identifiable. Il ne s’offre plus dans son espèce propre : c’est une forme hybride dans laquelle l’homme et l’animal possèdent, simultanément, une part distincte et mêlée. On ne peut s’attacher à l’un sans se séparer de l’autre. Le corps épouse une forme animale tandis que l’esprit réagit toujours, conservant toute sa dignité humaine. Ainsi, dans Un croisement, qui figure à la suite de La Muraille de Chine, cette dualité s’exprime et se concentre jusqu’à l’impossible accession du sujet à un règne ou à un autre.

Mais que raconte vraiment cet étrange récit ? Un jeune homme s’attache à un petit animal, moitié-chat, moitié-agneau, qui lui a été offert par son père : " Ce chat qui avait une âme d’agneau possédait-il aussi une ambition humaine ? ", s’interroge son propriétaire. " Je n’ai pas hérité de beaucoup de choses de mon père, avoue-t-il, mais celle-ci je puis la montrer. "

Le personnage qui parle ainsi est d’abord un fils : un fils comme fruit de ce croisement. Peut-être possède-t-il le caractère de ce même fils dont la grâce féline séduisait les jeunes filles sensibles et à l’âme douce. De plus, cet étrange animal, aux allures de petit monstre inoffensif, ne saurait s’intégrer à un groupe, à une famille, ou à quelque forme de société que ce soit. Il se dérobe à toute reconnaissance, à tout rapprochement que pourrait inspirer une communauté humaine.

Kafka s’est ainsi conçu dans cet animal unique, sans origine ; dans cette créature paradoxale et indéfinie, étrangère à toute espèce connaissable, qui combine en elle un double caractère d’énigme et de douceur. Lorsque les autres enfants le questionnent sur la nature secrète du petit animal, il dit : " Je ne prends pas la peine de répondre, je me contente de montrer ce que j’ai. " Car il n’y a pas de réponse possible – ou satisfaisante – au fait de notre naissance. Sur ce point, la littérature n’a que le loisir d’interpréter, et de s’interroger sans fin. Kafka y sacrifie toute son existence, ne vivant lui-même qu’au sein de sa propre énigme, poursuivie, visitée et mise en pièces à travers les méandres de son obscur souterrain.

L’homme se retrouve et se prolonge dans l’animal comme ce dernier demeure également en lui. Aucune partie de cette existence ne doit disparaître, ou mourir, même si quelquefois le désir de s’en séparer menace gravement : " Peut-être la couteau du boucher lui serait-il une délivrance, mais je dois l’en priver. N’est-elle pas un héritage ? Il faudra donc qu’elle attende le jour où elle s’éteindra d’elle-même, bien qu’elle me regarde parfois avec des yeux humains, des yeux intelligents, qui implorent un acte raisonnable. "

La tentation d’en finir est ici suffisamment claire, assez explicite, pour admettre que Kafka ait peut-être souhaité un jour, disparaître avant son heure.

Dans Joséphine la Cantatrice ou le Peuple des souris, l’esprit de la fable englobe toute l’histoire d’un peuple et de sa destinée. Nous comprenons très vite qu’il n’existe aucune voix, aucune langue vivante qui s’accorde réellement à son temps, qui réponde à l’attente de son époque. Le sifflement de Joséphine " était-il notablement plus fort et plus vivant que n’en sera le souvenir ? ", s’interroge le narrateur.

Que représente cette souris élue parmi le peuple des souris ? Son chant est faible, timide, sans écho ni séduction. Il ne lui reste que le charme d’une chose d’autrefois, agissant comme un réconfort aveugle, ou illusoire. Sans le savoir vraiment, ce chant se détourne de l’approche d’un grand danger, des risques qui s’aggravent sur un peuple qui " reste la proie d’une puérilité qui n’a pas eu le temps de s’éteindre ". Nulle voix n’est assez forte pour vibrer à l’unisson de tout un peuple, à la façon d’un chant joyeux et libérateur ; aucune forme de langage ne répond à l’appel d’aujourd’hui ; de même qu’aucune voix ne peut atteindre et sauver " le Peuple des souris ". Le " grêle sifflet " de Joséphine éveille plutôt les jeux du temps passé, d’anciennes fêtes ou un folklore perdu ; une forme de nostalgie et de gaieté : " C’est de cet enfantillage propre à notre nation que Joséphine profite toujours […] Il y a en elle quelque chose de notre pauvre et courte enfance, quelque chose du bonheur perdu qu’on ne retrouvera jamais, et quelque chose de notre vie présente, de nos activités du jour, de leur petite gaillardise inexplicable, et qui est réelle cependant, et qui résiste à tous les maux. "

Cela n’ira guère plus loin. Il est inutile d’en espérer davantage. Joséphine ferait-elle la sourde oreille ? Non, Joséphine se donne avec ses petits moyens ; elle résiste au grondement de l’ennemi, aux cruautés déjà manifestes de son temps ; à ce présent dont, hélas, elle ne témoigne d’aucun signe. Aussi, son absence ne serait-elle pas une grande privation lorsque " délivrée du tourment de cet exil terrestre [...], elle ira se perdre joyeusement dans l’innombrable foule des héros de notre peuple, et, de plus en plus délivrée, comme nous ne faisons pas d’histoire, se verra bientôt enfouie dans le même oubli que tous ses frères ".

Comment ne pas voir, " dans ce même oubli que tous ses frères " qu’il s’agit bien de l’histoire et du destin du peuple juif dans lequel Kafka reconnaît une fraternité possible, et sonde déjà l’approche des plus grands malheurs.

Dans une nouvelle intitulée Dans notre Synagogue, Kafka choisit un animal craintif et délicat pour exprimer encore cet éloignement, cette distance cruelle qui le prive de sa communauté d’origine. Dans ce cas, il s’agit d’un autre mammifère, " qui offre à peu près la grosseur d’une martre [...] ". " Étant l’unique animal de la maison, il n’a pas le moindre ennemi. Et tout de même, au cours des années, il aurait pu s’en rendre compte ! Le bruit du culte peut bien l’effrayer, mais n’entend-il pas tous les jours ce murmure léger, un peu plus fort seulement aux jours de fête, toujours à la même heure, jour après jour ? L’animal, même le plus craintif, s’y serait dès longtemps mieux habitué qu’il n’y aurait pas constaté un vacarme de persécution, mais un bruit ne le concernant point. Et pourtant cette peur ! Est-ce un souvenir des temps révolus, ou le pressentiment des temps à venir ? Ce vieil animal en saurait-il par hasard plus long que les trois générations qui parfois se trouvent réunies à l’intérieur de la Synagogue ? "

Lorsque, dans sa propre frayeur, le petit carnivore éprouve " le pressentiment des temps à venir ", Kafka, une nouvelle fois, est au cœur de la prophétie. Cette prémonition, nous le savons, parcourt toute son œuvre, conservant une tournure très modeste. L’annonce des grands désastres à venir se concentre admirablement dans ces récits brefs et intenses, dans ces petites fables de nature anodine, dont l’extrême concision aiguise d’autant mieux la finesse et l’acuité de sa vision. Toute son âme peut se blottir dans cette fourrure tendre et docile, dans cette vie candide et silencieuse, exilée, seule parmi les siens. Nous ressentons exactement la même tension que celle éprouvée à la lecture de certains grands épisodes du Procès ou du Château. Chaque récit, dans sa singularité même, rejoint un même univers, invariable et précis. Il n’existe pas d’instrument de mesure capable de différencier les parties d’une œuvre qui s’accorde elle-même à un tout, à un même langage, à un seul et même ensemble : " Ses doutes sur lui-même, son sentiment de dislocation, son incertitude et sa peur se confondent si bien avec lui qu’il n’est plus maintenant capable d’en parler, écrit Marthe Robert, il peut tout juste incarner le dédoublement qu’ils entraînent et qui le transforme en une personne équivoque. "

Mais que dire alors du Vautour, dont la violence meurtrière suppose une forme de désespoir absolu ? L’homme qui est ainsi menacé par le rapace qui plane au-dessus de lui n’a aucune arme pour se défendre. C’est une proie facile, innocente, qui ne saurait échapper à la morsure du terrible oiseau. Celui-ci l’a déjà attaqué aux pieds, et le moment de l’ultime assaut est maintenant tout proche. Pourtant, malgré l’horreur de ce moment, Kafka maintient son humour à vif : un " Monsieur " qui passe justement par là se propose d’aider l’homme si gravement menacé. Mais pour cela, il lui faut d’abord prendre son fusil : " Pouvez-vous patienter encore une petite demi-heure ? ", demande-t-il à l’autre déjà blessé. Mais, bientôt, d’un seul coup d’aile, le féroce animal pique vers la terre, vise sa victime avec une grande justesse, et plonge son bec dans la bouche ouverte de l’homme : " En m’effondrant, se dit-il, je sentis – avec quel soulagement – le vautour se noyer sans merci dans les abîmes infinis de mon sang. "

Quel message universel doit-on déchiffrer dans les images de cette horrible scène ? Ce " vautour " annonce-t-il " l’aigle criminel " des temps prochains ? Ou bien Kafka prononce-t-il lui-même sa perte et sa condamnation ? Le " vautour " serait alors une projection aggravée du choucas dont il est issu, et dont il doit mourir. Car l’homme meurt, mais " avec quel soulagement " ; proche d’un abandon tranquille, d’une délivrance véritable : " Maintenant, la mort, la mort contente est le salaire de l’art, rappelle Maurice Blanchot, elle est la visée et la justification de l’écriture. Écrire pour périr paisiblement. "

Toutefois, il arrive aussi qu’une figure animale se fasse légère et enfantine ; aussi transparente que possible, avec les caractères propres de sa nature. Ainsi, nulle inquiétude ne trouble ni ne dérange la vie de cet écureuil fébrile, si heureux dans son ouvrage, et si visible dans sa mobilité même : " [...] C’était un écureuil, c’était un écureuil, un farouche casseur de noix, sauteur, grimpeur, et sa queue broussailleuse était célèbre dans les bois. Cet écureuil, cet écureuil était toujours en voyage, toujours en quête, il ne pouvait rien dire là-dessus, non que la parole lui manquât, mais il n’avait pas le moindre instant. "

Avec facilité, Kafka se projette dans la peau du petit acrobate, dont l’adresse et l’activité intense forcent notre admiration. Notons cependant que s’il répond pleinement au vœu de son espèce, cet écureuil possède une propriété essentielle avec le genre humain : l’accès à la parole.

Dans ce même ensemble de textes réunis sous le titre Cahiers divers et feuilles volantes, on découvre, çà et là, un bestiaire aussi varié qu’inattendu, parfois très intrigant. Ainsi, un tigre s’endort devant son dompteur, tandis qu’un chat tenant une souris entre ses griffes, n’a seulement qu’une question à lui poser.

Ici, aucun animal ne représente une réelle menace pour l’homme. Il semble même ignorer le mal et la destruction. Il ne s’aventure pas dans la lutte ou un combat, mais nous parle et pose des questions. Mi-animal, mi-humain, il participe encore à cet entre-deux-mondes qui nous échappe.

Dans ce même ordre des choses, nous voyons bientôt apparaître un dragon vert d’une espèce fort bienveillante. Un dragon capable d’ouvrir une porte, et qui, malgré sa taille et son poids, demeure aussi pacifique que l’écureuil. Sans peine, on imagine près de nous cette bête colossale, tendre et sans cruauté.

Épuisé par un long voyage, le dragon se déplace lentement ; blessé, ventre à terre, il répond à l’appel entendu, à cet appel venu du plus lointain que l’homme lui-même : " La porte s’ouvrit et le dragon vert entra dans la chambre, savoureux, les flancs voluptueusement arrondis, sans pattes, se poussant en avant avec tout le bas de son corps. Salutations de pure forme. Je le priai d’entrer tout à fait. Il regretta de ne pouvoir le faire, étant trop long pour cela. La porte dut donc rester ouverte, ce qui était fort désagréable. Il me sourit d’un air à moitié gêné, à moitié perfide, et commença ainsi : Attiré par ton désir, je viens de très loin et me traîne jusqu’ici, mon ventre en est déjà tout écorché. Mais je le fais avec plaisir. C’est avec plaisir que je viens, avec plaisir que je m’offre à toi. "

Tandis que François d’Assise parle aux oiseaux et au loup de Gubbio, Franz Kafka écoute le dragon vert qui parle en lui, qu’il appelle aussi, qu’il attend, et qui s’offre si étrangement à son désir.

Ce dragon n’inspire guère la crainte, ou l’épouvante. Ce n’est pas un animal effrayant ; c’est un doux monstre qui possède encore le souvenir des premiers hommes. Il revient de loin.

Je n’oublie pas que cet animal est d’abord une bête. Mais cette bête, une nouvelle fois, n’est pas si étrangère à la vie humaine. Elle reconnaît l’homme et son secret, et obéit à son désir. Ce dragon est un survivant qui a encore quelque chose à nous dire. Comme un vieil ancêtre qui aurait traversé plusieurs siècles ou qui aurait vécu plusieurs vies.

Par le biais de ces quelques figures animales, nous reconnaissons toujours ce même thème de l’exil et d’une âme coupable, qui se prolonge et se répète sous de multiples apparences. Grâce à ces miniatures, à l’inscription d’un pourtour – comme dans le désert de Nocturne où la communauté endormie dessinait un cercle parfait –, Kafka se saisit du lointain, de l’illimité qui, toujours, le menace. Chaque petite fable est fixée dans un lieu, réaffirmant l’exil, l’étrangeté, et le bannissement.

Aucune volonté humaine, aussi libre et désintéressée fut-elle, ne saurait inverser la courbe d’un tel chemin. Mais, aux yeux de Kafka, le plus grand péril se confondait le plus souvent à une rencontre ; rencontre d’une femme, ou d’une jeune fille qui, jusqu’à un certain point – le point de la rupture très exactement – parvenait à le distraire de lui-même. Mais, à chaque fois, il revenait sur son tourment, sur son obstacle, ne voulant jamais renoncer à sa ligne. Il fallait donc cette vie fiévreuse et toute offerte, pour connaître enfin une existence autre, libre et amoureuse ; il fallait que vienne cette joie et ce désir, et que Kafka éprouve un tel soulèvement, un tel embrasement, pour briser les liens de la nuit, du tourment, et de la maladie morale. Lorsqu’il se défend des flammes d’un si grand feu, et qu’il commente son désordre intime, c’est encore la présence d’un animal qui accompagne son bouleversement : " [...], ces lettres qui débutent par des exclamations (alors que je suis si loin) et qui finissent sur je ne sais quel effroi, quand je les reçois, Milena, je commence réellement à trembler comme si j’entendais le tocsin ; je ne peux les lire, et je les lis quand même comme une bête quand elle meurt de soif ; ce n’est plus qu’angoisse sur angoisse, je cherche un meuble sous lequel aller me terrer, je prie en tremblant, sans connaissance, dans un coin, que tu disparaisses par la fenêtre, en tempête, comme tu es entrée ; [...] ".

L’homme-animal est pris de terreur. Et rien ne le fera céder ; parce qu’il n’y a rien qui puisse apaiser son effroi. Jamais, il ne désertera sa chambre nocturne.

L’instant de la séparation arrive à son heure. Ce qui fut entrevu à travers l’éclair de la passion ne pouvait s’établir durablement. Kafka entre dans sa chambre et referme sa porte. Là, il rejoint ses ombres ; l’ombre profonde de la nuit, l’ombre de la forêt. Il s’en retourne seul, sans compagne ni compagnon, loin de tout foyer ; seul dans son errance, seul dans cette paix et ce silence qui lui auront toujours manqué : " C’est à peu près ainsi : moi, l’animal de la forêt, j’étais alors à peine dans la forêt, je gisais quelque part dans une fosse boueuse (boueuse seulement par suite de ma présence, naturellement) ; voilà que je te vis dans la liberté du dehors, la chose la plus merveilleuse que j’aie jamais vu, j’en oubliai tout, je m’oubliai moi-même, me dressai anxieux, il est vrai, dans cette liberté nouvelle, quoique familière. Je m’approchai pourtant encore, vins jusqu’à toi, tu étais si bonne, je me blottis près de toi, comme si j’en avais le droit, je mis mon visage dans tes mains, j’étais si heureux, si fier, si libre, si puissant, si chez moi, toujours à nouveau ceci : si chez moi, mais au fond je n’étais pourtant que l’animal, je n’appartenais toujours qu’à la forêt, et si je vivais ici à l’air libre, ce n’était que par ta grâce ; sans le savoir (car j’avais tout oublié), je lisais mon destin dans tes yeux. Cela ne pouvait durer. Il fallut bien, même si tu passais ta main favorable, que tu remarques mes singularités qui annonçaient la forêt, qui indiquaient cette origine et ma vraie patrie. "