Wittgenstein, chercheur de vérité

par Christine Lecerf

 

le site de France-Culture évolue lentement, mais est très loin d'utiliser les potentialités du Net - en accompagnement à l'émission de Christine Lecerf sur Wittgenstein, c'est remue.net qui présente quelques documents d'accompagnement, dont le journal de bord de la productrice

on avait regretté, au printemps dernier, lors d'une précédente émission de Christine Lecerf sur Thomas Bernhard, de ne pas avoir ainsi procédé

document 2 : grammaire des nuages

un texte de Ferdinand Schmatz, poète, né à Vienne en 1953 et son entretien avec Christine Lecerf pour l'émission Wittgenstein

courrier / e-mail pour Christine Lecerf
(les avis d'auditeurs ça peut faire plaisir)

SAMEDI 8 SEPTEMBRE, sur France-Culture, de 14h à 17h30
Ludwig Wittgenstein : la philosophie incendiée
Une émission de Christine Lecerf

Avec Jacques Bouveresse, Christiane Chauviré, Sandra Laugier, Richard Heinrich, Jean-Philippe Narboux, Jean-Jacques Rosat, Joachim Schulte, philosophes / Hilary Putnam, mathématicien et philosophe des sciences / Bernard Leitner, architecte / Olga Neuwirth, compositeur / Ferdinand Schmatz, poète / Gerald Stieg, germaniste / Cecilia Sjögren, Pierre Stonborough, petits neveux de Wittgenstein / Marcel Faust, témoin du siècle

textes lus par Hervé Briaud / Philippe Morier-Genoud

émission éalisée par Christine Berlamont

Christine Lecerf / Carnets de bord pour "Wittgenstein, la philosophie incendiée"

Imaginez : Vienne, 1889, vous naissez dans un palais. Vous êtes le huitième et dernier enfant d’une famille non seulement riche mais exceptionnellement cultivée. Votre père a fait fortune dans l’acier et soutient l’art moderne. Brahms vient jouer à la maison. Bref, vous avez tout pour être heureux : vous avez l’argent et la culture, vous baignez dans le génie sans en être vous même possédé. Il vous suffit juste de continuer ce qui vous a précédé.

Ludwig Wittgenstein n’a pas pu croire à ce bonheur-là. Il est mort il y a cinquante ans, à Cambrage. Il était seul, sans famille et sans fortune. Il a tout refusé de cet héritage familial, social et culturel. Il a été instituteur de campagne, jardinier dans un monastère, laborantin dans un hôpital et chargé de cours à l’Université. Il voulait vivre à l’écart pour penser par lui-même, et ne rien devoir à quiconque dans le temps sombre qui était le sien.

Il était ce qu’il appelait un " chercheur de vérité " et il dû s’exiler pour avoir ce courage-là. Il vécut en Angleterre, au fin fonds de la Norvège, loin et hors de son monde, possédé par un tourment qui lui était propre. Son déni le plus grand, son geste le plus radical fut sans doute le refus de faire œuvre de philosophe. Il avait compris que la philosophie dans sa forme traditionnelle allait disparaître avec lui. Ce qu’il nous a laissé, ce sont des papiers, au trois quart posthumes, qui vous brûlent encore quand vous vous approchez trop près.

Je me suis toujours demandé ce qu’il représentait en Autriche aujourd’hui ? Probablement, peut-être plus qu’ailleurs, quelque chose de grand, à ne pas trop fréquenter. Il est vrai qu’il a fallu attendre Thomas Bernhard et son génie du paradoxe pour restituer à Ludwig Wittgenstein ce qu’il avait toujours fui parce qu’il y était cruellement attaché : une famille, un foyer extraordinaire de contradictions, où se côtoyait le conformisme et l’extravagance, l’attachement à la tradition et le culte de la modernité. J’ai vérifié. Paul, le neveu de Wittgenstein, a vraiment existé, c’était le fils d’un frère de Karl Wittgenstein, le père de Ludwig. Dans cet esprit génial, gagné par la folie faute de pouvoir s’exprimer, Bernhard a cristallisé la tragédie dorée des fils Wittgenstein : étouffer sous sa propre richesse.

Ludwig Wittgenstein avait 25 ans lorsqu’il s’engagea en 1914 dans l’armée autrichienne. Il s’était délesté d’une partie de sa fortune en en faisant don à des artistes nécessiteux, Rilke, Trakl, Kokoschka ou Aldolf Loos. Il avait puisé au cours de son séjour anglais, auprès d’un philosophe, Bertrand Russel, la force de renoncer à sa carrière d’ingénieur pour se consacrer à la philosophie. Je ne comprends pas ce qu’il attendait de cette confrontation armée. Peut-être qu’elle accélère les choses, que quelque chose de neuf émerge, une transformation radicale de sa personne. Il rédigea en tous cas son ouvrage le plus connu, le Tractants logico-philosophicus, sur le front, dans une précarité extrême. Des conditions d’écriture qui ne le quitteront plus jamais.

Pourquoi renier ce qui vient d’être accompli, soixante pages dont on est sûr qu’elles redélimitent définitivement le domaine du dicible et de l’indicible en philosophie ? C’est très difficile à comprendre. Pourquoi tout recommencer à zéro, dans une toute nouvelle direction ? Se remettre à l’âge de trente ans aux études pour devenir instituteur ? Fallait-il aller plus avant dans le reniement et le dépassement ?

Il ne suffisait pas à Wittgenstein d’avoir écrit que la philosophie était une critique du langage. Il lui fallait en tirer réellement toutes les implications ? Etait-il allé lui-même suffisamment loin dans l’exercice du doute sur son propre usage du langage ? Peut-être lui fallait-il vérifier auprès des enfants la santé de son langage ordinaire et sa capacité à l’enseigner avant de s’attaquer impitoyablement à ce qu’il a appelé les maladies de langage du philosophe ?

Une autre expérience tout aussi éloignée de l’activité du philosophe traditionnel va se révéler également très bénéfique pour la suite de sa philosophie : la conception d’une maison pour sa sœur préférée Margarethe Stonborough. Un cube de trois étages et de 27 pièces. Un objet architectural radicalement nouveau qui surgit ainsi dans les années 20 dans le troisième arrondissement de Vienne. Neutre, simple, sans style apparent, en fait extrêmement subtile dans sa façon de jouer sur les limites entre l’intérieur et l’extérieur, l’ouvert et le fermé. Une manière sans doute pour Wittgenstein de s’assurer aussi de sa vitalité créatrice avant de donner une forme radicalement nouvelle à sa pensée.

Lorsque j’ai demandé au philosophe Jacques Bouveresse de m’éclairer sur la contribution de Wittgenstein à la pensée du 20 siècle, il m’a aussitôt répondu : il faut d’abord commencer par se rendre au cimetière central de Vienne, retrouver l’état d’esprit qui flottait dans ce qu’on a appelé le laboratoire de l’apocalypse, c’est-à-dire la façon unique, hautement éthique, dont des gens aussi différents que Freud, Loos, Schönberg, Kraus, Musil ou Wittgenstein ont vécu l’éclatement du monde moderne sous l’effet du progrès. Ils n’ont fait preuve d’aucune sentimentalité, ils ont poussé ce qui tombe pour que du nouveau émerge. Mais leur vraie révolution, c’est d’avoir commencé par se révolutionner eux-mêmes.

La musique habite la vie et l’œuvre de Wittgenstein comme une mystique. Il la vivait comme il vivait sa philosophie, comme une expérience de pensée, jusqu’au bout, intensément.
Jacques Bouveresse a tenu également à m’amener sur les lieux historiques d’un effondrement : celui de l’Autriche et son esprit éclairé. La montée et le triomphe du national-socialisme confirmèrent Wittgenstein comme beaucoup d’intellectuels et d’artistes autrichiens dans leurs plus sombres prophéties : rien, aucun fondement ni aucune instance ne nous protège de la barbarie. L’assassinat de Moritz Schlick, philosophe des sciences, fondateur du Cercle de Vienne, suivi de l’annexion de l’Autriche par le troisième Reich sonnèrent l’exil définitif de l’esprit. Marcel Faust, âgé de 90 ans, se souvient :

Il faut se débarrasser de l’habitude d’assimiler Wittgenstein au Cercle de Vienne, un mouvement qui prônait un rapprochement maximal de la philosophie avec la science alors que lui visait à une très nette séparation entre ces deux domaines. Les deux guerres finirent même par éveiller chez lui un anti-scientisme virulent, quasi visionnaire quant aux effets barbarisants de la science et de la technique. Peut-on dire pour autant que la science n’aurait rien à enseigner à la philosophie ?
L’important pour lui n’était pas de condamner le scientifique mais de guérir le philosophe de sa lâche tentation d’imiter la science, son désir coupable de théorie, d’explication et de fondement, son besoin infantile de croyance inconditionnelle. Jacques Bouveresse a raison : il y a là comme un air de famille avec Kraus ou Freud, une même attitude critique, une même conception thérapeutique, une même passion du langage dans sa complexité ordinaire.

J’éprouve le besoin avant de demander encore à Jacques Bouveresse comment relier la démarche de Wittgenstein à quelque chose de connu. Si sa pensée n’est pas anachronique, si elle participe bien de la modernité viennoise, elle donne pourtant l’impression de flotter, d’être atemporelle, comme détachée de toute tradition, comme si Wittgenstein avait chercher en lui-même sa propre mesure, sans le recours à des ancêtres ou à des maîtres à penser. Est-ce possible de se rendre libre à un tel point ?

Wittgenstein s’accusait de détruire ce qui était grand et important. Il se répondait à lui-même qu’il ne détruisait pourtant que du vent, des faux-semblants. Hier comme aujourd’hui, il est difficile de le suivre sur ce chemin escarpé, pour voir l’apparente destruction céder la place à un renversement, à un changement radical dans notre manière de voir. Si sa pensée est grande, c’est qu’elle exige quelque chose, une implication personnelle, le choc d’une conversion du regard.
J’étais prévenue. La pensée de Wittgenstein vise à la dissolution des problèmes traditionnels de la philosophie. Ce que je n’avais compris, c’est que l’oeuvre susceptible d’accueillir une telle pensée ne pouvait pas prendre la forme d’un tout. Les centaines de fiches éparses, les innombrables versions abandonnées, l’agencement impossible à trouver, la quête éperdue du mot juste témoigne de ce que l’authenticité d’une pensée se paie toujours d’une épreuve d’écriture.

On est donc contraint de laisser tous ses papiers tels qu’on les a trouvés, ne pas leur imposer un début et une fin, de ne pas chercher à les agencer selon un développement, une progression. C’est la force de cette œuvre, sa capacité à joindre l’écriture à la pensée. Mais l’exploit de Wittgenstein réside sans doute dans sa capacité à disparaître lui-même comme le sujet de son oeuvre, comme celui qui fonde son discours, en assure l’unité et la cohérence. Plusieurs Wittgenstein se répondent et se contredisent, une même voix se corrige inlassablement.

Ludwig Wittgenstein n’était pas un homme ordinaire. Difficile, il ne tolérait aucun bavardage, tourmenté, il était empoigné par la vérité.

Comme d’autres avant lui, il a fait l’épreuve des limites. Mais là où durant des siècles, les philosophes se sont heurtés à la transcendance, Wittgenstein s’est cogné contre le mur du langage. " Les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde ". C’est bien à l’homme qu’il appartient désormais de tracer les limites sur le sol qui est le sien.

Comme toute grande œuvre, il ne faut pas craindre de ne pas la comprendre. Il est beau d’en admirer le ton.

Comme toute grande philosophie, nous avons désormais une langue pour articuler nos propres problèmes, nos exigences envers le monde, envers les autres et envers nous-mêmes.
Wittgenstein n’a rien cédé. Il est allé au bout de ses difficultés et il a tout embrasé. Ses pensées sont comme des pépites où se consument les illusions métaphysiques. Elles brilleront encore longtemps, même quand tout sera éteint.
Regardez bien dans le ciel ! Cassiopée a la forme d’un W…