Frédéric Griot / Visions
Carnets de navigation (extraits)
I

Ça fait une paye maintenant. Trois quatre ans, que je suis plus qu'une brise, un passager à rythme de houle, une barcasse des horizons troubles. Je suis devenu, je le voulais, une vraie balle de voyage, un caméléon à civilisations, un gitan, un marin, un juif. Et ça m'tenait aux pattes comme un eczéma...
Oh! ça a pas commencé avec les bouquins, les films. Non! C'était ici sous le nombril, et ça a éclos, comme les fleurs après qu'la terre ait pris le dégel. Et pi là-bas plus loin j'allais courir vers un peu d'impression, un peu d'refroidissement à la colère qui m'tenait les tuyaux ici-bas.
Un an, deux ans, sept d'irascibilité! D'adolescence furieuse! De férocité, de doute, de batailles! Et si jeune... La gueule cabossée déjà. Le burin avait travaillé! La vie avait fait ses strates... Alors forcément, mûri comme ça, féroce, j'avais pris des idées... Islande
Alors
tout seul
un soir...
le cul sur une selle de vélo, au milieu de cent millions d'hectares... au milieu des laves au milieu des bourinages du vent... j'me suis retrouvé en Islande, vain dieu!!...
Je l'avais là la nature bien furieuse et bien vive! J'avais pourtant pas mal de crapahute dans les pattes, mais là c'était une voile qu'il aurait fallu pour marcher face au vent comme ça! Un mur très peu élastique en fait ce vent! Ça me faisait une belle tête, bien voyageuse, mais pour avancer c'était du Cap Horn! Du très éreintant! Debout sur les pédales, je reculais plutôt! Même les macareux rentraient la tête, les arbres poussaient pas!
Première nuit alors... premier branle-bas! J'étais pas très solide, j'avais pas encore l'habitude d'être sale, d'être pouilleux, d'être en navigation... Et la tempête fit mon éducation du couchant à l'aurore!
Elle est toujours comme ça là-haut : énorme méchante! J'avais pas posé les fesses qu'elle m'attrapait, me soul'vait, m'balançait! Elle m'engueulait, m'foutait des torgniolles! Voulait m'noyer, me cogner! Elle m'appuyait dessus, me coinçait, m'tamponnait!... Trempé, glissant comme une algue, mon couchage comme d'l'éponge, ma guitoune du torchon! Me voilà au miyeu tout ça, mes affaires sous le bras, avec la lande toute verte toute propre toute mouillée toute sucée de nuages et de crème, de brume de flotte de fumée et de glaise... et moi là, lessivé... belle tête voyageuse, tu parles...
Illico refaire mon paquet et m'tailler vers Reykjavik... Il aurait fallu qu'j'arrête la bouillance de mon ciboulot, que j'me mette bête pour m'en sortir à l'instinct... Mais y s'était mis à l'ébullition et la tempé du moral explosait le manomètre!
Une angoisse!... A croire qu'le bonheur c'était fuyance... Pour contrer l'aventure, je m'étais mis dans du dur, une maisonnette à l'abri. Tout le premier jour j'suis resté enfermé, à me branler pour la rassurance... Contre le mur extérieur, un tout petit geyser faisait pour ainsi dire la même chose : il crachait à intervalles réguliers ses petits jets de soufre et de vapeur. Ça sentait l'entraille. Une odeur de ventre dans ma piaule. J'aurais voulu dormir parce que c'est de l'oubli. Mais j'étais comme un bâton, tout droit, qu'a pas de sève, pas de vie, et plus de sommeil.
Je restais vraiment très très humain : j'me remettais pas. En quelques éclaircies seulement, je prenais un peu de la beauté et de la fraîcheur alentour.
Sortir! Prendre la lande... avec les moutons qui sont là-bas plus nombreux et presque aussi taciturnes que les gens. Et je rentrais assez vite, poreux à cause du vent.
Mais j'étais seul, moi qui demandais à être solitaire, et y'avait là une nuance, une faille de cataclysme. Solitaire c'est de la tranquillité... mais seul, c'est du plus tout à fait vivant. On passe à la géologie, à la stratification. On devient pierre. On n'est pas plus regardé. Alors forcément, oublié comme ça, on ne sent plus que l'espèce de caillot là au centre, qui empêche tout le reste de circuler librement vers la chair...
Y fallait qu'je file. Tenter de laisser cette ombre que j'avais dans les pattes. Cette grasse suie et lourde qui me pesait.
Je m'achetai un billet de bus, un de bateau, et je m'embarquai pour les îles Vestmann dans un patelin tout rien que secoué par le vent. Les tôles des docks entre les maisons se tapaient des délires de timbales ! Aucun équilibriste ne se serait aventuré sur la jetée maigre et longue comme un fil tellement elle prenait de coup dans les côtes ! Un monstre d'océan la bourrait, l'avalait, la vomissait pleine de bave ! Notre embarcation s'écrasait, cognait contre les bouées ! Ça lui rentrait les tôles ! lui massait les cales pour ainsi dire ! Les cheminées reprenaient pas leur souffle !... Je vous jure, il fallait viser du pied pour prendre la passerelle. Les poser bien par terre pour prendre appel sur ce tremplin !
Encore une fois l’océan je l'avais voulu, eh ben il me loupait pas !... Vu la gueule du port déjà, la pleine mer promettait.
J'étais rien que tout petit moi, un flotteur là-dessus, ne cherchant plus le bonheur déjà, qui est au-d'ssus et nous dépasse. Mais je fonçais quand même, avec l'espoir qui est en nous comme la circulation. Même si s'enquille en soi peu à peu ce coin qu'l'bonheur n'a pas d'endroit, qu'il est peut-être pour tout ce qui n'a pas de cervelle. Alors ça n'est pas pour nous. Jamais... Et c'est peut-être la seule fois qu'on a raison.
Y'a aussi là-dedans sans doute un plaisir bien plus tordu, bien plus salement cochon passionnant, de savoir qu'on arrive jamais même si on va loin. Une sorte de sale jouissance romantique comme si le cœur ne travaillait bien qu'avec le chagrin.
Mais moi j'en étais encore à courir. A chercher, à sentir, où est-ce que j'touchais au monde.
Pourtant là sur le bateau, j'peux dire, je l'ai senti mon intérieur! J'ai tout rendu sur cette balançoire liquide, et la bouffe et la graisse qui font passer l'hiver et nous font tenir au confort... Avec un israélien venu lui aussi se répandre à l'autre bout du monde, rencontré bousculé aux toilettes, on faisait une belle palette de blancs blancs cassés. Après avoir inondé les cuvettes on s'est retrouvé bouches gargouilleuses sur le pont pour se finir dans un trop-plein d'odeurs infinies. On est devenu tout de suite bons copains... Lui il en avait déjà assez vu appris goûté : plein d'expérience, il est revenu sur la grande île en avion.
Moi je restais à Vestmann. Seul. Plusieurs jours. Seul. A me balader sur l'faîte des falaises. Les plages noires de cendre et la mer gorgée d'huitre-bleu.
Au retour, le soir, je reprenais difficilement de la voix. Quand on est seul c'est toute la carafe qui retient tout. Alors faut savoir filtrer à la façon des moules... se faire une économie de l'évènement... une prudence... c'est tout dans l'intérêt.
L'île, elle est bouffée au cœur par le volcan... un gros tas de granules jaunes. Un cône, un terril de pollen. Et des coulures de cendres noires, vertes et rouges si ferreuses. Il est costaud, balaise, bronchiteux comme une loco! Il brûle du soufre et laboure aux mâchefers! Il crache à la gargouille des vapeurs qui grésillent aux muqueuses.
Dans ses pentes, de petites coquilles d'eau fraîche, dangereuses comme des piranhas. Et au bout du chantier, des carcasses de maisons, et la mer qui touille dans sa bassine d'ombre bleue...
Je grimpais la pente de charbons, les cailloux roulaient, je penchais le buste pour que l'effort soit moteur. L'éboulis partait sous mes pas, ripait. Je me grisais avec les vitesses propres, les rythmes de progression. J'arrivais au sommet, je traversais la crête. Je sortais du versant sous le vent, et prenais maintenant les bourrasques en plein nez. Le vent iodé roulait en semi-basse continue, perpendiculaire à la crête. Les crachoirs sous pression, piccolos tarés, pipes de chaudière. Et puis le glouglou de peau d'timballe bouillie, de la mousse, du soufre en fusion, piqué çà et là.
C'est là, au rift, au point de travail, à la confrontation, que tout se fait. C'est la genèse de la matière que cette genèse des forces en leurs pires profondeurs rencontrées.
C'est pour nous sans doute pareil. Au foie que ça démarre. Au tréfonds. L'homme son rift ce doit être la foule, où il monte et redescend, se fond et s'extrait. L'homme son rift ce doit être quand il se tait. Seul. Et sent.
Je suis reparti.
Ça ne braillait plus en moi.

II / Lyon

APRÈS n'ai pu que reprendre... la même matière, l'évident et mouvant... attendre que ça m'sorte... des flots des flots "d'exprime", qui est mon instinct. Instinct de façonner. Suivre l'instinct, d'instinct homme, m'y adonnait à l'excès. Recréer des flots des flots des flots... du très lisible, évidences profondes...
Je commençais à écrire comme sans moi, détaché...
Je me faisais des voix.
Je parlais ensemble contre moi tout seul. Tout contre, avec contre moi pas changeable, j'avais ma science de gueule !... Qu'est mon géodésique... Que c'est, que c'est être. Confondu avec ma bouche, et pis ma peau, et pis mon liquide qui fait une génération... Ma bouche, que j'y pousse à s'traîner sur l'papier. Qui a l'oral peu acceptable... Que j'laisserais tout tomber sinon. Tout, plus rien ! Toute la douce psychologie et sa fournaise, le verbe et ses apoplexies. Tout. Une bonne fois !
Contre moi contre mes trous contre nos trous, genèse constante et palpation des tessitures. Contre mes trous, contre nos trous... c'qui fait qu'on n’est pas plus francs, plus clairs ! Qu'on nous ait pas fait plus cons. Plus simples.
Je travaillais pour voir les choses du fond quand elles n'étaient pas dehors criantes. Bossais pour dire la vie comme je la savais. Dedans je prenais, les mains dedans, les mains pleines. Et noircissais recolorisais. Portais à température, remontais à la source. Tâtais le grain... Aux rivages de l'indicible, au point d'échec, l'isolement mais une grâce du tonnerre...
— Mais souvent bien difficile avec nos pareils de trouver le tout à fait clair langage parlé commun vivant. Les mots c'est pour nous très appris, comme le vélo ça tient à peine debout... Rien de plus faux, de plus casse-gueule, de plus porté à la traîtrise. —
Et on s'explique pas comment, par enfoncement, on trouve son patois. Finalement.
Alors mes voix je les faisais chercher fouiller, tout en bas, où devait être notre centre de gravité, notre nœud. En bas au fond au noyau... où c'est brute où c'est grossier. Que trois quatre notes pures et simples... nichées à la sève de ma personnalité et extraites.
Mais je devrais me taire et ne que jouer sous l'harmonie intime. Le son de voix. Mélodique et solfège de gueule...
J'voulais bien, oui, l'homme clair limpide s'débattant pour dire mieux plus longtemps que tout autre... J'imaginais, j'espérais, un peu d'silence... qu'on s'tairait pour éviter d'être incomplets, dans nos descriptions, tentatives, un peu de paix. On veut toujours expliciter... Mais Basta ! la dolce vita qu'on garde en soi... la tension, l'élan... qu'est notre flammèche, notre tenon pour vivre !
Nous ! Détachés, si on pouvait... détachés, en deçà seul ! presque distraits... ou écoutant, écrivant comme enfants : avec les plus mots expressifs et cris. Soit. Mais cri directe ligne sorti. Montant vers le haut. Le ventre, le tuyau. Sorte de racine, tuyau à souffle. Tuyau d'orgue à être. Qui monte, sorte, serve à dire... Monte vers le haut, se lie, produit. Deux trois notes qui soient ça ! Nous !
Maintenant pour descendre au tréfonds on peut que... Que lourd pesant lisible. Touchant au cœur... Où tout pressentit. Pénétrant. Flot. Flux. Surtout ça. Important. Creuser encore, diviser encore... En d'ssous d'l'individu, la division... nos manies, nos façons... la balançoire entre les choses réelles et nos idées triturantes... Les radicelles influentes, nos fondements, nos manières... Qui poussent... La force qui pousse. La force qu'est pousser. Qui pousse, coule, s'épanche... nappe brune, tâches brunes, grises. Traînées noires. Eclabousse jaune. Deux gouttes rouges. Pollock.
Porté à dire. Ecrire. Dire. Ce qu'on sait de la vie, la faire tourner au lisible...
Camper dans ce flux, fluant glissoir de cet instinct...

III / Les routes

Marseille - Calanques
JE PARS... terre de pierre et de sécheresse... de falaise, de garrigue, d'à-pics maritimes...
Le vacarme s'élance, s'enfle, cris, grince, le bruit des fers s'en va sur la plaine...
Un pont, le Rhône, puis tout à l'heure le fil sale de la Saône...
La vibration, le grésillement, la fièvre du départ, des trains.
Le fardeau, la colère, le sac léger essentiel,
les grosses chausses, les habits de grosse toile,
le pas souple et léger...
Marseille... le port cafouilleux et calme... les places, les terrasses au-dessus du port, pleines de lumière, d'odeurs... les arômes dangereux. Le sud, l'arabe et la mer... la ville maure, épicée, grouillante...
J'échouais à l'hôtel de Reims, établissement branlant à dix sous la nuit dans le quartier arabe... Je payais et l'on me faisait descendre au fond d'un puit de cour close où se trouvaient des rangées de chambrettes en petits caïbotis comme des cabines de bain au sol de béton rouge, une chambre jaunie, de tôle et de fibrociment, de la taille d'un lit. Un couloir au milieu en plein air sans le toit, une rigole ocre pisseuse pour la pluie. La chaise, la table, le lit défoncés. Une mosquée là-dedans au deuxième sous-sol, un réfectoire plus bas où ça sent la cuisine... des ouvriers du maghreb, des célibataires échoués, des pauvres, des gagnes-croûte immigrés... et quelques types louches, des voyous, des maquereaux... Ça gueule toute la nuit. J'suis pas très rassuré, mais peu à peu je m'accoutume, ça passe, et je m'endors finalement...
Au petit matin, je descendais au marché. La puanteurs des fruits et légumes pissant jus et transpiration. Je m'installe au café des maraîchers. Ça pue l'légume pourri, la salade faite, le navet blet, la moule, l'escargot, la tomate mûre... et par-dessus ce cageot d'odeurs comme une odeur de pain, chaude, croustillante, traînant sur la p'tite place dans la fraîcheur piquante de l'aube... Je prends un petit café maure à la terrasse dans un petit verre fin émaillé et je regarde... le bordel des rues, le bordel des camions, des ordures... la grouillance des arabes, des blancs, des marins, des pauvres, des vieillards et des lépreux... chacun faisant son p'tit marché à sa manière... achetant, marchandant, récupérant, volant... Ça grouille, ça parlotte, discute, palabre à plus soif, entretient le brouhaha au milieu des cris, des hurlements des poireaux... la joie de palabrer, d'entretenir la convers, le volume, d's'en barbouiller plein les mots de cette langue de cigale!...
Quelques jeunes filles fraîches passent, jolies, levées tôt...
Les langues toutes gymnastes, agiles, accentuées... elles font un écho sec au mistral au soleil, ou bien c'est le paysage lui-même qui peu à peu a pris cet accent.
Un éboueur jovial ratisse, ses copains l'appellent parpaillot — " papillon " en langue d'oc —, rapport à ses grandes oreilles... Deux clodos glanent du pain. On dirait Laurel et Hardy. Un Laurel maigre hagard, piquet ahuri, et l'autre, Hardy malicieux, manchot bedonnant, se tapant des crevettes à pleines dents qui grincent et dégoulinent entre ses mâchoires sur son ventre. Laurel l'ébahi aide Hardy le manchot, et Hardy la mancha semble penser pour l'ébahi. Merveilleux petit couple qui m'attendrit, cloches célestes, complémentaires, l'un parle et nourrit, l'autre pense...
Je laissais mon petit café devant cet énorme panoramique de nos petites vies, je quittai la ville musquée et m'enfonçai dans les Calanques. J'arrivai à pied au bord de la mer.
Enfin, les grands calcaires, la roche des chaleurs... les odeurs et la mer frappées de lumière... Les Calanques toute droites, jetées, pénétrées par la mer... le rivage ciselé, la pierre blanche, travaillée, taillée, concrétionnée au diamant, au sel gemme, au ressac, baignant dans l'émeraude transparente...
Premier bivouac dans la roche percée!... Ventée, mais comme un rond de lune, le ciel étoilé dans le trou et la mer violette au-dessous...
Et puis je marche, criques, calcaires, calanques perdues, inaccessibles qu'à pied ou par la mer en bateau... Dans une toute petite, un bar, une maison un peu mexicaine, et la pierre blanche, toute blanche, cactus, poudre de calcaire, terre hallucinante de blancheur sous le soleil, le cagnard...
Je grimpe au-dessus des eaux, au-dessus des rochers, des falaises, bivouac, deuxième...
Un lit de genêts, froid dans la nuit, la roche claire sous la lune. Le sac léger. Les pieds sales. Le repas maigre, l'eau rare.
La lune comme un ballon derrière les crêtes, en face, qui vont mourir dans la mer, monte et glisse, ses feux blafards, laiteux, dans les combes tracent des bavures laiteuses, des estompes d'ombre qui les font ressortir. Je n'ai presque pas besoin de lumière pour écrire, mon papier ressort dans la nuit... La mer est noire, toute lisse, calme tout en bas.
Assis sur mon sac, j'écris à mes amis. Ici écrire est une danse, une marche.
Je leur dis que je suis dans les Calanques. Qu'on est le dix-huit septembre. Qu'il fait froid. Qu'il y a du vent. Et qu'une petite marée monte au loin...
" Ici bien sûr c'est beau.
Vous savez que j'aime quand le soleil me brûle la tête. Avec ce soleil, tu sais, je vais revenir aéré, peu loquace sur le plan du discours, peu fourni en réflexions, mais bête physique adaptable et souple. Je n'ai que la solution de m'activer toujours sous ce soleil inca qui craque la peau, qui croûte et qui tabasse.
Mon manque de vous en prend alors une tournure moins intellectuelle, ça devient comme un boyau qui me tord sous le nombril... "
Ici, sur ma colline traversée par la bise, je suis bien... subtilement idiot, tout ouvert, tout recevant. Le calme enfin lourd de la bête...
Le soleil se couche, le monde s'en va, le soleil, les fureurs.
les falaises, les eaux
les couleurs viennent...
Et moi, seul, je reste, reste dans le froid
muet, muet sur ma crête...
Le lendemain la pluie arrive, ça commençait à maronner... le tonnerre roulait... la foudre claquait, éclatait au loin, trouant, flashant les nuages... alors je m'en vais, je pousse un peu plus loin... je me dissous, je m'efface...

IV / Sous la lampe

JE REPRENDS RÉPÈTE RESSASSE... jusqu'à l'inaudible incontinuable noir. Mais je me sens passé déjà.
Je descends calme au fond, je ne pense plus. Je pénètre doucement, doucement m'enfonce dans mon ombre seul. Je suis dans mes veines calme enfin concentré.
J'ai des trous. Mon âge. A m'en souvenir.
J'ai la mémoire du trou.
Je me fais des voix.
Les choses... les choses que je vois... je les laisse... les laisse dans leur matière... Les choses en soi se suffisent. Saisissant leur évidence, je me sens en paix.
Alors je pelote... retrouve en moi, fluide... tout aussi fluide, ma veine. Ma veine tiède écoulante, ma veine inachevable, inachevable parce que la personnalité demeure vivace.
Mon fluant utilisé, mes deux trois notes seulement, jusqu'à ne plus parler, peut-être...
Mon patois. Mon patois. Qu'aurait dit toute sa langue. S'il le fallait encore, oui, se mettre un point inaccessible pour tenir...
Une exigence pour se tenir enraciné, œuvrable... l'orgueil d'être, l'orgueil de devoir œuvrer pour être. L'imbécillité de la liberté...
Où elle est la langue que je me cherchais, qui m'aurait enracinée, qu'aurait dit toute ma musique ?
C'est sûr dans ma pièce froide je finirai... dans mon trou d'froide campagne... trouver la paix la paix doucement... le calme enfin lourd des participants... sur le carrelage froid de ma cuisine...
Dans cette campagne de neige l'hiver. Une cuisine froide, carreaux de terre. Une maison vaste et brute. Dôme tendus des collines. Forêts humides, boues gelées, chemins et pierres dans la glace.
Maison grande, les pièces nues, ma pièce fournie de tables épaisses, jamais époussetées, peu à peu comme dehors. Froide et calme.
Entassée de papiers, tout un monde, mille sentiers où je me tourne.
Ma pièce : 4 mètres de large pour 7 de long et j'ai tout là. Le mur blanc devant, le trou de la fenêtre et quelques trucs accrochés, le rectangle de la porte et le mur de droite plus petit. Et béant sur le trou, ma table.
C'est donc là que je pousse. Ma chaise usée, ma table crasseuse, mais dans mon dégouttoir tout mon confort.
Si je reste assis je peux parfois trouver dans mes fonds des joliesses, des paysages, des motifs. De gras mots vivants, très peu dressés, résistants, galopant vite et montant bien à l'oreille.
Restant assis des heures je vois finalement les choses du fond, et je les sors...
Mais je peux être debout, entre les quatre murs, éructant, m'ennuyant, être très peu voyant. Mais si un visiteur entrait il ne verrait rien de changeant car tout est si lent.
Peu à peu, non pas les habitudes, mais ma façon d'être a instauré mes manières... Faire tomber un peu de cendre à côté du cendrier... Mes archives à main droite, des bouquins devant et à gauche... Sur mon bureau une petite tête de terre, tête de mort, d'homme desséché, c'est dans le visage, les veines, les orbites, le crâne saillant, tout l'homme décalqué... Je reste souvent là à fumer. Sans rien faire. Juste là. C'est suffisant. Ça doit déjà être quelque chose, puisque si quelque chose arrive je suis dérangé. Je note sans cesse nos efforts nos besoins. Nos tensions vers nous-mêmes.
Ce n'est pas un devoir. Je dis nécessité mais rien n'est moins sûr vu l'autorité de mon orgueil.
Je fais tant d'efforts que fait l'homme, bien plus qu'il ne faudrait pour se maintenir. Rien de pire que l'espoir et l'orgueil nous mènent dans nos dernières résistances, usent de notre volonté, et abrasifs pour le corps, l'épuisent. C'est notre propre fatigue que nous produisons.
Une pièce nue soit quelques mètres. Quelques mètres pour concentrer mes efforts, aggraver mes manies... sous l'alternance des jours. Bleus. Noirs. L'orage parfois qui avance. Devant ma fenêtre. Soit.
Devant ça rectangle et moi en rond penché sur la fenêtre la table. A travailler. A pas s'en sortir sûrement à pas s'en sortir !... Dans les 28 mètres carré de carreaux de terre brute à pas s'en... à forcer comme ça pas s'en sortir. Mais il me faut cette dépense, collé au carreau de la fenêtre.
Je m'obstine je force. Je sais quelque chose. J'ai mon gargouillis ma base mon limon qui me poussent. Voilà.
Mais ça me sert à rien de penser. Plutôt écouter mes yeux mes oreilles. Me laisser aller moins de bêtises en écoutant seulement. En sentant seulement. Ici je ne pense plus et seul, moins de peurs car j'en ai eues. Des terribles plus que du plomb liquide plus que pesantes dans le corps. Les mêmes toujours vastes toujours. Arides épaisses.
Ici je suis plus silencieux. Face à la plaine je dois y être moins froid. Moins sec. Sévère mais moins froid.
Dans mes vingt-huit mètres... tout un monde... le bleu du ciel et les tournesols jaunes... au-delà...
DEBOUT AU PETIT MATIN CE JOUR-LÀ, j'étais jeune, et dehors, beau matin frais, clair comme si souvent. Les verdures pâlies par la gelée. Belles plantes plâtrées, soufflées de givre, et bientôt le ciel les couleurs le bleu du ciel au-dessus de ma colline.
Sûrement j'étais léger. Ma promenade peu de saison, les labours craquaient. L'air froid, l'air froid comme l'air brûlant qui m'ont tant appris. Le calme les épaules voûtées, et marcher dans la bise le froid, les labours craquant, les poumons piqués. Et marcher.
Marcher quatre ou cinq heures. Des chemins raides et rudes. Des traces de bêtes dans la gelée avant de disparaître avec le matin qui disparaît. L'accointance avec les bêtes, les formes simples de conscience, avec la terre, forme simple de racine.
Voici traversant tout le jour et les suivants à venir, élargissant peu à peu les cercles autour de ma cabane, et descendant dans ceux concentriques de ma chair et charpente.
Après un temps où mes explorations me menaient toujours plus loin, j'ai peu à peu rétréci mes parcours, mes marches, et puis je ne suis pas sorti plus loin que devant la maison. Et sans doute à la fin je suis resté sur ma chaise, puis sur le lit finalement. Ayant fait mon chemin.
Mais debout au petit matin ce jour-là, j'avançais rudement. Je dépassais les derniers champs... Debout, courbé et plein de silence... sans rien à dire. Sans rien. Plus rien dans ma besace. Pas tant tête creuse que sceptique. Plus rien valable à dire puisque rien n'a plus de valeur qu'autre.
Terrible je dis que de tout voir relatif et par tous les points de vue. Ne plus croire et tout juger pareillement. Tout se vaut, rien n'est plus mauvais qu'autre, et par là tout est au même tabac ridicule et absurde.
Rien que la description froide et mélancolique... Rien que la description technique de nos personnalités, mœurs et fondations profondes...
Façon de planter sa vue au-dedans, dans la matière et le palpable...
Façon d'appréhender nos profonds où c'est encore grossier, fangeux, terrestre... communément et mêlés, la hargne, la création et la tendresse. Et par d'ssus ça l'intelligence, mais intelligence à notre mesure, qui ne peut nous dépasser, qui ne peut voir largement, globalement et clairement. Sa source est en nous et ne peut se jeter qu'en nous.
Je n'ai que peu d'intelligence, mais de l'instinct et du sens pratique, de la volonté et de l'entêtement. Ils me servent sûrement pour creuser.
Dans mes vingt-huit mètres, je suis aux aguets... l'instinct restant pour moi le plus haut indice.
Jeune ? Mon âge ? Je ne sais pas. Sûr que j'étais jeune, mais allure de vieux marcheur. Je veux dire les rythmes de marche déjà inculqués. L'effort tendu toujours. Crispation des paupières, peu de repos.
Et quand je ne marchais pas, et quand je ne travaillais pas, je chauffais mes vieux os dans les rayons de l'hiver jaune passant les vitres et la poussière. Les acariens et les bourres de déchets flottant autour de moi, montant descendant clignotant dans l'air chaud.
J'entendais la cloche sonner au loin, bourdonner l'intérieur du pilier, le bois du clocher. Je sentais nettement les ondes arriver par-dessus les bancs de brume, les chassant les repoussant par de grosses vagues d'air, des masses se creusant et s'enflant, et filant ondoyantes au bout de la commune, filant dans les champs et s'engloutissant dans le feutre des forêts.
Marchais donc... Et marchais pesamment sous la pluie. Les branches me lâchaient leurs paquets d'eau froide. Les feuilles d'automne pourries dans un mélange, un sorbet de boue.
Et puis voilà, mes vieux os tout tremblants de sueur, je grelottai, le visage baigné dans la fièvre. Mes tempes suintaient le long de mes mèches. Je restais roulé dans ma couverture sous le rayon jaune, rampe de lum qui me chauffe à peine. Le bac savonneux, mon rasoir, l'eau sale, où les lentilles d'huile écument dans la tranche de lumière qui raye ma chambre comme un diamant le verre.
Je me lave dans mon lit, il sent le vieux savon de Marseille, l'écume grasse du savon séché, et la sueur qui infecte tout, mes draps empesés, lourds, graisseux, jaunes.
Je travaille dans mon lit. Mais avec la fièvre et mes maux de tête, la mousse sur le bord de mes lèvres, j'ai du mal à tenter un travail sans être vissé par l'étau qui serre mes mâchoires et mes tempes. Je parviens à l'oublier dans l'absorption et la concentration, mais cette grosse poigne revient, me presse les os de la face, et me renvois au bord du ring.
Alors, croyant sentir la manifestation physique, tangible, de la détermination, de la tension, je m'entêtais d'avantage. On ne force pas autrement les animaux libres. Mais ici, c'est à lui-même, et il est le seul à se l'administrer, que l'homme s'inflige ce traitement de cheval. Avec l'espoir et l'orgueil, la volonté est notre dernier moteur.
Je marchais tous mes après-midi jusqu'à l'exténuation et, las, tous les trois ou quatre mois, mon corps cédait. Je rompais la fréquence des expéditions et me carapatait paresseux. (L'inconvénient de beaucoup voyager, d'avoir beaucoup vu, c'est que l'on connaît toutes les variétés et ce ne sont plus les sensations violentes qui sont appelées devant le nouveau, mais l'expérience du terrain et l'économie du geste, du corps et de l'effort, l'habitude et l'adaptation devant le relief, le paysage, devant tel climat. En un mot, le réflexe acquis qui ne fait plus contempler et être étonné, mais fait agir dans l'aisance et le coutumier. Ainsi un pays découvert est tout de suite rapporté et comparé à un lieu connu. Il n'y a que quatre ou cinq types de paysages sur la terre et, en connaissant quelques uns, on est prêt pour tous. Ainsi l'océan, la montagne, le désert ou la ville.)
Sur mes collines traversées par la bise, je trouvais là tout le silence nécessaire pour adresser mes remontées de profondeur. Je travaillais simplement, sourd en quelque sorte, à l'intérieur de quelque chose qui n'était pas moi seulement, mais un nid de concentration, un oubli du corps qui se sent. Dans ces moments là je me sentais bien, mais je ne crois pas que je sentais quelque chose. Je coulais dans mon délire, dans le monde que je forgeais, mais monde en deçà de moi, en deçà et indépendant des réseaux de sensations de son corps producteur.
Ça se faisait comme sans moi.
Etais-je pour autant encore responsable ? Je ne parlais plus qu'à peine ma langue. Je ne savais plus faire. Ce n'était pas du tout ma faute.
Je recherchais l'informulé, les combinatoires. Certainement ça m'épuisait. Certainement il fallait que je sois épuisé pour me tenir hors de moi attentif et détaché, pour chercher pour saisir... pour au-delà de moi nous voir tous et tout.
Je pourrais m'arrêter là. En lisière... si encore je maîtrisais... mais c'est échappé depuis belle lurette... le moi se décompose dans la recherche, et sa destination, son objet, semblent être le silence...
Je soutenais une exigence tarée !
Rien d'autre à faire ce matin que d'être encore ce bipède fouleur d'herbe mouillant ses ancres dans le vent !... Mais à descendre, la fatigue, l'épuisement, l'exigence, l'effort... et tous les mois, las, épuisé, mon corps tombe, me lâche. Il a peur, refuse, il craint dehors, recule. Je ne voudrais plus que rechercher, m'enfoncer encore. Mais il faudrait qu'il y ait silence. Silence autour de moi. Parler au silence. Comme seul destinataire.
Voilà. La chose est faite. Finie. Misérable miracle.
Oui je trouve ça pas grand chose. Peine, peu, mais raison de vivre. L'espace froid oui les oiseaux blancs oui les cèdres bleus autour de ma cabane oui mais autour dans le fond ce que je trouve... des autres du reste de tout sur la terre ?...
Sans doute nous sommes lisibles, visibles, transparents, tous hommes à caractères un tant soit peu lisibles. Mais descriptibles un tant soit peu est-ce possible ?
Oui je trouve ça partant de moi, mais ce n'est pas de moi que je parle, mais d'un autre cherchant, enfoui en moi.
Oui je trouve ça peu ce que je sais. De moins en moins. De plus en plus prudent.
Mais je suis calme rassuré d'avoir un cap, et qui est moi, de moi, même se dissolvant. C'est une voix, ma voix/e, ma pâte.
Sur ma montagne, dans les rochers, crapahutant grimpant, c'est ma voix, dans la neige dans les prises les parois dans le froid à continuer pourquoi donc continuer
On ne peut que aller.
On ne peut que... et pas possibilité autrement. Que glisser fluer. Pris dans la valse et pente, poussé vers la nuit, écrasé peu à peu vers la nuit. Et ce silence. Soudain.

---------- JE RECROQUEVILLE dans mon trou moi plus bas je sais ce que je veux la paix me débiner foutre le camp et descendre seul planquer mes cruautés à l'ombre au frais travailler plus bas qu'on me foute la paix bien seul et bien terrible
Depuis des années, un peu plus doux, à peine audible, au fond. Toujours un peu plus nu, à peine audible... Sur mon bidule. Bord de falaise. Je vois bien.
Je nous vois ronde le ciel avec les étoiles avec
Nous. Fleurs. Bêtes.
En bas
La sphère de terre cuite et bleue. Cobalt.

V / Cabourg

JE SUIS RESSORTI de la chambre, Mathilde, les puces dorment dans la nuit laineuse, la chambre calme à une légère étouffée. Je vais en bord de mer, ballade Marcel-Proust ! Ici on ne peut écrire, comme ça, à une terrasse d'un café, au bar de l'hôtel, en public, en toute impunité ; peut-être du passé, et tout ici est d'ancienne bourgeoisie et le connaît bien, saisit-on plus vite ce que vous faites ainsi assis, attablé, un carnet sur vos genoux. Je suis ressorti de la chambre 206, et j'ai marché un peu sur le bord de mer. Très peu d'émotion, d'aucunes en tout cas qui me prenaient, adolescent, encore voici cinq-six ans, de très larges et prégnantes sensations. Aucune. L'âge peut-être... et pourtant le front de mer, d'un seul tenant, large, des deux points cardinaux, infini. Le bleu d'acier de la mer, ce soir, après la pluie, comme mouillée, se resserrait peu à peu, la température de la lumière comme dans un poing, métallique, sous la pluie, la mer de plus en plus de ce bleu d'acier. Resserré. Selon les courants, liquide, plus épaisse. Mais l'âge peut-être, plus froid, moins pénétré des éléments extérieurs, la brise, le front de mer, les vagues, le rythme, les vagues retournées encore une fois... peut-être, peut-être, plus jouissant en soi, ou lassé, terriblerait ce serait d'avoir perdu la joie, jouissant plus en soi, en soi trouvant, écoutant, trouvant à écouter peut-être. Constater ça. Trouvant ça peut-être, décrivant, trouvant, puisant, constatant ça peut-être.
JE RENTRAIS À L’AUBE, tout le monde dormait encore, Mathilde et mes enfants dans leurs lits.
CET HOTEL c'est tout l'art et la manière dix-neuf cent, des restes encore prononcés de ces anciens codages sociaux, pleins de tenue et de réserve, de retenue et de pudeur. Les lieux, les meubles, les tentures, les garçons, les maîtres d'hôtel, et devant au pied, tout juste au pied, la mer, très blanche, très large, la plage très jaune, grande écharpe liserée d'écume, la lumière, tout rappelle à l'écriture de Proust, le vent qui siffle sous les portes, chasse de chambres en chambres, glisse dans les couloirs larges comme des ponts moquettés de rouge, tout rappelle... Balbec-plage !
Le soir, la salle à manger de l’hôtel. La mer. La baie vitrée. Des reflets argentés sur les nappes, sur les cloches des plats. La glace pilée des plateaux de crustacés sur l'aluminium givré. Les gens là, les familles, les différences entre eux, de table en table. Un monde à chaque table. Colonies sur leur rocher. Bancs de poissons verts et jaunes grignotant dans la lumière d'une piscine. Le soleil trouble sous le plafond bleui. La mer nous regarde jouant derrière la vitre.
Le vent de terre traverse tout, l'hôtel... L'odeur du sel, la petite place. Pelouse ronde. Maisons de poupées à colombages sagement posées debout autour de la petite place ronde.
Mon bureau face à la fenêtre. Les rideaux de tulle montant, descendant dans le vent.
La lumière ici est toujours blanche, même foncée, acier, le soir tard au coucher, elle paraît éblouir encore et mieux conduite peut-être par l'air fluide, aérien, finement tamisée par le soleil, ou la pluie.
JE NE SUIS plus du tout un poète.
Je suis conscient tout à fait de ce que je fais, avec l'âge...
je suis tout à fait froid, j'ai tout connu,
et la vie, et le froid,
et le cagniard brûlant,
et je reste là sur ma bite d'amarrage,
je suis écœuré de la cigarette, et du café, et de la clope, et de l'alcool...
Des filles dansent sur le quai, une petite fête devant moi dans une tente éclairée sur le quai.
Les jeunes filles que je regarde. Combien dès qu'on est avec elles il y a toujours un enjeu. Leurs formes, leurs attraits, la façon de les regarder d'un regard appuyé. Les différences entre l'excitation et la séduction.
Assis sur la jetée. Pieds croisés. Ma bière.
M et Y dansent ensemble.
La lumière descend du quai, se coule sur la plage, rase le sable, aggrave chaque grain, flotte, nage sur la mer.
La lueur de la tente comme un lampion de papier huilé.
Les gouttes de pluie roulant sur la toile.
Je rentre. Je finis ma bière. L'hôtel silencieux. Le vent dans les couloirs, le luxe, les rideaux lourds. Mes pieds nus sur la moquette épaisse.
JE M'EN VAIS, JE LAISSE sur le bureau blanc plaqué de verre, une tasse, un cendrier, une boîte d'allumettes.
Je suis dans le train et j'écoute Nick Cave
et la clope laxative écœurante du matin
et le hurlement du train entre les wagons
et les champs de colza et les champs verts et mon petit carnet bleu
et les petites voitures qui courent derrière le train.

VI / Bar

JE SORTAIS D'UN BAR QUELCONQUE (le bar du couvent pourquoi ce nom), je traversais la rue et entrais dans mon allée fleurie, des musiques descendaient des petits immeubles, des bruits de voix, les passants discutaient, les voisins sirotaient dehors le martini du soir, on se saluait. J'avais maintenant choppé l'Aficiòn pour mon quartier — la tête embrouillée dans des histoires d'amour complexes.
J'avais beaucoup bu la veille. Je m'étais arrêté au matin dans un petit café du marché, j'avais bu un grand crème, avais écrit, regardé les gens, les vélos, les éboueurs, les amoureux qui passaient. Il faisait chaud. Le guéridon de bar bouillait déjà.
J'étais rentré me coucher, avais dormi comme une masse en plein après-midi et maintenant laissais le temps me couler dessus assis confortablement dans ma cour fleurie la tête vide de questions. J'avais sorti un fauteuil dehors devant ma porte. J'avais pris un bain. Ma femme m'avait appelé. J'avais vu de jolies femmes hier. J'avais appelé mes amis. La vie était douce. J'allais embrasser mes enfants ce soir, j'allais ensuite repartir pour la nuit. Je nageais, je flottais dans un espèce de calme irréel — détaché, serein. J'écrivais.
Je passai la journée ainsi à dormir, lire, écrire et fumer. Je me reposais.
Mais bien vite les pensées et les questions revinrent galoper.
VII

Toi
Tu sais que ta recherche frénétique s'estompe — et pourtant encore toute là, pressante. Que cela est agréable. Tu sais que tu acceptes peu à peu, qu'un équilibre se fait peu à peu.
Tu sais que le bonheur n'est jamais tout entier, mais qu'il réside dans le désir simple, l'acceptation de ce qui est, dans les petites joies quotidiennes, et non dans le regret ou la quête — et pourtant l'insatisfaction, la douleur, nécessaires pour avancer, se faire violence chercher.
Et le bonheur étrange consistant à prendre les choses comme elle viennent — comme elles sont —, ma petite cour, ses fleurs, le soleil sur le fauteuil devant la fenêtre… mais point de bonheur sans souffrance — C'est ainsi. Même pas la peine de tergiverser, d'imaginer, de rêver, de regretter, d'espérer...
C'EST.

VIII

J'AI VU PARIS, le bulbe d'ardoise de l'immeuble bourgeois brillant comme une boule d'acier humide sous le soleil, les acacias verts, MONTPARNASSE — cimetière calme, terrasses sous les feuilles d'automne. J'ai une journée formidable devant moi de douleur et d'ivresse, d'angoisse et de joie, quelque chose arrive devant, je le vois, je suis épuisé, vide et plein d'or, une source de lumière, je la vois, elle est là, elle bouillonne, je vais pouvoir l'offrir — INCROYABLE.
Une pêche incroyable quand je redescend l'avenue du Maine, puis le boulevard Raspail dire bonjour à Balzac et au petit café qui fait l'angle — Rotonde bourgeoise
J’AI VU Paris au matin de Noël, murs et pans gris, bulbes noirs sur la colline de Mouffetard. A la gare avant le énième départ, une grande tasse de café filtre, aqueux et âcre comme dans les cafétérias des Etats-Unis…
J’AI VU Paris à l’aube, glissant en courant sur la pente de Mouffetard. Dégringolant de sa maison vers la mienne, d’une cabane à l’autre. Éruptant de la nuit d’amour et de fête. Et puis, à la gare, les indiens lavant les carreaux du train à grande eau. Tout est nouveau, excitant, doux. Tout est " à découvrir ".
J’AI VU SON TRAIN filant sur la surface, pompant à toute vapeur plein Est, trait fonçant, rayant l’espace ; et le mien tirant, crachant, percutant l’espace — plein Sud. ET JE REVE A TOI.
J'AI VU bateau pirate, Paris, quais de Seine, barque chinoise, grand’putain de Canton, le bateau qui grince, la GITE. Assis sur les tinettes, tout au fond des cales de bois, j’entends le bateau vivant qui pars...
ET TOUT D’UN COUP quelque chose s’est ouvert en moi, et s’en échappe comme des ballons dans l’air. Et c’est un grand cri de silence et de joie.
J’AI VU la lumière soudain déchirer le front noir de l’orage et déchirer le ciel.
J'AI VU.

IX / 5 mai, falaise de Vergisson. Bivouac...

LE BIVOUAC, ENFIN...
Je suis dehors, au bord du vide, et entre mes pieds le village se couche doucement au milieu des vignes. Le vent se lève, le froid vient, la nuit avance et le ciel est immense. Je suis donc seul, dehors, et je vais dormir comme une bête sous le ciel et les étoiles.
Que d’agitation ces jours derniers !
Ici je me retrouve.
Je travaille à même l’herbe. Tout est silence autour. Le moindre bruit est amplifié : mes feuilles de carnet, le crépitement de la flamme de la bougie... celui de ma cigarette... Mon bureau ce soir est une pierre dans les buis, une bougie posée dessus. Tout seul, dehors dans la nuit, je n’ai aucune peur. Ça me coule dans les veines.
J’ai dansé tout à l’heure, pieds nus sur le socle de pierre. Sur mon bureau de calcaire, Kerouac et Alexandra D.-Néel m’accompagnent... Les chauves-souris m’effleurent de leur vol accidenté.
Tiens, le village vient d’allumer ses petites lumières... il est 200 mètres plus bas dans les coteaux et la terre rouge. Moi j’ai le cul sur un gradin de calcaire et dessous c’est 80 mètres de vent et de vide. Ça sent la terre et le buis. Les grenouilles croassent...
La nuit tombe.
Les chiens aboient.
Il devient impossible d’écrire. Je vais rejoindre ma couche de buis et d’étoiles, et la nuit comme toutes les nuits va envelopper cette face du monde d’ombre et de repos féconds.
Au-dessus de ma tête c’est le ciel noir et l’immense espace...