Alain Coulange

La photographie, en effet

Alain Coulange a publié principalement chez Flammarion, il est aussi directeur de l'école des Beaux-Arts de Tours. Autres textes d'Alain Coulange sur la photographie : Avec qui une photographie peut-elle avoir à faire dès lors qu'on la voit ?, note sur deux photographies de Denis Roche, Filigranes Éditions, Trézélan, 1998, et La magie, sinon rien, remarques sur des images, suivi de sept photographies d'Arnaud Claass, Filigranes Éditions, Trézélan, 1999.

retrouvez ALain Coulange, textes et images sur le site de Hervé Baudat : opus 28

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© Alain Coulange, les photographes réservé à la consultation personnelle

Cette conférence, initialement donnée au mois d'avril 1999 à l'École nationale de la photographie d'Arles dans le cadre d'un Atelier de recherche et de création, "Construction du réel ", conduit par Arnaud Claass, a été présentée à l'École municipale d'arts plastiques de Chatellerault au mois d'octobre 2000.

 

sur Alfred Stieglitz, et Valérie Belin, Clarisse Doussot, Thibaut Cuisset, Laurence Rondoni, Rémi Vinet et Anne-Lise Broyer

 

 

Je fais mien le constat selon lequel photographier produit des effets en retour. Le photographe et l'image dont il est l'auteur ne sont pas quittes. L'acte et le processus de photographier induisent des phénomènes d'interférence, pour ne pas dire de contamination. Les images fragmentent le monde et sont fragmentées par celui-ci. Si l'on s'appuie sur la présupposition simplifiée que le monde est réel, que le monde est le réel, on peut envisager que l'émiettement du réel, donc de nous-mêmes, est sans fin. Je fais mienne l'idée, certes audacieuse, que l'image photographie son auteur. L'image est une photographie de qui la réalise, l'exécute, l'effectue, au sens où ce qui tiendrait lieu d'intention voire de projet serait constitué d'un effet que la photographie visualise dès lors qu'elle paraît. Dans un autre contexte, Giulio Paolini suggère, d'une formule singulière : " L'oeuvre imagine l'auteur. " Au-delà de l'objet que l'on photographie (ces objets sont par définition innombrables, infinis), ce que fixe une image, ce qui est fixé par elle et en elle, c'est au demeurant une situation : une situation du monde, de sa réalité, de sa complexité. La complexité du monde est une chance pour les photographes et pour la photographie. D'une démarche à l'autre, le processus d'aspiration du réel dans l'image et de l'image dans le réel, est évidemment plus ou moins intense, plus ou moins préhensible. Au sujet des couleurs de certains tableaux de Cézanne par exemple, Rilke note : " Là, toute la réalité est de son côté. " Il sera donc question de situations fragmentées du monde dans des images et des modalités selon lesquelles, dans le temps de la prise de vue, pour ainsi dire dans la prise de vue, le monde fragmente les images et les images sont fragmentées par celui-ci. Il sera question des conséquences plastiques de ces dispositifs de fragmentation simultanés. La forme de la proposition est celle d'une construction, sorte d'architecture : un parcours non linéaire dans une architecture ; parcours personnalisé entre des oeuvres qui instruisent l'oeil et la pensée de l'état (des états) du monde, et déterminent des êtres que les images du monde en elles réfléchissent.

 

Alfred Stieglitz s'est exprimé avec lucidité et simplicité sur la photographie et sur ses mécanismes. En une phrase, il suggère un point de départ possible pour une réflexion sur la photographie dans le rapport aux effets qu'elle induit : " Le plus important est de retenir un moment, d'enregistrer quelque chose si complètement que ceux qui le voient revivront un équivalent de ce qui a été exprimé. " Je souligne l'expression enregistrer quelque chose si complètement et le mot équivalent. Pour donner à voir ce qu'il a perçu, Stieglitz entend proposer un équivalent et non, précise-t-il, " ce que l'événement signifie pour (lui). " Le sens, la réflexion sur le sens, sont nécessairement postérieurs : " Ce n'est qu'après avoir créé un équivalent de ce qui m'a touché que je commence à penser à sa signification. " Qu'est-ce qu'un équivalent ? Enracinée dans l'étymologie latine (æquivalere), apparaît d'abord l'idée d'une valeur qui serait la même en qualité ou en quantité, ou sur les deux registres. Ce que veut Stieglitz, ce que veux sa photographie, c'est donner l'équivalent de ce que lui même ou de ce que la photographie a reçu. On peut également évoquer l'acception du mot rapporté au domaine de la physique. Dans la théorie de Joule, " l'équivalent mécanique de la valeur est le rapport constant entre le travail et la quantité de chaleur échangées par transformation de l'énergie ". Nous nous éloignons en apparence du champ de la photographie. Néanmoins le principe de transformation de l'énergie, d'une certaine énergie, n'est pas sans rapport avec la volonté de Stieglitz de restituer dans ses images l'énergie qui a scintillé dans l'oeil de son viseur et l'a troublé. Il y a aussi, dans cette notion d'équivalence, l'idée certes un peu folle mais ô combien touchante, de totalité. Rilke, déjà cité, parle en tant que poète (et son état de poète l'autorise à parler ainsi) d'une " passion de la totalité ". Le rêve de restituer dans des images la totalité de sa vision de photographe animait secrètement Alfred Stieglitz. Initiateur de ce qu'on appelle aujourd'hui encore la " photographie directe ", Stieglitz était par principe opposé à toute manipulation, à tous les traitements qu'il qualifiait d' " hybrides ", singulièrement en matière de tirage. Dans cet esprit, en regard ce type de positionnement et de pratique, il faut entendre et saisir la volonté d' " enregistrer quelque chose si complètement ". Cette volonté permet que les effets du réel sur l'image et les effets de l'image sur son auteur s'exercent eux aussi complètement. La perspective n'est pas de saisir le réel tel qu'il est, selon la conviction des photographes de la Nouvelle Objectivité : il ne s'agit pas de mettre en retrait la subjectivité pour " permettre au monde de se fixer sur la plaque ", ni d'envisager que l'image devienne " le révélateur de la vérité graphique du monde " (Danielle Sallenave à propos de Kertész). Il s'agit de saisir le réel tel que l'oeil du photographe le perçoit avec intensité. Cette densité du regard, qui ne s'éprouve probablement que lorsque l'oeil voit par le viseur de l'appareil, est ce qui s'entend expressément dans le désir insensé d' " enregistrer quelque chose si complètement ". Seul le photographe peut éprouver qu'il a pris dans le réel tout ce dont son image a besoin pour être. À la mesure où l'enregistrement est complet, les mécanismes d'effet, d'effet en retour, peuvent s'exercer. Stieglitz sut précisément resituer l'importance de la subjectivité dans l'acte photographique. Pour lui, l'auteur d'une photographie doit se donner, quoi qu'il advienne, une vision par la totalité de soi. Ainsi les objets qu'il aborde sont-ils de plus en plus difficiles, de plus en plus impossibles à photographier. Ses clichés de nuages permettent de comprendre l'ampleur de ses conceptions. N'emploie-t-il pas a dessein l'expression " mettre à l'épreuve ma philosophie de la vie " ? N'est-il pas soucieux de prouver que ses photographies ne sont pas dues à leur sujet, auquel elles ne sont pas réductibles : " Pas à certains arbres, insiste-t-il, à certains visages, à des intérieurs ou à quelque privilège " ? Il précise, non son humour : " Les nuages appartiennent à tout le monde ". L'ambition d'Alfred Stieglitz fut de produire des photographies qui ressemblent tellement à des photographies que " si l'on a des yeux et que l'on sait voir, on ne peut jamais les oublier, même si on ne les a regardées qu'une fois. " Sa déclaration probablement la plus décisive, car la plus instructive pour la compréhension de son oeuvre et de son apport à la modernité, pourrait être : " Mes photographies sont une image du chaos du monde et de ma relation avec ce chaos. Mes tirages montrent la remise en question de l'équilibre de l'homme et son éternelle bataille pour le rétablir. "

 

 

Je propose à présent quelques images de photographes d'aujourd'hui. Je les ai retenues car elles me semblent en mesure de soutenir, sinon d'étoffer, les réflexions qui m'occupent. Ces images sont venues dans mon regard et j'entends dire comment elles y sont présentes, comment je puis nommer cet état de présence, un peu comme si nous étions convenus, sous les auspices de Wittgenstein, de poursuivre " la description du monde au moyen de noms ". Les noms ont ceci de remarquable qu'ils savent, dit l'auteur du Tractatus, " caractériser la communauté d'une forme et d'un contenu. "

 

Dans un texte récent, Pierre Wat affirme : " Valérie Belin photographie comme on autopsie. " Le forfait semble en l'occurrence longuement et mûrement préparé. Les objets photographiés sont précisément cadrés. L'oeil du photographe a-t-il voulu entrer tout entièrement dans le viseur pour extraire du réel l'exacte intensité nécessaire à chaque image ? Cet oeil semble animé d'un unique souci : soumettre le regard de l'observateur aux mêmes nécessités. Photographies à prendre tout entièrement ou à laisser. D'autant qu'une espèce de violence est inscrite dans certaines de ces images : voitures accidentées, morceaux de viande. Serait-ce l'intention, l'unique intention du photographe, que de nous mettre en situation de réagir à un genre de représentation dont le caractère de violence serait l'enjeu ? Dans une série antérieure, la photographie d'un vêtement déposé dans une boîte dont on a seulement retiré le couvercle, un vêtement séparé du corps désormais absent qui l'a porté, ne contient-elle pas une violence équivalente à celle, en apparence plus explicite, que communique au premier abord l'image d'un véhicule accidenté ? L'évocation, la mise en exergue de la violence n'apparaît pourtant pas comme le propos premier ou majeur de Valérie Belin. Sur un ensemble de sujets différenciés, le positionnement et la nature de l'image sont en définitive semblables. Un regard furtif sur ces tirages grand format pourrait nous laisser croire que le photographe a souhaité effectuer un constat, que sa perspective est d'établir un recensement, une typologie. L'oeil de Valérie Belin n'est pas celui d'un sociologue. Son ambition est plutôt de comprendre ce que la photographie, eu égard à ses mécanismes spécifiques, peut extraire du fragment de réalité pris pour objet. Qu'est-ce qu'un fragment de réalité peut donner en propre à une photographie ? Qu'est-ce qu'une photographie peut extraire en propre du fragment de la réalité qu'elle convoite ? Qu'est-ce qui se transmet de si singulier entre l'oeil et le réel que peut seule favoriser et accomplir une photographie ? Qu'est-ce qui s'invente là ? Ce qui s'invente n'est rien de moins qu'une représentation de la photographie en elle-même, disposition par laquelle une image devient, ce n'est pas si simple, le lieu de sa propre représentation. Lieu séparé de l'oeil du photographe autant que du réel, lieu positionné entre les deux, si l'on préfère. Là, dans un entre-deux magique, s'exerce la responsabilité du photographe. Cette responsabilité ne peut se réduire à un enjeu formel, au seul souci d'obtenir un agencement de formes et de matières agréable à l'oeil de l'amateur. La responsabilité du photographe n'est-elle pas de favoriser l'émergence d'un espace visuel (virtuel) où la totalité de sa vision est rassemblée ?

 

Les images de Clarisse Doussot sont aussi des natures mortes. Elles intriguent par leur simplicité. Un objet qui contient peu d'éléments est réputé simple à proportion qu'il n'est pas décomposable. Il m'apparaît que cette définition s'applique. Je ne peux croire que l'auteur de ces images n'ait le souci d'une simplicité. Chaque photographie, avec si peu d'éléments, s'impose comme l'image sans ambiguïté d'un état des choses. Chaque photographie s'acquitte de cette simplicité, comme si, en chacune d'elle, l'image tenait lieu d'explication et nous en dispensait. Au sujet des photographes pratiquent le " flou ", Jean-Claude Lemagny avait proposé la formule " reconquérir la présence des choses ". Même si la démarche de Clarisse Doussot se situe à l'opposé de cette pratique, les mots " conquérir ", " présence ", " choses " me semblent adaptés. Les choses photographiées ne passent pas devant notre oeil. Elles sont établies dans l'image et, par la grâce d'une certaine lumière, de certaines couleurs, imposent une sorte de motif sensible dont la capacité d'attraction est indéniable. Dans la réalité quotidienne, nous n'aurions peut-être pas considéré cet arrangement visuel constitué d'un ou deux sacs plastiques monochromes. Or, voici que nous l'observons, interrogatifs. Il y a là une addition, un effet d'addition, de densités. On ne sait quoi apparaît. Cette configuration sobre et soignée fixe une sensation qui ne relève pas, là encore, de la seule tentation esthétique. Ces photographies ne procèdent pas d'un geste improvisé, même s'il fut est intuitif à l'origine. Elles instituent un espace homogène, comme autosuffisant, à l'écart du désordre et de la dissémination du monde. Espace clos, mais pas oppressant : articulé, concentré. Tout a été discrètement agencé pour qu'un " acte photographique " délibéré ait lieu, et de fait il a lieu. Cet acte ne relève pas d'une attitude froide ou distante. On ne perçoit en effet aucune légèreté, aucune superficialité. On distingue une matière paradoxale, à la mesure où chaque photographie fait advenir une sensation d'immatérialité. Sans doute est-ce dans l'expression sobre et résolue de ce rendu paradoxal que ces photographies trouvent leur force, que s'origine le sentiment d'une dense immobilité qu'elles procurent.

 

L'immobilité pourrait être le thème émanant des photographies de Thibaut Cuisset. Inutile de les décrire : leur description s'effectue instantanément dans le regard de qui les considère. Il est dit dans un catalogue que ces paysages ont l'air " inachevé " ou ont un air d'inachevé. La limpidité des tirages, leurs évidentes qualités techniques (cadrage, couleur, lumière), donnent le sentiment d'achever ce qui peut-être ne le fut pas. N'est-ce pas l'intensité de regard du photographe qui donne à ces images une structure, un rythme, un calme (ce n'est pas contradictoire), une étrange " pureté " ? La référence à la peinture va de soi. Formes et tonalités évoquent les paysages de l'Italie et la peinture italienne, celle du Quatrocento notamment (certaines images ont été réalisées lors d'un séjour à la Villa Médicis). Il ne s'agit pas de photographies d'architecture (genre identifié), ni même strictement de photographies de paysage. On identifie certes de l'architecture et du paysage, mais aussi (et surtout) un regard sur des architectures et sur des paysages. Développer un propos sur les aspects techniques (les angles de prise de vue ne sont pas indifférents dans ce travail) pourrait être envisagé. Le savoir-faire est ici tout entièrement affecté au service d'une perception dont la vertu pourrait être de déposer de la simplicité et de la rigueur dans un réel qui n'en offre pas (banlieues désertées par exemple). Thibaut Cuisset est à sa manière un " précisionniste ", catégorie pas plus scientifique qu'une autre dans laquelle la critique situe notamment l'oeuvre de Paul Stand. Il ne recherche pas pour autant la seule précision du détail. Il capte dans le réel suffisamment de détails pour que la structure de chaque image soit adéquate, à la mesure où tous les éléments structurels sensibles paraissent s'accorder en une miraculeuse équation.

Les photographies de Laurence Rondoni sont intuitives et instinctives. Mais il convient de s'accorder sur le sens des mots " intuition " et " instinct ". Intuitio veut dire " regarder attentivement ". Regarder ce qui apparaît et ce qui s'efface. Regarder simultanément, si cela se peut, l'apparition et l'effacement. Regarder peut-être entre ce qui apparaît et ce qui s'efface. C'est cela qui se présente à moi lorsque je fixe (comment faire autrement que les fixer ?) ces images. Quant à " l'instinct ", il caractérise une tendance innée et puissante. Laurence Rondoni puise ses images autant en elle que hors d'elle. Ses photographies résultent d'un arrachement entre un corps et le réel. Comme quoi une image que l'on saisi (je m'en tiens à une supposition et pourquoi pas à une interprétation) pourrait ne pas être captée seulement par les yeux : par des gestes sans doute, par un mouvement, une puissance, qui agissent le corps. On aperçoit des personnages, plus familièrement des personnes. Parfois peu distinctes il est vrai, mais bien visibles. " Ces autres, questionne Jacques Borel dans L'effacement, est-ce de toi qu'ils rêvent en toi, ou de qui encore, de qui, de quel passé, de quel lointain avenir peut-être ? " L'interrogation est aussi troublante que l'image. Ces photographies sont après tout des questions. Elles ont une disposition à accueillir des corps, eux aussi probablement intuitifs, instinctifs ; en quelque sorte, elles en prennent soin. C'est ce qui distingue un fragment en littérature d'une image, elle même pourtant détachée du réel tel un fragment. " Les fragments s'écrivent comme séparations inaccomplies ", rappelle Maurice Blanchot. Sans doute ces images préservent-elles la séparation de tout accomplissement. En elles, l'effet de fragmentation est incomplet, puisque des corps sont là, même bougés, partiels, même dans l'ombre. Ainsi a-t-on le loisir de les voir réapparaître. A contrario, du blanc qui sépare deux fragments sur une page ne transparaît visiblement plus rien.

 

Les photographies de Rémi Vinet ne sont pas des portraits. D'un mot plus indéterminé, plus elliptique, ce sont des " figures ", du moins est-ce ainsi que le photographe lui-même les qualifie. " Figure ", bien sûr, cela veut dire forme. La signification première est " forme extérieure d'un corps ". Rémi Vinet va chercher ces " figures " dans de ses propres images en effectuant un deuxième cliché, que l'on pourrait dire de détail, à l'intérieur d'une de ses photographies projetée. Est-ce la première image, d'où il extrait des visages, qui souffre de trop de complexité ? Dans ce cas, la démarche est opportune qui consiste à pénétrer cette complexité pour la décomposer, l'apaiser, l'accepter, et peut-être de la comprendre. Est-ce à l'inverse l'évidence d'une simplicité apparente de la vue d'ensemble qui pousse le photographe à entrer dans son image pour en approcher la densité et procéder à un examen de détail afin de localiser dans son regard ce qui l'a motivé ? " Il faut encore fragmenter les fragments, fractionner la voix, le souffle... ", suggérait Gérard Arseguel dans son livre Décharges. Les " figures " de Rémi Vinet sont des trous dans ses propres photographies. Dans les excavités apparaissent des visages. La méthode consiste à commencer par regarder à l'intérieur de son propre regard, et puis à détailler ce regard, à l'explorer, fragment par fragment. N'est-ce pas ce à quoi devrait se consacrer tout photographe ? Reconquérir une image à l'intérieur de l'image. Ne jamais s'en tenir à ce que l'on perçoit au premier abord. Faire en sorte que l'image advienne en se détachant d'elle-même. Cela exige beaucoup de patience, de doigté, de lucidité. Parfois les photographies donnent la sensation qu'elles dissimulent quelque chose. Trop de réel peut-être est entré dans l'image. Les " figures " de Rémi Vinet produisent une sensation inverse. Quelque chose &endash; un visage, on se sait quoi à l'intérieur d'un visage &endash; se montre à découvert. Signifier cette mise à jour ou au jour est suffisant et dispense d'autres commentaires. Il me suffit de voir ces visages tel qu'ils sont apparus, dans un autre espace, un autre temps, une autre lumière.

Je regarde les images d'Anne-Lise Broyer comme des photographies anonymes. Je ne sais rien de l'auteur. J'imagine que les images décrivent autour de l'oeil et de la mémoire du photographe un vaste cercle qui s'agrandit au fur et à mesure que les vues s'additionnent. J'ignore tout de ce qui pourrait ici tenir lieu de centre. " Maintenant, allez jusqu'à la pièce la plus reculée, tout au fond d'un de ces vastes bâtiments, suggère Tanizaki Junichirô dans son Éloge de l'ombre, les cloisons mobiles et les paravents dorés, placés dans une obscurité qu'aucune lumière ne pénètre jamais, captent l'extrême pointe de la clarté du lointain jardin dont je ne sais combien de pièces les séparent... " Ces images de petites dimensions captent on ne sait quelle lointaine clarté. Et c'est cela que je regarde. Je regarde en elles l'espèce rare de clarté qui les fait apparaître. Ne pas savoir me semble un atout pour regarder une photographie. Je ne me réfère pas au " savoir photographique ", à cette connaissance rudimentaire que l'on obtient sans trop de peine de la fréquentation des images, même lorsqu'on n'est pas photographe. J'évoque et j'approuve le non-savoir des circonstances. Quelle était la situation ? Qui était là et pourquoi ? Quel était le jour et l'heure ? Ces détails ont peu d'importance. Roland Barthes a tranché un éventuel débat sur la question de la contextualité des images par ces mots : " Telle photo m'advient, telle autre non. " Dans ces photographies, les circonstances (de la prise de vue), l'information sur le contexte, sont d'autant moins à considérer qu'il s'agit, vraisemblablement, d'images réalisées dans le territoire intime de l'auteur. Est-il suffisant et satisfaisant de répéter que la photographie est " un art de l'instant, de l'instantané " ? Ce que je regarde, est-ce un instant que la photographie aurait (et a de fait) fixé ? N'est-ce pas plutôt ce qui, dans cet instant, s'est tout à la fois décalé et absenté ? Je ne puis dire précisément ce que ces photographies ont enregistré, ou alors je puis suggérer qu'elles ont enregistré du temps, quelque chose comme une matière du temps, hors du temps réel, combinaison d'une présence et d'une absence, d'une présence absente ou d'une absence présente ? Ces photographies tirent leur lumière, et éclairent en cela le temps qu'elles ont arrêté, non d'une éclaircie, naturelle ou artificielle, mais d'un obscurcissement. Nous savons depuis les recherches de Schulze, qui datent du XVIII° siècle, que loin d'être chassée par la lumière, l'obscurité est produite par elle. Est-ce le réel capté par l'oeil du photographe qui suscite cet effet d'obscurcissement ou de peu de clarté ? Ou est-ce au contraire le mécanisme de la prise de vue, y compris dans ses effets chimiques, qui éclaire discrètement l'obscurité ? Ces images gardent le silence sur la réciprocité de ces effets.

 

 

Évoquant une photographie célèbre de Robert Frank prise à Londres en 1932, Jean-Marie Schaeffer indique : " Il n'y a rien de particulier à voir, sinon cette chose inattendue, incompréhensible, une chose qu'on n'a jamais vue et qu'on ne verra jamais, sinon dans cette photo, dans cette promenade imaginaire débouchant sur une fraction de seconde de réel quasi perceptif : un chien en suspension quelque part dans l'espace aérien de la cour... " Ce que j'ai observé dans les photographies présentées n'est visible que dans ces photographies et parce que ce sont des photographies. Cela va de soi et pourtant l'affirmer est audacieux. Curieusement, Schaeffer pointe (et même dénonce) " le refus de l'image de contenter notre désir de plénitude " et affirme que ce refus " nous amène à chercher ailleurs le complément qui fait défaut : dans le réel qui est hors-champ peut-être. " Il déclare tout de go que cette photographie de Frank est un " scandale " ... Bien sûr qu'une photographie qui n'est qu'une photographie et qui se montre comme telle est un scandale. C'est parce que les photographies que nous regardons sont un scandale qu'elles méritent d'être regardées. C'est parce que nous avons vu de nos yeux ce scandale que nous savons qu'il n'y a, dans ces images, rien d'autre à regarder. Voilà ce que nous montre, d'elle-même et de la réalité, la photographie, en effet.

 

4 février &endash; 24 avril 1999

Revu et corrigé au mois d'avril 2000

 

Bibliographie

Arseguel, Gérard, Décharges, Collection Gramma, Christian Bourgois Éditeur, Paris, 1979

Barthes, Roland, La chambre claire, Note sur la photographie, Cahiers du Cinéma, Gallimard, Seuil, Paris, 1980

Bonfait, Olivier, " Moments d'éternité ", in catalogue Thibaut Cuisset, Paysages d'Italie, Villa Médicis, Rome, 1993

Blanchot, Maurice, L'écriture du désastre, Gallimard, Paris, 1980

Borel, Jacques, L'effacement, Gallimard, Paris, 1998

Junichirô, Tanizaki, Éloge de l'ombre, traduction de japonais par René Sieffert, POF, Paris, 1995

Lemagny, Jean-Claude, " De quoi parlons-nous ? ", in Bonjour, Monsieur Lemagny, Nouvelles de la photographie, Comité national de la gravure française, Paris, 1996

Paolini, Giulio, Voix off, traduction par Anne Machet, textes rassemblés et préfacés par Alain Coulange, Collection Gramma, Éditions W, Mâcon, 1986

Rilke, Rainer Maria, Lettres sur Cézanne, traduites de l'allemand et présentées par Philippe Jaccottet, Le Don des Langues, Seuil, Paris, 1991

Sallenave, Danielle, " Voir, c'est lire ", in André Kertész, Photo Poche, Centre national de la photographie, Paris, 1985

Schaeffer, Jean-Marie, L'image précaire, Du dispositif photographique, Seuil, Paris, 1987

Stieglitz, Alfred, propos cités par Dorothy Norman, in Alfred Stieglitz, Collection Aperture Masters of Photography, traduction en français par Jacques Bosser, Könemann Verlags, Cologne, 1997

Wat, Pierre, " Memento mori ", in catalogue Valérie Belin, Photographies 1997-1998, Galerie Xippas, Paris, Centre d'art contemporain, Vassivière-en-Limousin, Arthothèque, Caen, Le Prieuré Saint-Michel, Crouttes, 1999

Wittgenstein, Ludwig, Carnets 1914-1916, édition et traduction de Gilles Gaston Granger, Gallimard, Paris, 1997