Alain Coulange / L'indescriptible

un projet de livre

Alain Coulange a publié principalement chez Flammarion, il est aussi directeur de l'école des Beaux-Arts de Tours. e-mail.

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" N'importe quel objet acquis

est un objet perdu. "

John M Armleder

[...]

Il faut se souvenir de ce qu'est un inventeur et de ce qui fonde une invention. Inventer est trouver un objet perdu. Un livre est un objet perdu que l'on trouve. L'inventeur ne renonce jamais, sachant que le don d'un nouvel ouvrage est toujours un abandon. Le dernier livre, parce qu'il supplante les précédents, parce que nécessairement son au-teur le hisse au-dessus de l'obstacle que constitue sa propre bibliographie, prend expressément la place du premier. Chaque livre est l'occasion d'un nouveau débat avec la violence des mots et l'impertinence du temps, à même la chair de la langue et la chair de l'instant. L'auteur ne leur donne vie qu'à considérer que rigueur et vigueur en lui sont demeurées intactes. Écrire, c'est-à-dire écrire encore : ne jamais concilier et se réconcilier avec l'utopique bonheur de se taire. [Mathieu Bénézet] Persister : cela veut dire continuer de parler de quelque chose qui normalement aurait dû cesser. Le livre expose en les explorant une à une toutes les questions à l'oeuvre dans une pratique de l'écriture entendue comme cheminement exploratoire de la langue. Notamment celles de la correspondance et de l'intelligibilité, c'est-à-dire de l'intelligence &endash; au sens d'être d'intelligence avec. Le livre porte en lui le fantôme d'un récit. Le texte résonne, s'il ne répond, d'une narration qui tout à la fois le nourrit et l'émiette. Le récit en écho martèle à sa manière le rythme. Un livre si l'on veut s'est évanoui dans le livre, à l'image du tableau caché dans le tableau.

 

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Le livre est un livre que l'on n'écrit. Le livre que l'on n'écrit est livre un auquel on rêve. Le livre auquel on rêve n'existe pas. C'est un objet. Un objet de rêve. Le pire pour un rêve est parfois de se réaliser. On ne sait si le rêve serait de réaliser cet objet, si le pire pour ce rêve serait de se réaliser. On ne sait ce que pourrait être, si on l'écrivait, le dessein ou le destin d'un livre auquel on rêve. Énoncer l'hypothèse d'un objet abstrait, objet du rêve, est en soi un dessein qui ne rebute pas, qui semble même par instant accessible. Le livre auquel on rêve, on n'affirme pas qu'il ne peut exister, que les conditions de son apparition ne peuvent être réunies, que réunies elles seraient forcément insatisfaisantes. On ne prétend pas que constater cette situation laisserait indifférent, ou provoquerait un doute. On ne déclare pas ne pas vouloir agir ou réagir. On n'affirme pas ne rien vouloir faire. On ne dit pas : " Que faire ? " On n'a pas non plus décidé d'attendre : attendre le temps, le moment voulus. On n'a pas l'intention d'effacer ce temps, ni de transformer le dispositif du temps en objet du rêve, ni même l'inverse. On n'a pas l'intention de décrire. Décrire la distance qui sépare de l'objet, la distance qu'il faudrait franchir pour s'en rapprocher, voire pour l'atteindre. Une description ne pourrait dire l'essentiel. Ne pourrait expliciter ce qu'est l'objet auquel on rêve. Seul un traitement du temps serait de nature à révéler cet objet, de nature à le révéler à lui-même. L'objet du rêve doit prendre corps dans un parcours en ses différents états, ses différentes étapes. L'objet du rêve ne saurait être anticipé. Il conviendrait d'abord de le voir, et pour le voir le montrer. Son avènement, a fortiori sa présence, devrait précéder mieux par avance anéantir tout énoncé. L'idée d'un énoncé doit apparaître toujours prématurée. Car pour s'imposer le livre auquel on rêve doit imposer son actualité. Telles sont les conditions de son apparition. On pourrait dire de sa volonté. Volonté que l'on fait sienne. Volonté à laquelle rien ne peut s'opposer.

 

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Un livre n'est habitable qu'à la condition que rien n'y soit respecté. Toujours le mot s'emploie à maintenir du temps entre les êtres, les choses, s'emploie à suspendre le désir, notamment de voir, à le tenir en alerte peut-être ? Écrire, c'est-à-dire mettre fin. Sortir de soi. Pour entrer on ne sait où. Partir. Protéger le coeur. Annulant toute possibilité de d'évanouissement. Sauvegarder ce qui apparaît. Éloigner de soi ce qui échappe. Le mot ? Sorte de porc. Tellement nu et sale. Ne le plus voir. Voir quoi ? Plutôt se manger les yeux. La fatuité du livre est de s'écrire. L'écriture comme instrument. Instrument du souvenir. Instrument d'elle-même. Qui voudrait faire oublier d'où l'enfance vient. On veut non seulement la phrase mais l'enfance qui va avec ! La phrase construit le livre en ne cessant de le diviser. Elle supprime les points fixes et fait quelque chose de flottant de ce qui était posé, reposant. Du moment que l'on cherche, ce que l'on cherche dans le livre disparaît. Livre sans plan. L'écrire. Le laisser en plan. L'indescriptible : projet de livre. Le livre : projet indescriptible. Indescriptible catastrophe de l'écriture dans le corps. Écrivant on se heurte. Et cela ne cesse. On ne cesse de perdre. L'écriture dedans telle une abréviation. Abréviation de la réalité. Abréviation de soi-même. Quel livre écrire ? On l'ignore. Seule l'écriture sait.

 

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L'hiver sans interruption sur la ville. On écoute. On regarde dans le bruit de la ville l'appartement sans couleur. On lit. On relit. On ne sait écrire pour répondre. De cette impossibilité on ne se détache pas. Une semaine passe. Un mois. À même l'oeil, le souvenir d'un tout, venu, venant. Et le silence. Et ne rien faire. Le mot n'est jamais un corps. On se lève. On va. Vers qui. Vers quoi. Sans nouvelle. De passage. Entre. Quoi et quoi ? La tournure des phrases. La tête à l'envers. La lampe blanche découpe l'ombre de ses mains. Et la nuit à cet instant est l'hiver derrière la vitre. L'hiver est là. N'est pas là. On lit. On prend des morceaux. On ne sait quoi, dans cet hiver, blessé. Peut-être pas. Lire. Les mots se retournent. Échappent. Tuer. Engloutir. Se taire. Ou parler.

 

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Qu'est-ce qu'un livre ? De cette question écrire. De cette question s'écrier. Écrire de cette question et s'écrier en elle. La question de ce qui s'écrie dans le livre reste à écrire. Car le livre ne cesse d'être un livre. Il ne cesse d'être un livre qui s'écrie de cette question. De la question non pas de savoir pourquoi ou comment, de la question de savoir de quoi, de quelle matière, de quelle vie. De quelle matière de vie s'écrie un livre ? Qu'est-ce qu'un livre ? De quelle vie est-il écrit et de quelle vie il s'écrie ? Qu'est-ce qu'un livre ? Il faut l'écrire encore. Écrire encore de cette question d'écrire, de cette question et d'aucune autre. Non que le livre n'ait à débattre d'autres sujets. Non que son auteur ne sache débattre. La question n'est pas de débattre d'écrire comme sujet. La question n'est pas de débattre du sujet d'écrire ou de quelque autre. La question n'est pas de débattre. La question est de s'écrier. De s'écrier écrire et de l'écrire. Écrire de s'écrier écrire. S'écrier écrire la matière de vie de l'écriture. Ne s'écrier de rien d'autre. Car de s'écrier écrire vivre nous sépare. Vivre de s'écrier écrire sépare l'auteur de sa vie. Et cette question de la vie de l'auteur scintille dans son livre telle une question séparée. Cette question de la vie de l'auteur séparée du la vie du livre est l'objet de son livre. Vivre menace la vie du livre. Vivre menace la vie du livre de la destruction. Écrire est s'écrier contre la destruction de la vie du livre et contre la destruction du livre. Écrire est ne pas renoncer à écrire contre la destruction de la vie du livre et contre la destruction du livre. Vivre est ne pas renoncer à écrire contre la destruction.

 

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Nous n'aurions la connaissance de quelque chose, de l'écriture notamment, que pour autant que nous en aurions la pratique. Est-il besoin de pratiquer la destruction pour la connaître ? La destruction n'est-elle pas toujours une pratique au détriment de : au détriment des corps, au détriment de leur vie. La destruction ou ceux qui s'en approchent. Ceux-là qui s'en sont approchés, qui s'en approchent encore. Ne vous approchez ni de nous ni de nos livres, c'est-à-dire ne vous approchez pas de nos vies ! Tout ce qui arrive ils le veulent. Tout cela ils le prennent. Mais cela n'est pas à nous, cela est de la vie en nous. Autant n'avoir la connaissance de rien. Avoir la connaissance de quelque chose, c'est non seulement avoir la possibilité de supprimer ce savoir de quelque chose, mais ce quelque chose aussi. Ce quelque chose (un corps) qu'on détruit parce qu'on le connaît, parce que la connaissance qu'on en a insupporte. Écrire est avoir à l'endroit de la destruction et de qui détruit une aversion. Une aversion est le contraire d'un penchant. Écrire est du côté du penchant. Le penchant est une arme pour faire état de l'aversion de qui écrit à l'endroit de la destruction. Écrire est complexifier. Détruire est simplifier. Est la simplification même. De la pensée. De l'écriture. Dans le rapport de la pensée et de l'écriture à la vie. Un livre ne s'écrit que pour autant qu'il hâte la complexité. Il l'alimente. Durablement. Un livre s'écrit pour que de la complexité pénètre son écriture. Durablement. La complexité n'a d'autre objet qu'elle même. Elle ne s'entretient que d'elle. Elle est une sollicitation d'elle-même indéfinie. Elle s'inscrit et s'ensuit seule. La complexité oscille. Les oscillations de la complexité sont spécifiques. Elles délimitent l'espace des questions centrales de l'activité d'écrire. Et de l'inactivité d'écrire. Ils voudraient aussi détruire l'inactivité. Lorsque écrire ne s'écrit pas, reste en suspens, c'est-à-dire préserve l'écriture non comme acte mais comme intention ou penchant. Excitation et incitation. L'écriture lorsqu'elle ne s'écrit pas. De ne pas s'écrire elle dure. Ne pas écrire est durable. Ne pas écrire durablement.

 

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Tout ce qui arrive, l'écriture le veut-elle ? Tout lui arrive. Tout cela n'arrive qu'à elle. Et elle vacille. Quel miracle que l'écriture vacille encore parfois ! Si l'écriture devait attendre après l'expérience pour se déployer, elle resterait paralysée par cette attente et ne s'élancerait jamais. L'écriture ne peut attendre après quoi que ce soit, car elle devient attente, et l'attente est une impasse où l'impossible fait son nid. Ne pas détruire, dit-il. Pas cette fois. Un livre ? Une protection. Une épaisseur de plus, dérisoire peut-être, contre la destruction.

 

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Bien sûr qu'il faut aller au tableau et l'écrire, le livre. Aller au tableau tel un peintre et le faire, faire être le livre. Bien sûr qu'on ne voit rien si l'on ne conçoit pas que le livre fut exécuté, que son exécution fut physique, qu'il y eu engagement de qui écrit avec ses instruments. Bien sûr que l'engagement et l'implication physique ne sont rien, ne font pas le livre. Avec tout ce qu'il est qui écrit doit mettre en place de l'écriture dans son livre. Bien sûr qu'il faut que dans le livre l'écriture soit possible, que ce ne soit pas seulement une possibilité mais une mise en place possible, sinon une mise en place du possible. Mise en place ou arrangement, au sens de s'arranger avec, de s'en arranger. Bien sûr qu'il faut éprouver cet arrangement, cet acquiescement de l'écriture avec elle-même, dont qui écrit est tout à la fois l'auteur et le témoin. Bien sûr que l'écriture exécutée &endash; lorsque l'auteur la considère, la retourne littéralement sur elle-même pour la voir &endash; le regarde. Bien sûr qu'il faut pouvoir regarder et être regardé, soutenir ce regard, sans aucune autre contentement que l'impertinence des mots qui furent écrits.

 

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Est-ce que cela vous plaît ? Est-ce que ce possible vous va ? Vous procuret-il du plaisir ? Qui écrit arrache de lui ce plaisir. Bien sûr qu'il faut aller le chercher ce plaisir, et de la vie devient possible, et le plaisir devient visible, un visible avéré. Lorsque l'écriture étonne qui écrit. Lorsque s'écrit l'étonnement. Lorsque, étonnée, l'écriture laisse voir tous ses penchants.

 

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D'où vient qu'un corps est venu ? D'où vient son bien-être ? D'où vient que ce bien-être l'occupe? Qu'il apparaît ? Cette apparition est une bonne nouvelle. Aujourd'hui cela est arrivé. D'autres jours aussi. Certaines nuits peut-être. Aucune indication de date ni de lieu. Pas de précision de temps, d'espace, d'heure. L'image n'est pas pour autant mystérieuse ou secrète. Elle montre qu'un corps est venu. Que le voici dans la lumière. Seul. Un corps nu. Découvert. Était-ce le début du jour, de la nuit ? La lumière l'a-t-elle tiré du sommeil ? Elle lui offre un espace. Espace pour un corps. Nu. Découvert. Espace ou possibilité d'un espace. Espace d'une possibilité. Où ce corps n'est pas dérangé. Ni dérangé ni étonné. Ce corps est la mesure de l'image. L'image est à sa mesure. Est sa mesure.

 

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Que faire avec un corps ? Et lui ce corps que peut-il faire ? Peut-il donner ? Et que donner ? Quoi faire de ce don ? Tout faire. Tout lui donner. Tout ce qu'on voit, qu'il demande. Tout, sauf le nom. Donner est difficile. Donner le nom est le plus difficile. Le plus impossible. Au nom de quoi donner le nom ? Au nom de quoi nommer ceci, cela. C'est impossible. Le nom est un don de l'impossible, un nom du désastre. Quel nom donner qui soit encore un nom possible ? Quel autre nom que ce désastre ? Car voici d'autres corps, qui donnent. Mais donnent quoi au nom de quoi ? Voici du noir et du blanc, et de l'ombre, et pas de noms. C'est impossible. Au nom de quoi des noms absents ? Au nom de quoi une absence immédiate ? Au nom de quoi écrire " absence " et ne pas écrire " mort ", " exterminé " ? L'absence a ces noms-là. Et ces noms on les garde. Au nom de quoi on les garde ? Au nom de cela dans le corps qu'on ne voit. Au nom de ce mot : "L'Indescriptible ".

 

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L'écriture ne commence pas. Elle recommence. Son état permanent de réitération l'excentre. L'affirmation qui s'impose en elle est nomade. Son identité est l'errance. Est-elle intelligible ? Est-elle pleinement compréhensible ? Pouvons-nous la considérer comme achevée ? Son monde est la trace. L'expression de la trace suspend la totalité. La trace marque, et à sa façon démarque. Fragilité de ce qui se brise. De la brisure. De l'affaissement. Quelque chose cède. L'effondrement est absolu, ce qui ne l'empêche nullement de s'aggraver encore, parfois même de ce qui l'allège. " L'indescriptible ". Titre éponyme. Qui ne met pas en valeur un nom. Qui est signe de l'absence de nom. De la reconnaissance de l'absence de nom. Déjà il s'efface. Éffacé, il devient signe caché de l'effacement. Ainsi devientil lisible. Lisible, c'est-à-dire pensable. C'est-à-dire que nous pouvons voir. Face à l'oubli qui n'existe pas. Si l'oubli existait, sa preuve serait encore à faire, du moins serions-nous dans le rapport au livre en devoir de l'exiger. Livre pétrifié. Pas éternisé. Il faut l'arracher. D'ailleurs il s'arrache. Comme la destruction, l'écriture ne vient pas. Elle survient, visible et indéchiffrable. Déchet d'un désastre ancestral, d'un désastre d'elle-même.

 

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Le titre trahit la clandestinité du livre. Le relire. Le juger. Le corriger. La main est engourdie, à proportion de l'engourdissement des mots, qui s'ouvrent, s'éloignent. Ce que l'écriture effleure, ou dont elle est saisie. Ce dont elle est saisie, sitôt saisi est délivré. Vertige de cette délivrance. Écrire au toucher. Instant de grâce que l'auteur ne réussit jamais à sublimer, sinon il cesserait d'écrire. Il faut continuer. Le titre est opaque. Son opacité n'aliène en rien son intelligibilité. L'auteur désire voir. Le désir de voir n'est pas un désir de comprendre. Désir de ce qui n'est pas présent, et même ne serait pas le livre. Le non-vu. L'obscène. Hors de la vue. Hors de la scène.

 

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Impossible d'appréhender la page autrement que comme un espace ultime précédant la manifestation d'un arrêt. L'espace se referme. Le livre ne " répond " pas. Sans doute est-ce parce qu'un livre ne répond pas, s'écrivant d'une question sans réponse, qu'écrire un autre livre devient nécessaire. Sans doute est-ce pour cette raison qu'il y a du temps entre les livres. Le temps transforme une interrogation qui pourtant reste la même. C'est parce que le temps le transforme qu'un livre est intelligible. La fin est différée de ce que viennent un autre temps, d'autres transformations, c'est-à-dire un autre livre. L'auteur non plus ne peut répondre. Il ne le peut puisque du temps est passé, et il ne sait répondre de ce temps passé. Ainsi écrit-il : " Du temps est passé." L'auteur vit au-delà, dans l'au-delà d'un temps qui le sépare de son livre. Il écrit loin de ce temps passé, nourri de n'avoir écrit de et dans l'écart de ce temps qui passe...

 

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" Il faut bien faire quelque chose, non ?

J'ai essayé de ne rien faire à une certaine époque,

mais c'était vraiment très difficile.

Alors, j'ai choisi l'écriture,

qui est l'activité la plus proche de l'inaction. "

Rodrigo Rey Rosa

Le Monde des Livres,

janvier 2000

 

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©Alain Coulange, 2000

Extraits d'un travail en cours.

État au 8 novembre 2000