Pierre Antoine Villemaine | Flottaisons...

 


 
 flottaisons indeÌ finies et comme irresponsables (P. V.)

 
 

  

le langage àl’état naissant 

flottaisons indeÌ finies et comme irresponsables

 
les mouvements directs de la pensée

 

son chaos naturel

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[...] àcet instant précis je ne sentais rien, absolument rien. Le silence avait cessé de respirer et je me sentais comme paralysé, fait d’une roche noire très ancienne. Aucun mouvement, aucune émotion, rien. Oui, l’émotion même manquait àcet instant. Quelques heures auparavant, je me souviens maintenant, je m’étais imprégné du paysage. Il m’avait traversé et j’étais devenu nuage, léger, transparent, flottant au dessus de la terre, je me dissipais avec douceur presque avec grâce dans un ciel d’un bleu intense, disparaissais comme on glisse dans le sommeil.

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J’étais dans la musique et je m’oubliais. Un bref arrêt surgit dans le cours de la mélodie, un silence inattendu, un blanc, une syncope suivie d’une reprise du thème initial. J’aimais cette interruption, l’apnée qu’elle provoquait, j’aimais cet effacement suivi d’une nouvelle naissance, plein de reconnaissance pour ce mouvement de la vie et de la mort ainsi accordées.

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La ciaccona austère, puissante, belle et mélancolique de B. appelle doucement, obstinément ; elle implore le Dieu àse manifester. La musique dérive. Elle ne sait pas bien où elle va. Des notes incongrues se répètent ou se prolongent indà»ment. Vers le milieu nous attendons avec impatience la reprise du thème d’ouverture qui nous avait tant séduit… et voici donc quelques notes de rappel qui s’interrompent presqu’aussitôt. B. se joue de notre attente, de l’attente de la répétition bienfaisante ; ces notes brèves nous frustent, attisent notre envie, ce qui était prévisible ne vient pas, seul demeure le souvenir restreint du motif inaugural qui revient nous hanter tel un fantôme. C’est ainsi que nous retrouvons le thème en le perdant.

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Je prendrais désormais le risque de servir la vérité. Cette décision est irrévocable. Ne sais si je plaisante ou si je suis sérieux. Par exemple si quelqu’un m’accostait dans la rue et me disait : « Bonjour Monsieur, comment allez-vous aujourd’hui ?  », cela m’aiderait car je répondrais aussitôt que je n’en ai pas la moindre idée. Ou encore : « Â Alors, le Monsieur, il fait sa petite promenade habituelle ?  » et sitôt dit, sitôt fait, me voilàen chemin vers la boulangerie, la Poste ou le marchand de légumes. Ma vie est un vagabondage plein de surprises. Pourtant j’étais bien mal parti. Dès le départ j’avais fait le choix malencontreux de l’indiscipline et comme un enfant buté j’étais stupidement fier de ce choix. Pour conforter la vérité je me dois de dire que je n’ai pas eu une enfance plus malheureuse que tout un chacun. Cependant je ne puis affirmer avec certitude que j’ai été heureux autrefois, il ne faut pas se raconter des histoires, même si les histoires rassurent, consolent parfois et donnent un sens àce qui n’en a pas. Mais poursuivons. Dire toute la vérité, tel était mon but et je n’en démordrais pas. Toute la vérité sera dite, rien ne vous sera épargné et craignant d’abuser de votre patience, je vous prie de m’en excuser par avance. Pourtant il faut bien le reconnaître, je ne suis pas tout àfait dans ce que je dis. Cet aveu m’est douloureux, pire, il me fait honte. Pour enfoncer le clou, j’ajouterais que le plus difficile pour la poursuite de cette aventure c’est que je ne sais pas si je crois moi-même àce que je dis. La difficulté semble insurmontable, elle ne l’est pas. J’avais appris depuis toujours àdéfaire ce qui était en train de se faire, enfant déjàje démontais avec application mes jouets que je n’arrivais plus ensuite àremonter, j’aimais àcritiquer sans cesse ce qui était en train de s’affirmer et je me disais avec orgueil que cela pourrait être une bonne définition de l’ironie. Se retirer de sa propre parole me mettait dans une situation inconfortable, parfois destructrice, mais dans le même temps ce retrait assurait la distance nécessaire, ouvrait un vaste champ de manÅ“uvre et de jeu, permettait d’élargir son spectre, créait des ouvertures, des points de vue inattendus. Dans leur langue d’autrefois, certains affirmaient même que « Â l’ironie était la claire conscience de l’éternelle agilité, de la plénitude infinie du chaos  ». Alors comme eux, je décidais que tout demeurerait àl’état de projet, inachevé, que tout serait àcréer et àreprendre ànouveau frais, sans oublier les doses de facétie, de dérision et de bouffonnerie. Ou pour dire la vérité simple et toute nue : tout virevoltait autour de moi, j’étais pris de vertige et je me sentais perdu.

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On croit que la musique va finir, mais non, elle ne renonce pas, elle lutte de toutes ses forces, elle refuse de disparaître, elle persiste, insiste de ne pas mourir ; portée par le rythme, elle creuse encore, se reprend, ressasse, exténuée elle prolonge le combat autant que faire se peut, se survit dans l’épuisement.

13 novembre 2023
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