Pauline Bordaneil | Sa voix et ses mains



- Je regarde ce lac qui pue depuis mon siège en seconde classe. Depuis dix minutes une clope trop épaisse roule entre mes doigts. J’aimerais demander du feu, voir si tout exploserait, voir si la lumière serait ànouveau uniforme. -

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Il avait l’odeur de l’herbe coupée, ce truc détonant, frais, ce truc où tu n’as pas forcément besoin de t’exprimer pour t’imposer, ce truc naturel qui te met au centre de chaque interaction, ce truc que j’ai toujours un peu repoussé, cette présence que je ne voulais pas avoir, je voulais être son opposé, une discrétion choisie dans les bras de son succès.

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Je me revois surtout fragile, au creux de tes bras ou sur tes épaules, je me revois enfant auprès de toi alors que ces souvenirs semblent déjàloin, alors que nous avons davantage parlé, débattu, et partagé lorsque j’ai quitté la maison, lorsque je me suis dit qu’il était temps de grandir, de voir moins d’étoiles en ville. La ville puis les villes m’ont éloignée du silence et des saluts entre inconnus mais la ville puis les villes ont introduit d’autres conversations, dégustations et réservations. Vous êtes venus voir, vous êtes venus me voir et nous avons photographié ma frange pas bien coupée, des paysages mal cadrés et nos visages, celui de maman et le tien, proches, contents.

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Lancer des cailloux et parler àune tombe. Je lance des cailloux et parle àune tombe. Je ne pensais jamais écrire cette phrase ou parler àune tombe. Je m’assois et je parle en regardant une photo, en regardant autour, en fixant les fleurs, en jouant avec les cailloux et je me dis que tu es en dessous.

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Je voudrais vous parler, vous raconter des détails, vous décrire des grands tableaux, des choses inintéressantes, subtiles ou chiantes au possible. Vous narrer une histoire que personne d’autre n’a connue, que vous ne comprendrez qu’àmoitié ou que vous abandonnerez au bout de la troisième page. Je voudrais vous parler d’un personnage àla peau dorée avec des poils sur les oreilles, vous transmettre une voix qui ne peut plus s’entendre, vous dessiner cette force. Je voudrais plein de choses au final. Je voudrais l’écrire, le décrire, le toucher, l’embrasser. Je voudrais crier ma peine, creuser la terre, manger, manger et encore manger. M’étouffer dans un soi-disant réconfort, retrouver un visage vague creusé par mes pleurs. Je voudrais conserver cette pudeur et cette rage, pouvoir me dire qu’il est quelque part, derrière un rideau, caché sous une table ou dans une armoire. Pouvoir me dire que j’ai compté jusqu’àcent, cent trente, trois cents, que la partie de cache-cache est finie. Viens me voir, viens vers moi, j’en peux plus de te chercher dans le noir.

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Je vais finir par oublier le son de ta voix, recoudre les souvenirs qui me viennent encore en tête. Je vais finir par regarder des photos histoire de remettre des couleurs dans tout ça. Je vais finir par gesticuler, pleurer puis capituler devant tout ce qui doit arriver. Je me souviens encore d’avoir frappé les murs, effarée, effrayée, de ne rien savoir goà»ter. Quand le temps fut venu, j’ai mis une tenue noir et blanc, ne sachant toujours pas partir, ne sachant toujours pas comment gérer cet éloignement. Je vais sans doute finir par trouver d’autres sujets sur lesquels écrire.

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Parfois, je serre les poings sans savoir contre qui ou quoi les diriger. Je sais seulement que je ne veux plus me cacher derrière les médicaments alors je serre les poings en pliant mes bras, je serre les poings jusqu’àtrembler des bras. J’aime crier sans produire de sons. Ça ne sert sà»rement pas àexpulser tous les trucs en moi mais j’aime cette image. Seule, de préférence dans la salle de bains, je serre les poings et ouvre la bouche. Il m’arrive aussi de faire des doigts d’honneurs dans le vide mais je trouve que ça a moins de classe.

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J’aurais aimé te tenir plus longtemps et que nous partions ensemble. Te tenir et épouser la forme de ton dos jusqu’ànous confondre. J’aurais aimé te dire plein de choses mais je ne voulais rien comprendre. Je ne voulais pas me dire que c’était la dernière fois, que tes pupilles dilatées allaient bientôt se fermer. Je ne voulais rien comprendre. Rester aveuglée par un espoir qui n’avait pas été communiqué, juste rester. J’aurais dà» rester et vous épauler. Partager la souffrance des derniers jours et comprendre pourquoi vous ne voulez plus en parler. Je veux en parler, je veux tout savoir même s’il avait trop maigri, même s’il n’était plus lui.

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Je vais finir par vieillir, je ne sais comment, tout va changer, heurter, jusqu’àje ne sais pas quand. Tout ce que je peux garder n’aura plus de valeur ou de sens. Les absents vont davantage se réunir. Je ne saurai plus comment décrire cette tristesse, sà»rement car elle m’aura quittée ou épuisée. Je ne sais pas si je serai encore làpour les autres, si je suis encore làpour moi. Je ne vois plus grand-chose, seulement des gens, beaucoup trop de gens, c’est éprouvant, donnez-moi le silence, juste du silence.

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- Ma clope a fini par s’émietter entre mes jambes. Je ne prends pas la peine d’en rouler une autre, je n’en ai pas besoin, du moins j’essaie de m’en convaincre. J’aime toujours autant ces paysages malgré la sécheresse envahissante de ces dernières années. Les terres sont noires mais la courbure des arbres et si je vais plus loin encore, le vent sur mes lèvres et le goà»t du pain, me feront toujours revenir àcette région. -

10 mars 2024
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