Pascal Gibourg | Leçons de ténèbres, de Didier Fassin

Francisco de Goya, Con rason o sin ella (Los desastres de la guerra), 1814-1815



« Il y a toute une partie de la vie humaine, celle des conversations, que nous n’arrivons pas à conquérir pour la littérature. (…) Moi, elle m’a envoûtée, elle a fait de moi sa prisonnière . »
Svetlana Alexievitch, Discours de Stockholm (Nobel 2015)



La voix de Didier Fassin porte de plus en plus, la rigueur et l’amplitude des champs d’investigation de ses travaux sont globalement salués, ses positions, inséparables de son expérience et de ses réflexions, sont instructives. Fort d’une expérience de médecin et de chercheur ayant travaillé sur plusieurs continents, il enseigne en tant que sociologue depuis une vingtaine d’années, notamment au Collège de France où depuis 2022 il occupe la chaire des « Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines ». De nombreux prix jalonnent son parcours impressionnant qui révèle une sensibilité au sort des précaires et des dominés remarquable.
L’année dernière, en septembre 2024, il publiait à La Découverte Une étrange défaite, sous-titré sur le consentement à l’écrasement de Gaza, où il se proposait d’archiver le traitement médiatique des attaques commises par le Hamas en Israël le 7 octobre 2023 et la réaction de l’Etat israélien qui s’ensuivit, traitement à l’image de ce qu’il appelle « une abdication historique », synonyme d’abandon du peuple palestinien. La situation a un peu changé depuis, mais ce n’est pas mon propos que d’en discuter ici.
Comme il le remarque dans son dernier ouvrage publié chez le même éditeur, la question de la violence traverse son œuvre et n’a pas manqué de lui apparaître au fil de ses expériences. Pour autant, il ne l’avait pas encore abordée frontalement, ce qu’il s’assigne comme tâche dans son dernier ouvrage. Elle n’est pas aisée, ce que révèle l’évitement dont cette question a fait l’objet dans les domaines de la sociologie ou de l’anthropologie jusqu’à une époque assez récente, alors qu’elle était plutôt débattue dans le champ de la philosophie politique. Pourquoi cette pudeur ou cette gêne, quand on sait quels événements traumatiques ont marqué de nombreuses populations ou ethnies au cours du XXè siècle ?
Son ouvrage est structuré en deux parties. La première cherche à « Savoir » ; la seconde à « Faire ».
Dans la première Didier Fassin dresse un bilan des différentes approches de cette question de la violence par les sciences humaines, de la sociologie à l’éthologie en passant par la psychanalyse jusqu’à la philosophie politique, laquelle, bien que ne ressortissant pas vraiment au domaine des sciences sociales, l’a incontestablement nourri.

I – Histoire d’un évitement

La première explication qu’il avance pour justifier de ce peu d’engouement pour un sujet qui semble concerner tous les pans de la société, vient de ce qu’à ses débuts la sociologie, tout comme l’anthropologie d’ailleurs, s’est évertuée à identifier ce qui faisait société plutôt que ce qui pouvait menacer l’ordre social. A cet égard il a fallu attendre la fin du XXè siècle pour voir des intellectuels envisager que la violence puisse être constitutive de cet ordre même. Difficile à définir, moralement condamnée, jugée secondaire dans l’ordre des phénomènes constitutifs des sociétés, la violence se voit donc préférer des concepts devenus célèbres en anthropologie comme celui de parenté ou de religion. Mais vinrent ensuit Galtung et Bourdieu, respectivement théoricien de la violence structurelle et de la violence symbolique, lesquels changèrent le regard que l’on portait sur la société, quand bien même la violence continuerait d’être une notion problématique.
Selon Galtung, la violence structurelle procède d’une « injustice sociale » - l’accès aux soins par exemple – sans qu’on puisse attribuer de manière rassurante la responsable d’une telle situation à un individu ou un groupe. Fassin écrit : « On peut dire que c’est l’ordre social qui est en cause du fait de l’inégalité qu’il crée et qui le constitue. Les victimes de la violence structurelle sont les personnes pauvres, discriminées, rabaissées. Les responsables sont en revanche plus difficiles à définir : ce sont celles et ceux qui contribuent à la production et la reproduction des inégalités. » Prendre conscience qu’on participe d’un ordre inégalitaire seront donc une première chose, une seconde serait d’agir de sorte à transformer cette situation.
Tout aussi sournoise voire davantage serait la violence symbolique définie comme forme de domination. En effet, dans ce cas la domination est subie sans être nécessairement conscientisée, et si elle l’est, elle l’est généralement dans les termes élaborés par les dominants. Si bien qu’elle est souvent conçue comme nécessaire voire normale, et partant en grande part invisibilisée. Fassin précise : « Elle est une violence, car elle entraîne diverses souffrances psychiques, telles que dévalorisation de soi, honte des siens, disqualification, culpabilisation, anxiété, marginalisation, isolement.. » On pensera à la violence symbolique sévissant dans les institutions scolaires mais aussi sur le marché du travail, dans le monde de l’entreprise, des arts, du sport etc.
La violence peut donc être aussi bien un fait individuel que collectif, visible qu’invisible, être sanctionnée ou non, discutée ou non. Elle peut émaner d’une personne éduquée ou non ; d’un dominant comme d’un dominé ; sembler justifiée ou non, pour des raisons explicites, partagées ou non, des raisons sous-entendues, faussement évidentes.
Mais d’où vient cette violence, c’est la seconde question que pose Didier Fassin après s’être demandé comment elle fut perçue et conceptualisée par les disciplines sociales.

II – Les origines de la violence

L’information fait la part belle à la violence – sexuelle, conjugale, criminelle, terroriste, sans parler des guerres voire des génocides -, version moderne de ce que furent par le passé les récits ou les contes, les mythes, lesquels nouent étroitement l’origine du monde à une violence qu’on pourrait dire originaire. Fassin évoque le Saturne de Goya, tableau effrayant s’il en est, mais aussi les relations incestueuses entre Ouranos et Gaïa desquels naîtront des monstres dont la puissance ne demandera qu’à s’exercer, sans oublier la castration d’un père égoïste de laquelle naîtra Aphrodite etc. De fait, il ne semble pas y avoir de récit mythique qui ne mette en scène un épanchement de sang d’autant plus inévitable qu’en plus de signifier la mort il symbolise aussi la vie, leurs liens et le cycle dans lequel vie et mort s’inscrivent. Ce déchaînement de forces à l’œuvre dans les récits, en plus de témoigner d’une véritable imagination créatrice collective, sert les intérêts de la société qui la met en mots en donnant à voir « d’un côté, ce qui a rendu nécessaire l’imposition d’un ordre social et, de l’autre, ce qui cependant continue de le menacer ». Raison pour laquelle « la mobilisation des mythes des origines n’est (…) pas une affaire du passé ». Les romans nationaux y puisent abondamment, quitte à inventer des traditions, instrumentaliser l’histoire et manipuler les textes. En effet, rien ne semble freiner les volontés nationalistes ou les ambitions colonialistes d’hier comme d’aujourd’hui. Que l’on consulte les manuels scolaires de n’importe quel pays et l’on en saura plus sur la manière dont les Etats modèlent les esprits et contrôlent les corps de celles et ceux qui composent la population qu’ils gouvernent. De très nombreuses références émaillent la démonstration de l’auteur, malheureusement implacable. Outre la littérature des récits fondateurs, des théories récentes ont cherché à comprendre d’où venait cette violence. La parenthèse consacrée au philosophe René Girard et à sa théorie du désir mimétique considéré comme cause essentielle des pratiques sacrificielles a de ce point de vue le mérite de minimiser la dimension essentialiste quasi psychologique que l’auteur de La violence et le sacré inscrit au fondement des motivations humaines (la jalousie pour le dire d’un mot), au profit des contextes historiques et politiques. En d’autres termes, comme le résume Didier Fassin après avoir mentionné plusieurs travaux de recherche, « le sacrifice n’est donc probablement pas la bonne clé de compréhension des origines de la violence », n’en déplaise à des mythes comme celui d’Abel et de Caïn dont le sens pourra varier selon ce qu’on voudra en dire, figure du mal ou fléau de l’injustice.
Didier Fassin relativise également l’importance des doctrines psychanalytiques, et notamment celle du destin des pulsions élaborée par Freud, auxquelles il reproche, je vais vite, d’être « sans histoire et sans politique ». Idem pour certaines lectures éthologiques qui tendent à essentialiser la violence et à l’imputer à certaines espèces vivantes indépendamment des contextes dans lesquels celle-ci se manifeste. L’auteur de Leçons de ténèbres ne croit pas trop à la « nature humaine » ni aux « lois de la nature ». C’est un fait que ces disciplines – psychanalyse et éthologie – ont énormément évolué en l’espace de quelques décennies, la psychanalyse se faisant davantage « sociale » alors qu’elle était individuelle, et l’éthologie accordant une place de plus en plus grande au contexte ou à l’environnement tout en remettant en question les biais inhérents à de nombreux protocoles d’expérience se hâtant de parvenir à des conclusions pour ainsi dire inscrites au commencement des recherches. Exemple : l’agressivité des primates, que certaines expériences provoquaient pour mieux conclure à leur naturalité.
Qu’un sociologue mette davantage l’accent sur les contextes de production de la violence que sur une prétendue « essence » animale-humaine semblera logique, et même indispensable à compter du moment où l’on se demandera comment différents acteurs sociaux – chercheurs, écrivains, militants, politiques, journalistes, témoins, citoyens… – peuvent agir ou réagir face à des faits de violence avérés. Exemple #MeToo.

III – Faire savoir

Si la première partie de l’ouvrage du sociologue s’appelle « Savoir », la second s’appelle « Faire ». Mais on aurait tort de croire que ces deux notions s’opposent totalement. En effet, le « faire » dont Fassin s’occupe est essentiellement un « faire savoir ». Par la parole, l’écriture, les rapports administratifs, les enquêtes, mais aussi la littérature de fiction, la médiatisation, les procédures judiciaires etc. Cinq verbes infinitifs structurent cette partie du livre : écrire, représenter, attester, qualifier, refuser.
De nombreuses questions se posent à la personne qui envisage de rendre compte de violences commises. Que sait-on ? Doit-on tout dire ? Et aussi, et peut-être surtout, comment le dire ? Il y a les témoignages directs, il y a les archives, mais il y a aussi les silences que l’écrivain.e pourra assumer de faire parler là où le sociologue s’en tiendra à ce qu’il peut attester. Il y a aussi le déni, le mensonge, la propagande, l’intimidation. Selon Fassin, la littérature – pensons à Coetzee, à Han Kang mais aussi à Conrad et à son célèbre Heart of Darkness pour ne citer que quelques-unes de ses références -, bien qu’inventant, se situerait du côté d’une vérité, à la fois historique et psychologique. En effet, a priori, la fiction ne choisit de s’écarter des faits attestés que pour mieux pénétrer la chair des phénomènes et les donner à comprendre d’une manière plus sensible que ne le ferait un texte scientifique, lequel s’appuiera a priori davantage sur des données quantitatives. Fassin reconnait que la littérature permet d’accéder à « des profondeurs humaines » ou à « une complexité psychologique » là où les sciences humaines adoptent généralement un point de vue plus distant et revendiquent une neutralité dans l’analyse. Il écrit : « En somme la fiction détiendrait les clés de la vérité, l’ethnographie celles de la réalité. » Ce qui ne l’empêche pas de dire, et son œuvre le démontrerait au besoin, qu’auteurs de fiction et auteurs scientifiques « partagent une même préoccupation sur ce qu’on peut écrire et comment le faire, sur les voix qu’on doit rendre audibles et les versions des faits qu’il faut distinguer ».
De nombreux exemples de travaux émaillent son texte, dont les siens propres, révélant une dimension morale, notamment quand il s’agit d’évoquer des violences subies par des personnes, parfois décédées, qu’elles aient exprimé la volonté de voir leurs propos reproduits ou à l’inverse demandé à ce que ce qui fut dit, lors d’un entretien par exemple, ne soit pas nécessairement écrit ou publié.
Il est instructif de voir que dans certains cas c’est la littérature qui nourrit les travaux universitaires, et que, dans d’autres, ce sont les archives qui nourrissent les travaux d’écrivains, qu’un va-et-vient existe et que ce qu’on finira par nommer vérité correspond souvent à un état donné des connaissances et non à un absolu. La question de savoir « qui » parle est à cet égard un point crucial : individu, institution, témoin oculaire (« testis »), victime (« superstes »). Fassin aborde cette question de l’autorité et plus spécifiquement l’ambiguïté de la notion de martyr, laquelle renvoie aussi bien au « martus » latin, témoin de Dieu, prêt à mourir pour attester une foi souvent méprisée par son bourreau ; qu’au « chahid », terme arabe désignant un combattant mourant au combat (jihâd), qu’il ait décidé de se sacrifier ou non. Le sens de ce mot se trouve donc dans ce dernier cas étendu et transformé, passant d’un sens « religieux » à un sens « politique », même si dans les deux cas il s’agit de faire advenir une vérité. Ce qui l’amène à citer la sociologue Laeticia Bucaille qui remarque que dans les Territoires palestiniens occupés la figure du martyr est progressivement devenu un « ciment de l’unité nationale ».
Cet exemple invite à soulever la question épineuse de la qualification d’un fait de violence. Fassin évoque à titre d’exemple la répression policière du 8 février 1962 au métro Charonne qui a coûté la vie à neuf personnes, alors qu’une manifestation avait été organisée contre les attentats de l’OAS, Organisation Armée Secrète violemment opposée à l’indépendance de l’Algérie. Il cite l’historien Alain Dewerpe qui à ce sujet parle de « violence d’Etat », non seulement parce que la répression a été ordonnée par le préfet Maurice Papon mais parce que l’Etat français a par la suite agi de sorte à dissimuler les faits et disculper les auteurs de ces meurtres.
Il revient également sur la terminologie utilisée pour évoquer les attaques du 7 octobre commises par le Hamas en Israël, qualifiées d’une part d’acte antisémite par le gouvernement israélien, en référence à la Shoah ; d’autre part d’acte de résistance, en référence à la « guerre asymétrique » opposant l’Etat d’Israël aux Palestiniens depuis la Nakba, laquelle a précipité l’exode de 80% de sa population en 1948. Qualification en lien avec celle de génocide employée pour décrire la riposte israélienne par les tenants de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide des Nations Unies votée en décembre 1948, là où d’autres parlent de légitime défense.
On le voit, eu égard à cette question de la violence qui déchire les sociétés, rien n’est plus crucial que le choix des mots utilisés pour la nommer, ceux-ci impliquant tacitement un jugement de valeur et partant une réaction sociale, politique, juridique et citoyenne face à son déferlement.
L’ouvrage se conclut sur un chapitre intitulé « Refuser ». Il évoque les pratiques de non-violence auxquelles on associe les noms de Gandhi, de Martin Luther King ou encore de Thoreau. Combat solitaire ou collectif, mené au nom d’une constitution ou contre des lois iniques, chaque cas différant, certains comme celui du colonisé ou plutôt des colonisés révélant les limites d’une attitude pacifique face à des forces brutales et répressives.
Fassin aborde enfin la question de la légitimation de la violence, à travers des exemples historiques et des figures intellectuelles ou notables, allant de John Brown, évangéliste anti-esclavagiste, à Frantz Fanon, psychiatre, militant et intellectuel anticolonialiste ; sachant que cette légitimation peut contribuer à faire de certains résistants des héros de la libération là où d’autres ne verront que des terroristes. L’exemple de Mandela est frappant, et rappelle cruellement combien les Etats plus ou moins complices des violences perpétrées par d’autres Etats sont parfois longs à reconnaître que la violence n’est pas là où il voudraient souvent qu’elle soit – chez les faibles et les opprimés qui défendent leur droit de vivre dignement – mais trop souvent du côté des Etats eux-mêmes, que l’histoire de la colonisation et des guerres réunit sous la triste bannière de l’oppression et des massacres, quand ce n’est pas celle du déni pur et simple.
La violence fait partie de notre paysage, il nous incombe de le reconnaître pour savoir ce que nous voulons en faire : la convertir pour qu’elle devienne une force au service de la justice ou la subir, encore et encore.

22 septembre 2025
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