Valéry Hugotte / Robert Desnos : les mots des mythes et les myrtes des morts

– Comment t’appelles-tu voyageur ?
– Je me nomme Oedipe.
– Et tu penses aller loin sur cette voie ?
– Je pense aller jusqu’à l’endroit où elle se termine.
Robert Desnos

Valéry Hugotte enseigne à l'université Bordeaux III

autres textes de Valérya Hugotte sur remue.net : A picture of you, images du rock'n roll ou Moi seul, contre l'humanité... une étude sur Lautréamont – ailleurs sur Internet : voir le site de la revue Prétexte (sur Bernard Noël, Eugène Savizkaïa, ou ... François Bon)

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Robert Desnos


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Robert Desnos sur Internet

"à la mystérieuse" - par Jean-Pierre Rosnay, un bel ensemble de pages sur Franceweb-Poésie, avec aussi un inédit : "à la dame si reine" et une bibliographie

pour l'actualité du surréalisme en France, une seule adresse, la liste Mélusine (cf Fabula) - ou, quand ça marche, le centre de recherche sur le surréalisme -

l'essai de Michel Murat : Desnos, les grands jours du poète sur le site des éditions Corti

"puis-je rester libre et garder ma raison" - l'hommage du ministère de la culture pour le centenaire Desnos

on trouve sur le Net bien d'autres extraits de poèmes, il suffit de partir en chasse, mais cela ne dispense pas de l'achat de la très belle édition Quarto de ses oeuvres

on connaît tous le travail critique de Pierre-Marc de Biasi, en particulier dans le domaine de la critique génétique - on sait moins qu'il est aussi peintre – il ne nous en voudra pas, j'espère, de reproduire ici cet "hommage à Desnos" comme signe d'estime amicale – FB
le travail artistique de Pierre-Marc de Biasi
Valéry Hugotte / Les mots des mythes et les myrtes des morts

1.

" Il paraît, on le dit, ou pour être juste on l’insinue, que tout ceci finira par faire une histoire. Oui, pour les cons ", écrit Aragon dans Le Con d’Irène, avant d’ajouter : " C’est une manie bourgeoise de tout arranger en histoire " . Soit. Mais comment échapper finalement aux histoires, si le monde bourgeois que vous aviez cru ébranler est plus fort que jamais, au moment de recueillir vos cendres? Les histoires, nous le savons bien, continueraient effectivement de s’écrire. Il n’empêche qu’Aragon visait juste : rien ne renforce mieux un ordre que la légitimité des histoires, si par histoires il faut entendre le produit d’une causalité toute-puissante qui finit toujours par donner raison au gagnant. Aragon visait juste mais il jouait perdant, parce que ce monde-là avait plus que tout besoin d’histoires pour supporter un siècle de désastres, rien n’y échapperait et surtout pas ses révolutionnaires défaits. Sitôt passé le temps de l’orage, se multiplieraient tout naturellement histoires du surréalisme et biographies des grands hommes du mouvement. Après tout, dans une telle histoire, ne manquait ni la complication des intrigues ni la valse des personnages, et les figures familières des psychologies faciles seraient au rendez-vous devant cette toile de fond privilégiée du vieux roman historique, une toile élargie soudain à des dimensions planétaires : le panorama tourmenté d’une époque prise entre deux guerres. Les insurgés d’hier prêteraient même leur concours pour parfaire le recyclage : Robert Desnos dès 1927, dans un texte commandé par Jacques Doucet ; plus tard André Breton lui-même, sous prétexte d’accorder quelques Entretiens, une expression dont la désinvolture apparente dissimulait mal le souci de ne manquer aucun des effets nécessaires de sa version autorisée. Il est même plaisant de remarquer que cette histoire-là, il appartiendrait finalement à Aragon de l’écrire, dans sa variante la plus frappante sinon la plus fidèle, négligemment rejetée en arrière-plan d’une étrange tragédie – je pense au Paul Denis et au Ménestrel de son Aurélien.

Les histoires s’écriraient donc, de ceux qui avaient prétendu s’en dégager. En même temps, voir les choses ainsi, c’est encore se placer dans la perspective d’une histoire, c’est juger un combat sur les termes d’une reddition. C’est oublier un peu vite quelle stratégie magistrale élabore le surréalisme, pour s’arracher à une telle écriture, à ses artifices usés et à ses décors rebattus. Trouver enfin du nouveau exigeait que la vie s’écrive autrement : contre les histoires, les surréalistes s’empareraient du mythe. De fait, si l’on retient du mythe, non seulement certaines configurations structurelles, mais aussi sa capacité à ouvrir un temps hors de l’Histoire, alors les premiers moments du surréalisme peuvent nous apparaître comme une quête fiévreuse du mythique – traqué dans les moindres vers d’un jeune poète monté à Paris, interrogé sur le visage de la première passante, trouvé peut-être dans les recoins d’un Marché aux puces ; un mythe justifié aussi par quelques devanciers savamment mythifiés : la fulgurance apollinienne de Rimbaud, la noirceur infernale de Sade, et surtout le sursaut titanesque du comte de Lautréamont, pour son refus impérial d’être inscrit sur les registres de l’histoire. D’ailleurs, le mythe existait, puisqu’André Breton l’avait rencontré d’emblée, comme un signe du destin, en la personne de Jacques Vaché. Evidemment, les histoires nous rappelleraient qu’était vite venue l’époque où, comprenant trop bien que la quête faisait le mythe, les surréalistes avaient perdu l’innocence de leur âge d’or.

Alors restaient les solutions plus retorses de l’écriture. Le journal d’une rencontre n’égrenait les dates que pour mieux briser toute chronologie : derrière le masque de Nadja, c’était déjà Mélusine qui menaçait de nous pétrifier. Le paysan de Paris n’en finissait plus de chercher son sphinx dans les moindres passages, et le con d’Irène, justement, nous renvoyait par surprise à une origine du monde authentifiée par " trois déesses nues au-dessus des arbres du Mont Ida ". Ayant posé comme axiome poétique que l’amour nous inscrit dans le cercle parfait d’un temps cyclique, Eluard pouvait quant à lui voir une déesse en toute femme sans même la dévêtir. Mais cela n’était plus tout à fait la même chose, et ce n’était pas ainsi que le mythe parlait à Robert Desnos, ce jeune autodidacte exalté, infiltré parmi ces intellectuels pleins de ressources.

2.

Certes, le titre du premier grand poème de Robert Desnos, assez déterminant pour ouvrir en 1930 le recueil Corps et biens, bilan de sa période surréaliste, ce titre propose un rapport assez entendu avec le mythe. " Le fard des Argonautes " donnerait un maquillage subversif à la vieille texture mythique, convoquée telle une nouvelle toison d’or qu’il conviendrait seulement d’enfermer dans l’" enveloppe amusante, titillante, apéritive " dont parlait Baudelaire . Le poème date de 1919. Combien il paraît obsolète à Desnos quelques mois plus tard… Pour qui sent alors passer de près l’ouragan dada, tout cela ne peut plus être que littérature. Puis, jouer des rencontres du mythe et de notre vie moderne suppose une machinerie docilement infernale qui, on le comprendra rapidement, convient trop bien au grand ennemi Cocteau. Estomper les rides, comment cela suffirait-il de toute manière à qui cherche un nouveau visage ?

Trois ans après le travestissement de Jason, la solution pourra être tentante, de jouer non plus avec le canevas du mythe, mais avec la matérialité même de ses mots, d’appliquer ainsi au mythe la recette d’un langage cuit, jusqu’à faire perdre ses prérogatives au nom sacralisé et le faire descendre dans la foule des signifiants libérés : " Prométhée moi l’amour " (510). Solution d’autant plus séduisante que le mythe déchu peut transmettre un peu de sa richesse suggestive à des jeux aussi subtils que scabreux, qui pour beaucoup risquent de ne guère se distinguer des vieilles contrepèteries de l’Almanach Vermot. Après tout, " Les caresses de demain nous révèleront-elles le carmin des déesses ? " (509) – cela compensait opportunément la jubilation potache de : " Est-ce que la caresse des putains excuse la paresse des culs teints ? " (504).

Mais ne s’agit-il que de cela ? La solution, reconnaissons-le, aurait été bien trop cavalière encore pour un poète qui semble bien se désigner lui-même, selon une expression de cette époque, comme un homme mangé aux mythes (521). Réduire à un nouveau fard ce jeu verbal, c’est ignorer ce qui, depuis sa rencontre avec André Breton, a radicalement bouleversé le rapport de Desnos au mythique : on ne songe plus guère aux cosmétiques quand se vit une véritable métamorphose.

3.

Pour mesurer ce qui a basculé chez Desnos dès son engagement dans le groupe de Littérature, il suffit d’ouvrir ses Nouvelles Hébrides, ce long récit profus et délirant de 1922 dans lequel le jeune poète, pour la première fois, s’éprouve surréaliste, s’efforce de " rétrograder jusque chez les sauvages ", comme aurait dit Lautréamont, afin de mieux resurgir lavé de toute préciosité symboliste ou affectation moderniste, au terme d’une longue logorrhée libidineuse mêlant romans d’aventures, gags de cartoon et récit de rêve. Du seul point de vue thématique, il serait déjà remarquable que le livre soit tout entier traversé par un certain mythe du Déluge. Mais nous importera surtout que les images obsédantes de destruction prennent ici valeur de table rase ouvrant la possibilité d’un recommencement radical, donnant au sujet la chance d’une renaissance au mythe. Dans l’univers chaotique des Nouvelles Hébrides, le temps s’arrête et les repères se brouillent : ce " pays des boussoles affolées " (96) est aussi celui des " pendules qui s’emballent à la douzième heure " (51). Le jeune poète n’oublie pas pour autant de rappeler à qui sont dus ces terres vierges et ce saut hors du temps. A la question lancinante du narrateur : " Quelle heure est-il, André Breton ? ", celui-ci répond invariablement : " Il est huit heures dix ", comme si grâce au mage des Champs magnétiques le temps s’était arrêté, ouvrant un raccourci fulgurant vers le substrat mythique.

Reste tout de même à remettre les compteurs à zéro, par un défoulement destructeur qui n’épargne pas même les icônes surréalistes :
Ah maudits soient les morts ou plutôt ignorons-les. [...] Ô vous que j’imaginais au seuil de mes masturbations : Rimbaud, Apollinaire, Lautréamont, Jarry, Jacques Vaché, vous sentez mauvais, vous êtes laids, vous êtes incapables de faire ou de penser l’amour, vous êtes morts ! (83-84)
L’exclamation est significative d’une hâte de libérer un espace mythique susceptible d’être investi comme on tenterait un putsch. Le surréalisme est certes à l’ordre du jour, reste à en devenir le prophète incontesté. S’ouvre donc une étrange guerre sainte : que les anciennes idoles s’effondrent, que le poète lui-même soit recouvert par les débris, et s’affirmera à travers lui un éternel retour des mythes premiers :
Enfin le tout fit explosion. Je fus à demi enseveli sous les décombres de trois reines égyptiennes attardées dans ma pyramide.
Quand je me relevai, j’avais cessé de vivre.
(62)

Mais la mort, ne cessera de répéter le poète durant toute sa période surréaliste, n’est jamais pour qui sait la vivre que le prélude à un retour plus glorieux :
[...] je ressuscitai et je dispersai les morts dans les étoiles avoisinantes et le Pape dans le lit de la Seine dont il n’eût jamais dû sortir. (65)

Cette première résurrection sera bientôt confirmée par une scène d’un érotisme déjà bataillien qui voit le poète perdre ses yeux pour mieux conquérir un regard neuf : " Quand elle desserra son baiser, d’autres yeux me repoussèrent, et verts " (78). De fait, le regard de Robert Desnos, ses yeux très clairs comme retournés en dedans, sa vue perçante et incertaine d’aveugle illuminé, joueront bientôt un rôle non négligeable dans l’affirmation de son propre mythe – ses yeux fermés qui " voi[ent] ce que je ne vois pas ", selon les mots de Nadja . En somme, à travers le discours exalté, il semble que ce soit déjà une nouvelle manière de voir et d’être vu qui se cherche. Mais il faudra encore, après l’enterrement rituel et l’engloutissement sans appel d’une Histoire noyée par l’inépuisable murmure, revenir au mythe sur un mode carrément insubmersible, préservé des férocités dada toujours promptes à rejaillir.

L’une des solutions consiste à sauver, parmi tant d’oripeaux sacrifiés, quelques figures emblématiques et suffisamment redoutables, afin de les hausser à la hauteur d’un mythe fondateur. Il sera facile à André Breton, lors de la rupture de 1929, de reprocher à Desnos son manque " d’esprit philosophique " . C’est que le poète de La Liberté ou l’amour ! a bien du mal à faire sienne une perspective marxiste, quand la Révolution lui apparaît, non comme la résultante d’un processus historique, mais comme le modèle indépassable d’une libération toujours à reprendre, le coup de force de Robespierre à l’image d’un vol prométhéen – le " Prométhée moi la mort " de l’échafaud. D’ailleurs, si Desnos se réfère plus qu’à tout autre période aux jours de la Terreur, c’est bien pour sa capacité, que relèvera Blanchot dans un texte célèbre, à ouvrir une brèche dans l’histoire, à faire de l’histoire un vide . Décidément, l’" esprit philosophique " importe bien peu, quand, à travers quelques vignettes d’un livre d’écolier, légendées sans doute par une phrase de Michelet, ranimées par la silhouette surimposée du Divin marquis, s’est écrit le mythe définitif d’un homme et d’un peuple unis pour en finir avec l’Olympe des privilèges. Si l’on admet que les années 1920 sont décisives dans la constitution d’un certain mythe révolutionnaire, force nous est de le reconnaître chez Desnos plus violent que chez tout autre. Question de caractère et de circonstances, pour un jeune autodidacte rebelle à l’épicerie héréditaire, expliqueraient les histoires rétrospectives. Question de nom aussi bien, qui permet à Desnos de s’inscrire, un peu grossièrement il est vrai, dans une filiation susceptible de lui transmettre une précieuse aura mythique : n’évoque-t-il pas " le nom de Robespierre qui réunit mes deux prénoms Robert et Pierre " (299) ? La confession malheureuse ne tarderait pas à devenir pièce à conviction dans le réquisitoire du Second manifeste : " tout de même quelle idée enfantine : être Robespierre ou Hugo ! " , pourra ricaner André Breton qui n’avait que trop bien compris l’enjeu de cette mascarade, pour avoir succombé le premier à d’autres masques plus convaincants.

En effet, épouser le mythe, ce ne pouvait être seulement singer Robespierre – l’époque en vérité ne s’y prêtait guère, et le rêveur aux paupières trop lourdes n’aurait pas été le plus crédible : la silhouette d’Artaud avait plus de chance d’incarner les Terreurs de demain. Puis, le mythe se devait d’être neuf, tout en puisant au plus profond du répertoire ancien pour renforcer ses assises. Au plus profond, on sait bien qu’Orphée restait le plus vivace, mythe de la toute-puissance du poème quand il ose braver les ténèbres : Apollinaire, Rilke, Cocteau encore de lui consacrer bestiaire, sonnets, testament bien sûr. Mais lui manquait une incarnation absolument moderne, susceptible de révéler toutes les virtualités mythiques de la vie d’aujourd’hui, dans ses avancées les plus extrêmes – ce que le paysan de Paris nomme, précisément, " une mythologie moderne " . Certains pays du continent nouveau étaient déjà occupés : de la noyade de l’Eve future à l’envol de " Zone " et aux vrombissements futuristes, la mécanique ne tarderait pas à prendre un fâcheux air de déjà vu. En outre, Breton avait désigné la terre promise : à peine défrichées encore par les travaux sur l’hystérie et la psychanalyse naissante, les vastes contrées de l’inconscient s’offraient au " jeu désintéressé de la pensée ". Encore fallait-il réunir ces ingrédients disparates et maîtriser une audacieuse alchimie du mythe.

4.

Surtout, pour que le mythe prenne, il devait revenir, non plus comme motif habilement fardé, mais comme modèle réellement habité. En fait, ce modèle avait déjà été pressenti le temps d’un rêve à valeur d’oracle dans les Nouvelles Hébrides : " Une pythonisse me fait des signes. Une foule m’acclame " (46). C’est ainsi : pour Robert Desnos, la voie vers le mythique passerait, si l’on ose dire, par le pythique. Inutile de revenir ici sur le détail des séances de sommeils hypnotiques qui révèlent brusquement un nouveau visage du poète et, à travers lui, donnent vie à la Rrose Sélavy inventée par Marcel Duchamp – sinon pour insister sur l’importance de cette métamorphose qui a valeur, en effet, de renaissance. Et pour rappeler la puissance mythique attachée immédiatement au jeune poète qui, deux ans auparavant, suppliait Benjamin Péret de l’introduire auprès des inaccessibles dadaïstes. Couvrant le murmure des sceptiques, les acclamations s’élèvent, saluant le dormeur visité. Aragon se laisse emporter par une verve toute religieuse en célébrant cette Vague de rêve :
Que ceux qui interrogent ce dormeur formidable l’aiguillent à peine, et tout de suite la prédiction, le ton de la magie, celui de la révélation, celui de la Révolution, le ton du fanatique et de l’apôtre surgissent. Dans d’autres conditions Desnos pour peu qu’il se prenne à ce délire deviendrait le chef d’une religion, le fondateur d’une ville, le tribun d’un peuple soulevé.

Dans d’autres conditions ? Breton ne se soucie pas de telles restrictions, qui souhaite à Desnos de " continuer à opérer le miracle les yeux fermés " . Présente durant ces séances, Simone Breton à son tour constate l’arrêt des aiguilles : " Nous vivons en même temps le passé le présent et l’avenir " . Desnos lui-même assume pleinement son nouveau statut. En 1924, il écrit ainsi dans Deuil pour deuil : " Je ne crois pas en Dieu, mais j’ai le sens de l’infini. Nul n’a l’esprit plus religieux que moi " (195). A nous de comprendre qu’il ne croit qu’en lui-même, qu’il a à lui seul pris la place des anciennes idoles : " je ne trouve en ces pierres nul vestige de ce que je cherche. Le miroir impassible et toujours neuf ne révèle que moi-même " (193). Ainsi s’éclaire le titre de son recueil de 1926 : C’est les bottes de sept lieues cette phrase : " Je me vois " – je me vois mort, je me vois dieu. L’assomption est d’ailleurs affirmée un peu plus loin dans Deuil pour deuil : " La surprenante métamorphose du sommeil nous rend égaux aux dieux " (210). Le pluriel de la première personne dissimule mal l’affirmation du singulier : " Si une sorcière me disait tu seras dieu… ", écrit-il en 1925, " je répondrais je le suis " (275).

Convenons du moins que l’alchimie est parfaite. La figure animée par Desnos réunit, déconcertante et irréfutable comme une parfaite image surréaliste, les plus anciens mythes de la parole inspirée et les clichés les plus saisissants de l’imagerie moderne : comme le souligne justement Marie-Claire Dumas, c’est la même année que Nadja présente des portraits de Robert Desnos assoupi et que la Révolution surréaliste, dans son numéro du 15 mars 1928, célèbre le " Cinquantenaire de l’hystérie " en publiant des photographies d’Augustine, la patiente de Charcot. Le mariage, à dire vrai, va de soi. Tous deux savent ce qu’il en est de mourir à soi-même pour renaître transfiguré, illuminé devant l’objectif par la résurgence des désirs enfouis, par le réveil brutal des dieux abjurés. Rrose Sélavy, Orphée féminisé ou pythie renaissante, rapportera cette interrogation de l’une de ses descentes aux enfers : " Mots, êtes-vous des mythes et pareils aux myrtes des morts ? " (509). Et les mots sans doute peuvent bien mener aux mythes, s’ils se conquièrent dans cette proximité-là de la mort. Car le poète en ces années ne cesse de mourir, ne semble écrire que pour répéter sa disparition, ou s’en convaincre à force d’épitaphes, de paroles d’outre-tombe, de naufrages inlassablement déclinés . A ceci près qu’il n’est justement pas question que de mots.

Non, il n’est pas question que de mots et c’est bien pourquoi peut si rapidement surgir le mythe d’une œuvre qui excède largement la seule littérature – coupable, selon Desnos, d’avoir fait, des " dieux de jadis ", " d’anodines allégories " (227). Une œuvre qui tout de même relève de l’écriture : comment ne donneraient-ils pas consistance au mythe nouveau, les vertigineux affolements verbaux de L’Aumonyme, les mots faisant l’amour autour de Rrose Sélavy, la longue dérive hallucinée de Deuil pour deuil ? Mais une œuvre qui doit presque tout autant aux photographies, à une façon de s’y placer, aux intuitions surtout de Man Ray, qui sait arranger le groupe surréaliste tout autour selon les exigences de la nouvelle Cène, qui atténue ses contrastes, pâlit ses images jusqu’à ce que Desnos endormi devienne l’un des spectres invoqués derrière ses paupières closes. Une œuvre, enfin, portée par la prodigieuse publicité que, nous l’évoquions, lui donne l’ensemble du groupe. Remarquons à cet égard que la rencontre du publicitaire et du mythe semble alors aller de soi. Dans La Liberté ou l’amour ! de 1927, Desnos fait de la publicité un inépuisable réservoir d’images potentiellement mythiques, tout à la fois inédites et familières, donnant ainsi au combat de Bibendum et de Bébé Cadum, " dieu visible sous les espèces de la mousse de savon " (334), une ampleur homérique. Et Aragon, dans la préface ajoutée en 1964 à Anicet, rappelle que " pour nous, tout écrit était une réclame, on dirait aujourd’hui propagande. Breton appelait la religion une réclame pour le ciel " . En quelque sorte, Desnos bénéficierait d’une contre-propagande assurant à son propre mythe la réclame la plus efficace.

Il y aurait donc chez Desnos, encouragé par une promotion inestimable, guidé par la leçon de Duchamp, ce qui tient de la création d’un personnage – un personnage hors de l’œuvre, ou jouant l’œuvre dans un perpétuel débord, exigeant de l’artiste une recréation totale de soi-même. A cela Desnos ajouterait un sens du mythe assez sûr pour que le jeu s’affole, et devienne d’autant plus saisissant. De fait, en quelques années, Desnos est en passe de devenir l’un des principaux mythes de la modernité qui se cherche dans le Paris des années 20, sans que l’on puisse savoir où s’arrête la mise en scène, et commence l’adhésion sincère à sa figure de voyant en relation avec les ombres. Mais pourquoi savoir ? Les faiseurs d’histoire le savent bien, il est facile de décomposer après coup ce qui survient en projet lucide et plan cynique. Au-delà des recettes, il y a la force d’une telle affirmation, susceptible de réveiller des mythes en sommeil. En Robert Desnos, ou plutôt dans cet espace trouble ouvert entre lui et l’impossible Rrose Sélavy, le mythe semble, tout simplement, avoir recommencé à vivre.

Breton trouvera bientôt, pour son Manifeste, une admirable formule : " Qu’on se donne seulement la peine de pratiquer la poésie " . Desnos, lui, n’a pas attendu de mot d’ordre pour pratiquer le mythe et l’incarner. Quant aux admirables formules, Rrose Sélavy, son double mythique, n’est-elle pas capable d’en produire à l’infini ?

5.

Mais pratiquer le mythe, ce ne pouvait être seulement exploiter cette figure unique, entre Orphée et pythie. En fait, la vie entière de Desnos, et sa poésie telle qu’elle s’adapterait " aux moindres révolutions de sa sensibilité " (589), semblent appeler une traduction mythique, une immédiate " mythification ". Qui n’est pas simple mystification. N’écrit-il pas, sans les rendre publics, sans même les donner à lire aux initiés du groupe, puisqu’importe surtout la confirmation donnée au personnage qu’il incarne et qui se nourrit de lui-même, trois Livres de prophéties, dont la part de parodie et d’humour distancié n’est pas si évidente ? Le premier, avant que Breton ne donne à l’expression toute son assurance théorique, il donne corps à l’amour fou – le plus marquant certainement, sinon le plus neuf, des mythes surréalistes. Sa passion désespérée pour la chanteuse Yvonne George ne lui inspire pas seulement ses plus beaux poèmes, mais lui lègue la légitimité mythique qui lui manquait encore. Sa muse s’identifie pour lui à " tous les accessoires de la mythologie poétique " (541), perd bien vite sa nature de femme trop humaine et devient anémone ou étoile de mer . Surtout, de la divine chanteuse de… l’Olympia, il fait une déesse intouchable le hantant chaque nuit par des apparitions bien réelles. Et il peut s’humilier sans réserve, s’abandonner corps et biens, quand le dédain de son étoile lui offre d’inscrire son nom dans le cadre glorieux d’un amour mythique:
[...] moi qui ne suis ni Ronsard ni Baudelaire,
Moi qui suis Robert Desnos et qui pour t’avoir connue et aimée,
Les vaux bien
(543).

Tout nous rappelle, ici, que le mythe qui s’écrit ne doit pas tout à l’écriture.
Cependant, vers 1929, alors que Robert Desnos entre dans sa trentième année, quelque chose se brise. Il est nécessaire pour la compréhension de l’histoire de rappeler que le moment était venu, où André Breton avait pris peur. Peur pour la santé mentale de Desnos, se justifiera-t-il plus tard – comme il a peur devant Nadja, cette autre incarnation du mythe, dépositaire à son tour du souffle prophétique avant que les portes ne se referment sur elle. Comme si le moment où le surréalisme atteint " sa plus forte idée limite " , où il ressuscite une certaine idée du mythe, faisait brusquement reculer l’ancien étudiant en médecine traumatisé à jamais par la démence collective de la Grande Guerre. (A moins, souffleraient les amateurs de solutions faciles, que ne parle surtout à Breton la crainte de n’être plus qu’un scribe dépossédé de son mythe auquel il a tant sacrifié). Mais retenons surtout que cette mise à l’écart, puis la violente exclusion tiennent du meurtre rituel pour Desnos, totem soudain tabou, satyre illuminé dégradé en bouc émissaire, pythie sacrée s’éveillant pitre châtié. Et n’oublions pas que Desnos, lassé de la Grâce et trop sevré de vie pour porter encore les myrtes des morts , ne fait rien pour rétablir sa situation, en ces années où l’engagement communiste invite le surréalisme à se tourner vers de tout autres mythologies. N’en subsiste pas moins le sentiment assez déchirant, à parcourir aujourd’hui les archives de la bataille fratricide, d’une chute violente du poète, non pas tant assassiné que froidement démythifié, congédié tel un vulgaire mythomane.

6.

Aucun regret pourtant au lendemain de la rupture, peut-être même un certain soulagement, un apaisement en tous cas. Desnos s’applique, notamment dans le nouvel espace que lui offre la revue Documents, à célébrer certaines figures d’une mythologie moderne et populaire, mais avec une distance nouvelle : ce véritable chiffonnier du mythe célèbre la silhouette de Fantômas dominant " la mythologie et l’orinologie parisiennes " (460) ; les sirènes du phonographe, " magiciennes multipliées et peut-être transfigurées par leur propre magie " ; ou encore la vedette de cinéma " promue à la majesté inaccessible des dieux " (183). Non que les mythes anciens disparaissent de l’œuvre de Desnos. Quand, dans la vie du poète, Youki succède à Yvonne George emportée par la drogue, dans ses textes la sirène répond à l’étoile de mer, telle une nouvelle modulation de Vénus. Desnos, qui élevait le matériau publicitaire à la hauteur du mythe, écrit à présent slogans et chroniques radiophoniques empruntant volontiers à la mythologie . Et il faudrait citer " Le satyre " de Fortunes ou Le Bain avec Andromède de 1944 – poèmes importants où l’élan du désir donne toute sa vigueur aux figures mythiques, où le détour mythologique permet aussi de braver la censure . Il n’empêche que cette manière-là de jouer avec le mythe, matériau littéraire déjà constitué, nous la connaissons déjà ; nous la connaissons depuis " Le fard des Argonautes " de 1919.

Comment s’en étonner ? Il est devenu difficile de se croire encore dans quelque temps mythique. " Si, tout de même, nous remontions nos montres et nos pendules ? " (874), propose Desnos en 1941 : les montres arrêtées ne sont plus de mise, quand l’histoire s’accélère de la manière la plus sombre et qu’il devient pressant de se prémunir contre les mythes déviés et pervertis. De manière significative, Desnos évoque alors les " fantômes de [s]on enfance " et les figures constituant " [s]a mythologie " (457) – lui qui autrefois se confondait avec eux . Subsiste juste assez de foi pour nourrir une nostalgie résignée : " Il n’y a pas place ", dit-il, " pour les anciennes images de moi-même " (687). Nous pourrions ainsi emprunter une conclusion plutôt amère à son roman largement autobiographique de 1943, Le Vin est tiré...:
Ce qui le transportait devait aussi créer son échec. Car il n’est pas un grand capitaine qui ne rêve d’être vaincu. [...] Il reproduisait sans s’en douter, dans son petit roman, les faits et gestes des grands hommes passés après leur mort au rang des mythes. (1056)
Oui, tout finirait par s’arranger en histoire – ne manquerait pas même la chute édifiante.

7.

En vérité, l’histoire n’est pas finie encore – mais on ne sait comment raconter. Disons seulement que le dernier chapitre s’ouvre pour Desnos le 22 février 1944, quand il est arrêté par la police allemande. Que la voie sera longue, qui le mènera du camp de Compiègne à Auschwitz, Buchenwald, Flossenburg, Flöha, Terezin enfin. On hésite à rappeler la troublante prophétie d’un sommeil de 1922 : " il mourra dans un wagon plein de gens " (131) , ou celle de 1925 : " Je ne crois pas mourir d’une MORT NATURELLE " (275). On hésite, – même si l’on se défend mal, tout de même, de l’idée que pour nous c’est bien là que le mythe résiste.

On ne sait comment raconter et il n’y aurait qu’à se taire ou, si l’on voulait malgré tout connaître la fin de l’histoire, consulter les témoignages des rescapés qui fréquentèrent le poète là où, selon Celan, nul ne peut témoigner pour le témoin . Et ce serait comme la résurgence d’une très vieille image que l’on pouvait croire effacée pour toujours : autour de Robert Desnos, un groupe de prisonniers qui attendent leur tour. A chacun, le poète promet des avenirs fabuleux, des lendemains heureux, suivant les lignes de chaque main tendue pour découvrir les mots justes, les mots propres à rouvrir les portes, à ranimer un peu de la foi perdue. Comme si soudain, bien loin, au plus loin des objectifs et de l’effervescence facile des milieux littéraires, resurgissaient pleinement actifs, souverainement efficaces, les vieux mythes qui seuls pouvaient répondre à l’ultime aberration de l’Histoire. " Mots, êtes-vous des mythes et pareils aux myrtes des morts ? "

Mais les mots qui pourraient finalement nous répondre, comment, de là où nous parlons, les entendre jamais ?