L'atelier Quintane :

"Formage" et "Quasi disparition des Monténégrins" chez POL

par F Bon

 

Bien sûr, pas besoin de penser à tout ça pour se faire piéger par les récits de Nathalie Quintane.

Mais, en atelier d'écriture, c'est ce qui me guide depuis longtemps : définir un territoire, le plus précis possible, et situer cette précision en utlisant l'idée d'une "chaîne" dont une extrémité serait la chose sans langage, et l'autre extrémité le mental muet aussi, au bord de l'énonciation. Et chaque maillon intermédiaire une tension précise qui le distingue de ses voisins, par tous les filtres de la représentation, et chaque étape de la création narrative.

C'est une approche qui s'est faite lentement, pragmatiquement, mais dont j'ai pu progressivement découvrir combien elle était aussi active philosophiquement (cours de 1927-1929 de Heidegger), active aussi dans la réflexion sur le théâtre, et dans la somme que Gilles Deleuze consacre au cinéma (L'image-Temps, L'Image-Mouvement). Le cinéma permet d'identifier peut-être plus aisément la matérialité, cadre, scène, réel, décor, regard, croquis, les maillons individuels, mais ce concept de "chaîne" qu'introduit Deleuze y est central. L'enseignement actuel de la littérature, s'il acceptait cette façon active d'appréhender sa matière, verrait s'effondrer sa division en siècles, ou ce primat des "genres" bien commode pour les carrières universitaires. Le malaise est de plus en plus perceptible.

Depuis "Chaussure", ou son travail sur le film/roman, ou sur la représentation de la ville et de l'espace dans "Saint-Tropez", chacun des livres successifs de Nathalie Quintane a été une remise en cause d'un point extrêmement précis de l'usage littéraire. On se saisit d'un maillon identifié à l'extrême, et l'écriture s'y obstine comme dans un champ de tension qui lui interdit de briser la relation dynamique à comment cet usage littéraire intervient dans l'acte compact et irrationnel qu'est écrire.

Les livres de Nathalie Quintane nous ont un par un surpris et déstabilisés en mettant à nu, dans leur fragilité les filtres par lesquels on a à passer, pour offrir à la littérature à nouveau ou encore sa chance quant on la confronte à notre image intérieure du présent.

Livres ateliers, livres dissection, livres laboratoire, comme chez Cadiot on retrouve dans l'espace précis du microscope la plus ancienne leçon de passion littéraire, des usages absolument neufs d'appropriation de la représentation, pour nous dont le rapport aux cinétiques ou au dynamiques, ou à la matière même et au cosmos, est dans une rupture conceptuelle avec l'âge classique du récit qui en conditionne les usages dominants. Comme chez Tarkos, c'est le statut même du texte qui est aussi confié à une aventure à risque, appelant l'énoncé par le corps, appelant la mise en performance même de l'auteur.

Qu'on soit privé dans ce travail de l'éclatement, du ralentissement, du zoom soudain sur la grammaire ou la fonction du mot, voire frustré dans notre besoin de consommation de représentation, de jouissance à notre propre illusion, Nathalie Quintane nous met durement à l'épreuve de nos propres réflexes de lecture, quand ce qui est représenté c'est notre condition immédiate dans le monde au présent.

De tels livres ne nous retiendraient pas s'il n'y avait pas, dans l'art du mot, du rythme et du son, la plus ancestrale évidence d'écrivain. Mais que de tels livres, dans leur tâche, leur travail, le champ parfois étroit ou fragile qu'ils explorent, nous sont infiniment plus nécessaires que les centaines d'oeuvres pré-mâchées ou convenues qui en étouffent malheureusement la visibilité.

"Formage" traite de la question du personnage. On commence par lui retirer même l'évidence d'un nom. Georges Simenon, qui convoquait le miracle d'une ambiance pour qu'on ne s'interroge pas sur cette évidence, est forcément là par un livre, le personnage s'appellera "chien jaune". Le personnage, pour le mettre en laboratoire, pour en faire l'examen auquel ne condescendent pas à descendre les livres morts, on va l'immerger dans la notion de temps et durée, et la partie 1 sera consacrée à cette approche par la fugacité d'action ou de représentation, et comme par hasard toutes les idéologies du corps et du sport, qui hantent la vie commerciale, les magazines et habillent les adolescents, va d'un coup surgir à la surface du livre. Dans la seconde partie, on explore ce fait simple que la notion de personnage ne puisse être séparée de la notion de relation. On reconstruira la même personnage en cassant et en évidant, depuis le mot même qui désigne l'autre (non plus "chien jaune", mais "Orangina", le vocable jouant avec ce qu'il désigne pour vider l'allégorie), sa relation la plus intime et privée. Dans la partie 3.. on laisse...

Quant à "Quasi Disparition des Monténégrins", on avait déjà salué l'an dernier sa mise en ondes par un de nos meilleurs spécialistes du genre, Claude Guerre. De façon très surprenante, le réalisateur avait fait précéder la fiction par une lettre à l'auteur, qu'il n'avait pas rencontrée, et nous avions repris sur remue.net ce manifique texte de Claude Guerre, avec quelques extraits des Monténégrins, que Nathalie Quintane nous avait confiés. Comme la cinétique et le temps sont au coeur de ce travail, on avait tenté une mise en ligne basée sur l'éphémère...

Peu importe que Nathalie Quintane vive et enseigne pour de bon à Digne-les-Bains, préfecture des Alpes de Haute-Provence, à 95 kilomètres et quelques siècles de distance de Saint-Tropez. Mais la condition de nos villes au présent ne nous est pas indifférente: elle prend le risque que son objet de littérature se confronte au sens, à la normalisation, à la dureté aussi de la condition humaine. Le chômage dans une petite ville de province n'est pas le but ni le contenu du texte. Mais Quintane déplace la grammaire de notre interrogation: quelle que soit notre bonne volonté et la sérénité de nos engagements, qu'est-ce que le chômage, l'inutilité d'être (en contrepoint dans "Monténégrins" à la notion de personnage dans "Formage"), déplacent de notre responsabilité pour en tenir récit? Et si cela impose d'inclure dans le récit la question de la langue incompréhensible (cette langue inventée de Labaume), eh bien le livre l'acceptera, quitte à une strate obscure de plus, au nom même de cette violence...

Nathalie Quintane, performeuse, curieuse de vidéo et musique, qui se fait photographier sur la tête, refuse même l'idée simple d'un curriculum-vitae (voir sa présentation sur le site POL), rira bien de ce que je m'y prenne ainsi pour parler de ces deux livres...

Je crois que pas le choix. On n'a pas tant de failles ou fissures, dans l'épais bloc des lettres contemporaines, qui nous mettent ainsi en travail.

F Bon - 14 mars 2003.

Nathalie Quintane sur remue.net
(avec liens et ressources, plus inédits)