Françoise Morvan / Lutins et lutines

 

Françoise Morvan avait déjà donné dans la collection Babel, Vie et moeurs des lutins bretons, tout comme la Douce Vie des fées des eaux. Corti avait accueilli l'édition de  Trois fées des mers, et les PUR (Presses Universitaires de Rennes, collection Terre de Brume), celle des Contes de Luzel.

Aujourd'hui Françoise Morvan, nous offre dans Librio (ainsi qu'elle l'avait fait avec Le lai du rossignol) une mise au point aussi sérieuse qu'érudite sur la vie des lutins (je sais maintenant de source sûre que les lutins qui criaient la nuit dernière: Hop! Hop! Huh! Oh! sur la route de retour des Ardennes sont des Hutscheux!).

Pour que chacun puisse partir à la recherche de ses lutins, on trouvera donc sur remue.net la couverture (qui est de l'auteur) et la préface pleine d'humour de cet indispensable petit livre. (RK

retour page Le Monde comme si

 

Puisse chacun partir à la recherche de ses lutins...
par Françoise Morvan

Voilà quelques années, j'ai publié un livre sur les lutins en évoquant au passage, sans penser à mal, la petite troupe de lutins de fontaine qui vivait sur notre lavoir, en Bretagne. Cet humble essai, qui ne visait qu'à mettre en relation les enquêtes de terrain les plus dignes de foi menées dans ma chère province par des savants de tous acabits, s'est soudain trouvé pris dans une vague celtomaniaque déferlant avec lutins et fées sans que j'aie pu même me douter de l'entreprise obscurantiste à laquelle je collaborais. Imaginez un peu qu'en arrivant à Saint-Malo, ville non celtique puisque située en Haute-Bretagne, au lieu des phares-lampes de chevet, des gouvernails-baromètres, des sabots allume-cigares et autres «souvenirs bretons » quêtant l'utilitaire par les voies sinueuses du décoratif armoricain, régnaient des hordes de trolls baptisés korrigans, avec oreilles pointues et bonnets rouges, des bataillons d'elfes à mine cireuse, des liasses de faux grimoires à ficelles rustiques indiquant, horreur, comment chasser le lutin, des piles de livres de contes aussi frelatés que les élixirs alignés à leur suite, des étagères entières d'heroic fantasy montrant sur volutes mauves des kobolds verdâtres à luminescences orangées, sans oublier, bien sûr, les bagues et broches plaquées argent avec entrelacs et formules cabalistiques.

Pour que le « souvenir breton », malgré tout bon enfant, se soit converti si rapidement en celtic craft bardé d'une idéologie agressive, c'est qu'il y avait en jeu des intérêts puissants. Et, en effet, j'allais découvrir peu après que des chefs d'entreprise s'étaient avisés de jouer la carte folklorique, celtitude à l'appui, le korrigan étant, comme la bigoudène, la vareuse marine, le pâté rustique, l'air de biniou et la galette pur beurre, un produit à forte rentabilité potentielle.

Consternée à l'idée d'avoir mêlé, de si loin que ce soit, mes lutins de fontaine à cet univers cauchemardesque, j'ai fini par considérer, après des semaines de remords, que, données telles quelles, sans modification, sans falsification, mes études de terrain étaient tout de même, dans leur modeste mesure, une sorte d'antidote. Les traditions populaires ont été transmises, difficilement, hasardeusement, selon des règles que nous sommes bien loin de comprendre ; en faire l'exutoire d'un désir d'évasion, sous forme de rêve sponsorisé, c'est les trahir.

Moi qui ne visais qu'à donner la parole à de vieux archivistes, eux-mêmes tout poudreux d'avoir couru les chemins creux à, la recherche d'ancêtres susceptibles d'avoir observé un petit clan de courils, un bal de follikets, quelques cornicans balayant leur grotte, je me trouvais en présence d'un marché du lutin contre lequel il n'y avait rien que ces pauvres études de terrain, donnant la parole à ceux qui ne l'avaient jamais demandée. Moi non plus, je dois le dire, je ne l'avais pas demandée. J'avais, au cours d'ingrates recherches sur un folkloriste breton nommé Luzel, découvert un ensemble de témoignages tout à fait surprenants sur les lutins, et, pour en finir avec les agressions de militants payés pour faire de la langue bretonne un objet de commerce identitaire, j'avais pensé donner la parole à ce petit peuple si peu soucieux de son identité. Un éditeur s'étant amusé de cette lubie, voilà comment j'en étais venue à le convaincre que le lutin, créature antinationaliste par excellence, permettait d'aller à la rencontre des traditions populaires par la voie la plus libre, unissant les chats-sorciers et les fées des houles, les traditions celtiques et les traditions romanes, à condition, bien sûr, de s'en tenir au plus près des récits transmis.

 Or, de ces récits fragiles, où qu'on aille, plus question. Impossible d'entrer dans une classe sans que les enfants viennent vous montrer des dessins de lutins à bonnets rouges et, preuve à l'appui, des ouvrages produits en grande série avec gnomes made in Hong Kong ou made in Breizh.
Aucun lutin en Bretagne n'a jamais eu de bonnet rouge, on n'y a jamais vu d'elfe, cireux ou pas, ni de gobelin à oreilles pointues mais les volumes pour la jeunesse en regorgent et mes observations à ce sujet ne provoquent qu'une surprise polie. Dans la dernière classe qui m'a invitée, les enfants mÁont appris qu'ils avaient visité un village breton reconstitué (puisqu'on reconstitue maintenant des villages bretons que les Bretons vont visiter) et qu'ils avaient eu la preuve qu'il y avait là des lutins car ils avaient trouvé un minuscule bonnet rouge abandonné dans les herbes du chemin. Dès lors que les grandes personnes, à l'endroit même où ont survécu le plus longtemps des traditions populaires pleines de fantaisie, fabriquent des preuves de l'existence de lutins standard, à quoi bon protester ? On a vu en Bretagne des lutins à vaste chapeau noir, à bonnet violet, à chapeau plat en velours, à casquette galonnée, voire à béret de bouse ou à petite corne rouge (tout cela est très bien expliqué par l'archiviste Buffet, spécialiste du lutin vannetais) et c'est ce qui fait leur charme: d'une paroisse à l'autre, ils étaient différents et leurs moeurs, leurs histoires, même si elles se ressemblaient par des traits invariants, avaient toujours quelque chose de vivant, de fantaisiste et d'imprévu.

Consternée par ce que ces enfants m'exposent, parfois j'ose avancer (puisque cela se passe en Bretagne) que j'ai publié, en livre de poche, une sorte d'essai sur la question, et que les instituteurs, avant de m'inviter, auraient peut-être pu le lire car il ne coûte pas beaucoup plus qu'un hamburger. Ah oui, mais les enfants ne peuvent pas lire ces histoires-là, les mots sont bien trop difficiles... À leur âge, quand nous lisions des livres, ce qui nous plaisait, c'étaient les mots bien trop difficiles, dans des histoires bien trop mystérieuses, mais là, tout semble avoir été conçu d'avance selon des seuils à ne pas franchir. Puis les instituteurs eux-mêmes finissent par déclarer tout de go qu'en fait, c'est pour eux que c'est trop compliqué. Dans les programmes, on vise à développer les cultures régionales, les lutins, ça fait partie des cultures régionales, ils ont des bonnets rouges, on les trouve dans des livres qui disent ce qu'on voit aussi à la télé et les enfants aiment qu'on leur donne ce qui les rassure. Les ministères aussi, dommage. Dommage pour la grande poésie des traditions populaires, pour les siècles de culture transmise par voie orale, pour l'héritage perdu.
À l'origine, mon rêve, en écrivant mon petit essai sur les lutins bretons, avait été de susciter des vocations, de trouver d'autres chercheurs dans les régions de France qui . fassent un tableau de la vie des lutins de leur région en donnant les textes des revues savantes, des premiers collecteurs de traditions populaires. Beau projet: les Annales des lutins. Mais le celtic craft est autosuffisant et, quand on en revient aux vraies histoires de lutins perpétuées depuis la nuit des temps par des paysans qui ne savaient pas lire, on ne fait que gêner. Bon, tant pis. Les lutins ont des bonnets rouges, admettons.

Et, tout de même, non, n'admettons pas. Puisque nos textes, avec leur patine, leurs bosselures, leurs détails inattendus, leur poésie naïve, ne sont pas accessibles aux jeunes lecteurs, pourquoi ne pas les donner à lire en les actualisant ? Voilà d'où est venue l'idée de ce livre. donner quelques vraies histoires de lutins, recueillies en France par des personnes dignes de foi, et transcrites selon un schéma fidèle à l'original, mais dans un style plus accessible, sans archaïsmes ni fioritures académiques passées de mode. Aucune invention, rien que des lutins vrais, mais, cette fois, présentés aussi simplement que possible.

Puissent mes chers archivistes, mes folkloristes, mes érudits des siècles écoulés me pardonner le traitement que je leur ai fait subir en se souvenant qu'ils ont souvent fait de même, chacun à sa manière.

Et puisse chacun partir à la recherche de ses lutins...

Françoise MORVAN