A quoi servent les poèmes…

C’est le titre du texte admirable de Pierre Michon, publié par le Temps du samedi 4 mai, que remue.net a diffusé, pour nous rappeler à quelques évidences et faire renaître notre joie.
Décidément, oui, la poésie, ce viatique, a affaire aux passages.
Et j’ai pensé, pour en rester aux témoignages de notre temps, à deux autres textes qui disent de même. Au premier, je vous renvoie : c’est, dans l’Ecriture ou la vie, la page où Semprun dit comment il n’a pu accompagner la mort du professeur Halbwacs abîmé dans l’horreur des camps, autrement qu’en récitant Baudelaire : " O mort, vieux capitaine… "
Le second, antérieurs à ceux de Michon et de Semprun, est celui d’un tout jeune homme qui remercie pour l’attribution du prix Rambert. Je l’ai toujours lu avec la plus grande émotion, comme les deux que je viens de citer. Il est de Philippe Jaccottet. Je ne crois pas qu’on puisse dire plus juste. Le voici.

pour remue.net, Jean-Marie Barnaud

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On a bien le droit de se demander pour finir quelle sera la place d’un tel poète dans ce temps où le réel est chaque jour mieux dissimulé par un vacarme dépourvu de sens, sinon d’efficacité. Quelques-uns pensent qu’aux moments de crise extrême, seule l’action pure se justifie : il n’est pas impossible que cela soit vrai et qu’un homme soucieux de justice en soit conduit un jour ou l’autre au maniement du revolver ; il est possible aussi que, par quelques-uns, la poésie doive à juste titre être utilisée comme une arme, et se justifier par son efficacité : j’envie ceux qui peuvent répondre avec assurance à de telles questions, et serais plutôt enclin à penser que la recherche passe par toutes sortes de chemins, et qu’il serait contraire à son esprit de la vouloir forcer dans un seul. Pour moi, il me semble qu’un poète ne peut donner ni commandements, ni solutions, ni réponses ; que son inutilité même est ce qui le rend parfois si cher à quelques-uns. Qu’il laisse donc simplement après lui quelques images. Et c’est par une image du poète, tel qu’une ambition secrète et sans doute excessive peut le figurer à lui-même, qu’il me plairait d’effacer les tortueux propos qui nous ont conduits à ce point.

Il se verrait plutôt, ce poète, dans une cave que sur les tours ; sans ornements royaux, mais vêtu comme n’importe quel homme soucieux ; chaque année plus oublié, plus enseveli par l’obscurité grandissante ; ne parvenant qu’à grand-peine à préserver la flamme d’une bougie de quelque tempête soufflant jusque dans son souterrain avec rage et sans relâche. Certes, ce n’est plus le Soleil qu’il fut peut-être au commencement ; ni un fils du Soleil ni même un Porte-flambeau ou un Phare ; tout juste une espèce de vieux Chinois anonyme, peignant dans une cave à la lumière d’une bougie, appliqué à figurer sur sa page peut-être une montagne, une cascade, ou un visage de femme et il rêve cette montagne, ces eaux, ces yeux si merveilleusement, si parfaitement peints, avec une si fine, si pure et si modeste perfection que, s’il tendait cette page à un voisin en difficulté, sur le point de mourir en se débattant, cet homme, examinant la page terminée, sourirait d’un air d’intelligence et, la page dans la main comme un débris d’un nouveau Livre des Morts, passerait sans peur ni regrets le seuil du très sombre espace qui l’attend pour l’engloutir ou le changer.

Philippe Jaccottet, Remerciement pour le Prix Rambert, Domaine suisse, Lausanne, n° 3, octobre-novembre 1956, reproduit dans "Une transaction secrète" in Transaction secrète" pp 287-296 - Gallimard 1987