26 mars / trois lectures de Laurent Margantin
Laurent Margantin anime le site D'autres espaces, il est membre du comité de rédaction de la revue remue.net

 

Je donne à mon tour un choix de livres lus ou en cours de lecture (vivant en Allemagne je passe rarement dans les librairies francaises, alors les livres arrivent par la poste, commandés sur le web ou envoyés par des amis). Quand j´achète des livres, c´est de passage à Strasbourg à la librairie Kleber que j´ai appelée hier et qui m´a réservé un livre de Lorand Gaspar et le dernier numéro de la revue Europe... Je passerai avant Pâques.

Poésies didactiques de Philippe Beck, éditions Théâtre Typographique
Après une première lecture sur remue.net, j´ai lu les Poésies didactiques de Philippe Beck, et je dois dire que depuis lors je ne cesse de me replonger dedans. J´y retrouve une figure familière (Novalis, ou " Monsieur des friches "), mais surtout je me laisse prendre par cette poésie presque discourante mais rythmée, très loin de ce que j´aime lire normalement. D´où la surprise, répétée ces dernières semaines, d´ouvrir le livre et de savoir s´y orienter.

 

Tant qu´il y a de quoi
apprendre et agir,
un homme doit
concevoir un nouveau
lieu où dire
quelque chose au cas où.
Il n´empêche que le désir
de s´arrêter
et de ne pas ajouter
au tas d´aspect babélien
de volumes
et d´expressions individuelles
est un désir sain ;
il faut accepter le déplaisir
de continuer à travailler.
Mais c´est aussi
que la recherche est
en principe infinie.
Elle est du réel.
Au paradis
pas d´auteur prolifique.
Que des raretés
sans réalité.

2 - Segalen, l´écriture, le nom. Architecture d´un secret, Étienne Germe, Presses Universitaires de Vincennes

Je m´intéresse depuis longtemps à l´œuvre de Victor Segalen, l´un des rares auteurs du vingtième siècle à avoir combiné aventure introspective et découverte du monde à travers le voyage. Chez lui, pas d´exotisme facile, mais comme le montre Étienne Germe après Henri Bouillier une démarche poétique qui s´empare de connaissances ethnologiques pour s´engager dans une nouvelle exploration de soi. L´étude part du secret d´un nom – secret familial, dû à une histoire douloureuse (abandon du père suite à une souillure originelle), et explore le silence au cœur de l´œuvre, dans la découverte d´autres noms (à travers l´étude des cultures maories et chinoises, cultures hermétiques).

Il n´est pas sans risques de se donner pour objet une part de silence. N´y a-t-il pas une certaine présomption à écouter d´une œuvre non ce qu´elle nous donne à lire mais bien ce qu´elle nous tait et comment elle le tait ? C´est que la force de ce silence, la force de cette dissimulation organisent le champ de l´écriture et de la réflexion à la manière d´un vaste champ magnétique dont l´existence ne serait perceptible que par son influence. Pas un fragment de l´œuvre qui ne s´y rapporte d´une manière ou d´une autre avec l´entêtement de la limaille, tant et si bien qu´on peut se demander dans quelle mesure l´œuvre de Victor Segalen ne doit pas se concevoir comme l´architecture d´un secret dont le chœur préserverait dans l´obscurité d´une crypte le nom de son auteur des souillures de l´histoire.

3 - The Secret ot the Incas, de William Sullivan, Three Rivers Press
Je viens de recevoir le livre par la poste, commandé sur le web aussitôt après avoir vu le documentaire tiré de ce livre sur Arte (dans la série d´émissions " Le déclin des premiers Américains "). Je suis fasciné depuis longtemps par les cultures améridiennes, et par une expérience symbolique du monde qui peut apporter évidemment beaucoup à l´écriture poétique (dans d´autres contextes on peut penser à Pound ou Segalen). Voici un extrait de l´émission que j´ai trouvé sur le site d´Arte :

 

" Nos grands-parents nous ont raconté l’histoire d’un berger… il y a très longtemps. Il avait gravi la montagne pour rejoindre son troupeau de lamas, et il se rendit compte que les animaux ne mangeaient ni ne buvaient. Mais toute la nuit, ils regardaient le ciel, et ils pleuraient. Le berger se mit en colère et demanda ce qui n’allait pas. Il leur dit “vous donne les meilleurs pâturages, l’eau la plus pure, et vous, vous restez assis à pleurer en regardant les étoiles ? ” À ces mots, un lama répondit “ Ecoute-moi très attentivement… ” Le berger fut surpris, car ce lama parlait comme un homme. L’animal poursuivit “vois ces étoiles, qui s’élèvent au-dessus du mont Vilcacoto. Ces étoiles signifient que dans un mois exactement, un déluge va anéantir le monde.
Le berger crut en sa parole et avec sa famille, il se réfugia au sommet de la plus haute des montagnes, en compagnie des animaux sauvages. Puis la pluie se mit à tomber, et il plut, il plut tant et tant que seul le sommet de la montagne émergeait de toute cette eau. Ils étaient si nombreux là-haut qu'un renard glissa, et mouilla sa queue dans l’eau. Voilà pourquoi, encore à ce jour, les renards ont la queue noire. "

La particularité de la cosmographie inca tient à son utilisation d’éléments qui n'existent pas dans notre astronomie on les appelle “constellations de nuages noirs ”. Il s’agit, en réalité, de gros nuages de poussière interstellaire dans la Voie lactée. Ils ont l’apparence de taches très sombres, avec des formes et des noms particuliers. On les distingue bien parce qu’on est en altitude. Grâce aux chroniques, nous savons que les prêtres astronomes se rendaient aux mêmes endroits que les lamas de la légende, c’est-à-dire aux sommets de plus de quatre mille mètres. À cette altitude, le ciel paraît particulièrement éblouissant, la Voie lactée l'illumine comme un néon enfin, j’exagère un peu, mais elle brille énormément. Et ces nuages sont présents, on les voit distinctement.

J’ai essayé d’imaginer ce que le lama aurait pu regarder, quel groupe d’étoiles il aurait pu montrer. Et je me suis dit que peut-être, ce lama était tourné du côté du soleil levant, juste avant l’aube quand les étoiles ont disparu. Alors, cela signifierait que la constellation du lama se couche à l’Est. Et tout à coup, je me suis souvenu de la signification littérale du nom “ ”. Cela veut dire “ le soleil joue dans ces montagnes ”, on peut penser qu’il s’agit d’une description assez généreuse d’un lever héliaque, la dernière étoile visible avant que l’aube n’éteigne la lumière stellaire. Soudain j’ai vu cette image du lama, se couchant à l’Ouest, et des Pléiades apparaissant à l’Est. J’ai consulté une carte du ciel et je me suis rendu compte que c’est précisément le cas… Le lama se couche au moment même où les Pléiades se lèvent.
Nous savons que l’intérêt des Incas pour les étoiles remonte très loin dans le temps, et pas uniquement parce que c’est le plus grand spectacle lumineux qui leur ait été donné de voir. Il est vrai qu’à de telles altitudes, la Voie lactée est particulièrement brillante, et que chaque étoile est clairement visible, mais ce n’est pas la seule explication. Cela va plus loin… C’est une caractéristique innée, propre à l’être humain, d’essayer de comprendre la configuration du ciel. Voilà ce que cherchaient les Incas, et les peuples des Andes en général ils essayaient de comprendre le fonctionnement de la terre en se servant du ciel
Cf. http://www.3itraductions.fr/archive/liste.htm