Le Club des gourmets et autres cuisines japonaises, par Ryoko Sekiguchi (P.O.L, 2013)

Choix et présentations de textes japonais, traduits par Ryoko Sekiguchi et Patrick Honnoré, avec des illustrations de La Cocotte.
Textes de Kôzaburô Arashiyama, Osamu Dazai, Rosanjin Kitaôji, Shiki Masaoka, Kenji Miyazawa, Kafû Nagai, Kanoko Okamoto, Jun’ichirô Tanizaki.

Une résidence

La résidence de Ryoko Sekiguchi à La Cocotte (librairie gourmande), en 2011 et 2012, fut l’occasion de nombreuses rencontres dont on trouve des traces ici, de l’écriture et la parution de deux livres de Ryoko Sekiguchi aux éditions Argol, Manger fantôme et l’Astringent, mais encore de la conception et parution mensuelle de dix petits livres de textes japonais choisis et traduits par elle, rendus disponibles à la librairie : façon extrêmement pertinente de lier présence littéraire et présence sur le lieu, de formuler l’échange informel (et à inventer dans chaque cas), entre l’auteur en résidence et le lieu qui l’accueille.

La cuisine évidemment fait lien (et d’avoir eu l’occasion d’inviter Ryoko Sekiguchi en d’autres lieux pour des rencontres littéraires agrémentées de plats conçus par elle m’a donné l’occasion de voir ce lien se faire, quand la dégustation de saveurs inédites ou réinventées, outre d’être un bonheur sensitif, se fait réel pré-texte, starter hyper efficace, mise en bouche préparatoire à recevoir des mots ensuite, des mots et des choses, et des idées quant aux relations étroites et bizarres entre les mots et les choses, cet intervalle où travaille la poète) ; la cuisine fait lien et produit du texte - du texte qui ne l’illustre pas, ne l’explique pas, ne la raconte pas, ne la guide-pratique pas, ou qui fait tout cela en même temps à des degrés variables, infiniment modulables.


Ryoko Sekiguchi parle, lit, cuisine © Pascal Grillot, Médiathèque de Saint-Jean-de-Monts, février 2013

La cuisine fait pré-texte et lien, tout en demeurant centrale. Elle n’est pas une thèse, un thème duquel Ryoko Sekiguchi partirait en y ajoutant des arpèges, elle est une énigme à la fois insoluble et tellement concrète, elle est une question de langue (à tous les sens du terme), une question à la langue (comment nommer les plats, comment écrire une recette, comment dire les saveurs), elle est une question dans la langue - une question littéraire.

L’Astringent et Manger fantôme, deux petits livres majeurs.

Littéraires, les deux recueils cités ci-dessus, Manger fantôme et l’Astringent, parus en 2012 aux éditions Argol, l’étaient assurément, dans leur façon de tisser un lien fort entre la langue et la saveur :

Partant des altérités profondes, depuis leur définition dans le dictionnaire, entre les significations française et japonaise du mot astringent , le livre éponyme se construit sur cette intrication de sens et d’écarts. Cette saveur différemment appréhendée n’est pas qu’une affaire de goûts, elle questionne par la langue notre rapport à l’existence en entier. L’astringent, en japonais shibui, définit un goût (celui notamment du kaki, fruit extrêmement répandu en important dans ce pays), mais va bien au-delà, caractérisant également une esthétique "raffinée et profonde", dont clinquant serait l’antonyme, jusqu’à être employé pour "désigner l’apparence des individus, les couleurs, les motifs, la littérature, l’art". Cette question de traduction est exemplaire de ce en quoi la traduction constitue une énigme active, qui plus que de résoudre, semble augmenter la langue, ses possibles, ses potentiels, ses énigmes. Ryoko Sekiguchi, "exilée" volontaire, traduit dans les deux langues, et ce vertige lui est une permanence. Ce tâtonnement est un équilibre, cette énigme rejouée lui est un endroit où vivre ; et en ce sens l’impossible traduction d’astringent, ou plutôt de shuibui, et consécutivement cette part toujours manquante (fantôme) du mot astringent, et symboliquement, de tout mot dans toute langue) suscite une énigme qui requiert une enquête, laquelle agrandit l’énigme, puis élargit son champ :

« Les douceurs peuvent nous procurer de la joie et du réconfort, le salé nous communiquer l’énergie vitale, mais face à l’énigme de la vie, le sucré ni l’acide ne fournissent de réponse. Au demeurant, il n’est pas de réponse qui fasse pendant à l’énigme. Le fait est bien connu : on ne saurait répondre à l’énigme que par une autre énigme. Et c’est bien là, je crois, le sens des goûts périphériques, seuls capables de nous accompagner dans notre parcours à la manière
d’une nouvelle énigme. Il peut s’agir d’une amertume, encore que l’amertume soit déjà trop commune pour faire mystère. Mais peut-être est-ce d’astringence que nous avons le plus besoin. Approfondir l’énigme sans prétendre la résoudre, simplement la percevoir, peut-être est-ce là l’unique façon qui nous soit donnée de vivre nos énigmes, donc notre vie. »
(in L’Astringent, éditions Argol)

Manger fantôme, qui formait avec cet Astringent un binôme, procède tout autrement, sur le mode de la collecte réflexive plutôt que de l’enquête. L’auteure questionne une autre absence, en nourriture et au-delà :

« (...)Ces choses (que nous mangeons, ndr) sont le plus souvent dotées d’une existence physique, d’une existence localisable et d’un nom (nom d’ingrédient ou nom de plat).(...) Dans certains cas cependant, l’un ou l’autre de ces éléments vient à faire défaut, ou n’est reconnaissable que sous forme de trace. (...) Ces nourritures imparfaitement caractérisables existent aussi bien dans l’imaginaire que dans la réalité, bien que nous n’ayons pas toujours conscience d’en consommer. Je souhaite ici établir une liste de ces aliments vaporeux ».

Part manquante encore, observée sur le mode de l’inventaire, au fil de chapitres intitulés Manger les nuages, Manger la transparence, Manger la description, Manger le lieu... jusqu’au dernier, qui donne son titre au recueil : Manger fantôme. Et ce fantôme nous saisit d’effroi, tant il résonne avec Ce n’est pas un hasard, le récit (paru en 2011 chez P.O.L) que Ryoko Sekiguchi fit de la double catastrophe (naturelle puis nucléaire) qui toucha son pays d’origine au printemps 2010. « Ce qui est innommable est immangeable », écrit-elle dans les dernières pages, magnifiques, du livre, et depuis la cuisine, tout fait lien : cette question de langue et de nourriture, du monde et de sa représentation, est entière contenue dans cette énigme-là, si scandaleuse soit-elle.
Et le livre, vu sous cet angle, fait aussi office d’art poétique : les titres des chapitres qui le composent égrènent des mots-clés de la poétique propre à l’auteure (dans ses recueils parus chez P.O.L et au Bleu du ciel, comme Études vapeur ou Héliotropes) : la transparence, le lieu, les symboles, motifs récurrents de ces livres, tous accolés ici au verbe Manger, symbole de cette appropriation (parfois impossible) du monde, de ce rapport tenté, cette relation espérée. Cette circulation entre abstrait et concret, aussi, qui semble fonder ces livres de poèmes, ce tissage d’opacité et de clarté (désolé de l’oxymore, qui n’est pas une facilité, mais une tentative de circonscrire précisément cet espace poétique du clair-obscur) nous apparaissent autrement éclairés : ici nous les goûtons, en somme, cet opaque et ce clair enlacés.

Le Club des gourmets

Dans ce recueil paru en avril 2013 chez P.O.L, Ryoko Sekiguchi se pose en traductrice (avec Patrick Honnoré) et de curatrice, ou anthologue, pourrait-on dire - cependant ce livre n’est pas une anthologie, ne prétendant à nulle exhaustivité (exhaustivité qui serait intenable en un volume, puisque, ainsi qu’elle l’annonce dès l’incipit : "Récemment, j’ai constaté une chose curieuse : qu’est-ce que ça bouffe, dans les romans japonais ! Les personnages mangent. Beaucoup. Souvent. La scène de table, ou plus largement le fait d’absorber aliments et breuvages, fait figure de motif immanquable de la fiction moderne et contemporaine.") ; non, ce livre est un parcours.
Il rend compte, d’ailleurs, d’un parcours réellement effectué, à un autre rythme que celui de la composition d’un recueil : ce parcours des dix mois de résidence à La cocotte, jalonné par les dix livres sus-évoqués, assortis d’autant de rencontres. Les choix de textes et d’auteurs, ont, peut-on le supposer, été opérés selon des modalités légèrement différentes que celles qui auraient agi si le recueil avait été d’emblée envisagé comme la destination des textes. Le fait de les livrer, mensuellement, et en compagnie, oriente et change cette orientation, on l’imagine aisément.
Parcours voire promenade, donc, entre époques, genres et formats, que ce livre. De ces dix textes très différents, seul Le Club des Gourmets, du plus célèbre (en Occident, du moins) des auteurs choisis, Junichiro Tanizaki, qui donne son titre au recueil, a été ajouté après le temps de résidence. Cette novella aux allures fantastiques, récit de la rencontre d’un narrateur très select avec un club de dégustation plus select encore que lui, puis des rites d’intronisation à ces pratiques magiques et de sa transmission (de son interprétation) à d’autres, permet d’établir d’autres rapports encore : manger peut être un art, se dit-on, dès lors qu’y sont impliqués assez d’exigence et d’imaginaire.
Mais une nouvelle pourrait constituer un point d’orgue, discret mais important nœud entre les items et motifs déjà évoqués. Elle s’intitule Sushis, et son auteure, Kanoko Okamoto, dont c’est ici la première traduction française, a écrit, nous apprend l’appareil critique (impeccable, en clôture de chaque chapitre, c’est aussi une des forces de ce recueil), de nombreuses nouvelles liées à la nourriture. Celle-ci, émouvante et ambiguë, narre le rapport compliqué d’un enfant à celle-ci,

(« C’est un fait, cet enfant avait un problème avec l’idée de manger. Introduire dans son corps un morceau de quelque chose qui possédât une couleur, une odeur ou un goût lui semblait une souillure. Il aurait aimé trouver un aliment qui fût comme l’air. Quand il avait faim, il sentait bien la sensation, mais il ne voulait pas se laisser aller à manger pour une raison aussi triviale. Il mettait alors sa langue sur un bibelot en cristal du salon, froid et transparent, ou plaquait l’objet contre sa joue. ll allait alors au-delà de la sensation de faim, l’esprit parfaitement clair jusqu’à sentir la conscience le quitter. »)

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conflit résolu avec les sushis confectionnés par les mains maternelles - résolution qui ne mène pas pour autant cet enfant devenu adulte à une vie heureuse. Narrativement, c’est exemplaire de la richesse et de la complexité de la cuisine envisagée comme possibilité littéraire, telle que l’envisage Ryoko Sekiguchi.
Mais la cuisine permet toutes formes (on pense par exemple à l’inventaire, genre poétique à part entière, illustré à merveille par la nouvelle anonyme intitulée Cent curiosités au tofu), et permet de questionner des rapports essentiels (entre concret et abstrait, on l’a dit, entre les différents sens également, et leur relation par écrit)

« Aujourd’hui, je remarque que le thème de la cuisine fleurit dans tous les domaines ici, sous le biais de collaborations avec le design, la photographie, l’art contemporain. N’y manque encore que la littérature. Alors que c’est précisément dans le domaine narratif, me semble-t-il, que le thème de la nourriture pourrait prendre toute son envergure ; ne s’associe-t-il pas à merveille avec tout autre thème ? Autrement dit, le thème de la nourriture m’apparaît comme le « bol » idéal pour contenir le plat que l’on veut.
La richesse de ce qu’est susceptible de contenir ce « bol », le lecteur s’en apercevra en parcourant le présent livre (…)
En définitive, en littérature, ce « bol », l’acte de manger, ne peut exister seul, c’est précisément sa grande force. Contrairement à d’autres thèmes qui prennent difficilement sauce avec un autre sujet, ce « bol » exige toujours un voire plusieurs accompagnements : telle une bouche béante, le bol accueille, mêle thèmes et formes et en fait un plat chaque fois différent, que le lecteur savourera à sa convenance. Une fois cet outil magique acquis, il est difficile de s’en séparer, raison pour laquelle la littérature japonaise s’y appuie avec autant de constance, le déploie sous tous ses aspects, s’en inspire avec autant de variété… et se laisse délicieusement dévorer par lui, c’est bien la moindre des choses. »

Et comme la traduction, l’aller et retour entre les langues, constitue un fil rouge de cette œuvre (et évidemment, littéralement, de ce livre), je ne résisterai pas à donner pour finir (et se mettre en appétit, commencer par l’apéritif, pour repousser la satiété), un extrait de la première nouvelle du livre, intitulée Souvenirs de Saké et signée Osamu Dazai :

« Souvenirs de saké », dis-je, mais il ne s’agit pas de parler d’un saké qui se souviendrait de quelque chose. Le sens de ce titre est plutôt : « Souvenirs liés au saké », ou mieux : « Souvenirs liés au saké et à ma façon de vivre, tourné vers le passé, toujours centré sur des souvenirs liés au saké » ; cela faisait long pour un titre, et j’ai craint qu’il donne l’impression que je me moquais du monde. J’ai finalement décidé de le laisser tel quel : « Souvenirs de saké ».

Preuve, pour le dire prosaïquement, que l’appétit vient en mangeant, et pour le redire autrement, que cet aller-retour fait force, que la question de la traduction (même impossible), par son énigme même, par cette énigme allant croissant, fait force, fait écriture, produit un manque, un appel. Un envers de la satiété qu’on ne nommera pas autrement que littérature.


Le Club des gourmets et autres cuisines japonaises, éditions P.O.L Choix et présentations : Ryoko Sekiguchi, Traduction : Ryoko Sekiguchi et Patrick Honnoré, Illustrations : La Cocotte, avril 2013, 224 pages, ISBN : 978-2-8180-1809-5.

L’Astringent, aux éditions Argol,
mars 2012, ISBN 978-2-915978-79-7).

Manger fantôme, aux éditions Argol, mars 2012, ISBN 978-2-915978-78-0).

Guénaël Boutouillet

12 juillet 2013
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