Anton Beraber | L’Apache

Les choses

A notre époque de renoncement àtout les artisans du Territoire se distinguent par l’attention scrupuleuse qu’ils portent àleurs outils. Pas un fer ici qui n’ait un nom, une place, un rôle exact dans cette opération consistant àréduire le monde àla mesure de l’Homme. L’entretien de ces petites choses plus dures que la pulpe ordinaire des choses, obéit àdes règles transmises sans qu’aucun mot n’ait été dit : on affile le ciseau àaubier avec le plat de la main et la pâte d’ardoise, on corrige l’amble d’un serre-saune avec un maillet en poire sur un galet humide, on tiédit le vif des roussoires àpetits coups discrets dans un tibia de bÅ“uf. Pour éviter la sèche ils les bouchonnent au plantain ou àla prêle-des-ponts, les graissent au bitume raffiné, au blanc des baleines de Béring ou àla cendre de soude. Ils se défient par dessus tout de la lumière de la lune, qui gauchit les aciers, les flambe sans remède. Tout cela repose pour un temps encore àson clou personnel, la silhouette tracée au gros feutre de peur d’intervertir ; de sorte que l’image des ciseaux perdus dans un pli du labour, des marteaux de cent ans lestant les filles-mères dans l’étang de Blavetin survit sur un mur d’établi, longtemps, aux mains qui les ont soulevés.

L’Apache

Personne, parmi ceux qui restèrent au Territoire, qui n’appelle de ses vÅ“ux le retour de l’Apache. Ils finiront par se faire àl’idée de son absence comme àcelle d’un roi qui n’aurait jamais accepté sa couronne, mais après combien de temps ? Ils racontent les limites qu’il a tracées, le partage de son manteau, son indulgence pour les fautifs et déclarent : c’était justice. Ils n’achètent plus que le vin qu’il aimait. Ils regardent les arbres qu’il trouvait beaux, les femmes et les rochers et décident, solennels, qu’on appliquera désormais ce beau-là. Las ! ce diable d’homme les a abandonnés àleur sort. Nommer ce qui leur manque excède leurs limites de langage. Il se peut qu’ils n’aient fait jusque làque projeter sur lui tout le possible de leur existence, ce qu’ils auraient dà» voir et faire eux-mêmes, embrasser et boire mais les circonstances, comprenez... A charge de certains êtres d’élite de converger sur eux les voies qu’on n’a pas prises. L’Apache de loin en loin donne de ses nouvelles, remercie pour l’invitation, s’excuse : la fermeture des liaisons aériennes le temps de l’épidémie l’a pris de court. Le Territoire n’entretient pas, àl’extérieur, de représentation diplomatique ; parier qu’il erre sans recommandation dans des villes étrangères, qu’il délire sous des soleils atroces apporte àses compatriotes la maigre consolation des pleutres.

L’Histoire

A chaque catastrophe d’ampleur les habitants du Territoire se décident de tenir enfin leur journal. Cette résolution leur fait trois jours. On souhaite, ici comme ailleurs, être en mesure de produire demain les pièces justifiant de notre appartenance àl’Histoire ; qu’elle nous moulut avec les autres, qu’àses grandeurs aussi nous prenons notre part. En vain ! Leur méticulosité inutile, la vacuité de tous ces petits faits ne fait qu’ajouter du silence au silence ; ils finissent, c’est leur pente naturelle, par s’en tenir àla pluviométrie. A l’échelle du Territoire l’Histoire fait vaguement flotter les prix des céréales mais pas plus que les grèves àl’Auchan de Tours-nord, pas plus que les fêtes de Noë l, pas plus que les pylônes HT quand un coup de vent les abat au travers de la route du nord. L’Histoire change parfois l’avers des monnaies, fait prendre du retard au feuilleton TV ; quand le bronze manque pour l’artillerie de campagne, elle leur fond de temps en temps une cloche. De déduire des hirondelles qui tardent l’issue d’une bataille qu’ils ne verront jamais exige plus de curiosité qu’ils n’en ont. Sans doute cet essoufflement-làs’explique-t-il par ce que peu d’entre eux, avouons, croient àl’existence de l’Histoire. Depuis mille ans leurs archives ne permettent guère de discerner autre chose que le quotidien écrasant, identique, indifférent au tronçonnage par décade, aux frises synoptiques des manuels. Le présent est àperte de vue. De làvint que les conquérants ne firent que traverser : cette sorte de gens, mue toujours par le désir d’être le passé d’un futur, ne pouvait que prendre peur devant ces bêtes villages aussi indifférents au feu que des foins.

Lire l’heure

Accuser l’excessive mélancolie des gens du Territoire revient àenfoncer une porte ouverte. Ce doit être chez eux manière de poser puisque, allez voir par vous-même, leurs supermarchés débordent de viande rouge, la démocratie libérale s’y trouve solidement défendue, le réchauffement du climat se verra àcoup sà»r cantonné par la croissance du secteur éolien. Ce qui leur manque ? Ils ne le sauraient eux-mêmes. Le souvenir les trouble d’une fille attrapée par les bras, d’un motif au piano par une fenêtre ouverte, de la neige la nuit – comme nous. Il est pourtant arrivé qu’au cours d’une de leurs trop longues veillées l’un d’eux se trouvât la force inouïe d’ouvrir son cÅ“ur. Un gros bout de châtaigner avait été jeté par inadvertance dans le feu et tous retiraient nerveusement les jambes, débarrassaient la nappe mais lui ne bougea pas. « Â Eh, l’Apache, qu’as-tu donc ?  » Et l’Apache avoua qu’àcause de l’éternité insoutenable des choses il avait toujours honte de lire l’heure correctement.

12 décembre 2023
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