Katie Peterson | Quatre poèmes traduits par Aude Pivin

Katie Peterson
Quatre poèmes traduits de l’américain par Aude Pivin
Recueil à paraître en bilingue chez Cheyne en 2024 sous le titre Douceur en plein visage

Une tombe

On peut faire pire qu’une tombe sans nom.
A la saison des feuilles elle paraît plus grise encore
et dans la neige
qui sait combien de temps elle restera couverte.

Nulle visite et personne pour la voir.
Le même midi se pose sur chaque
pierre. Midi dur,
pierre chaude. Il faut la toucher pour savoir.

Elle pourrait se trouver dans tout jardin.
On peut faire pire
que de l’avoir ici,
et surtout la laisser sans visite.

La pluie n’a pas d’objet, elle tombe et tombe.
On peut faire pire par un printemps perdu
que d’être amoureux
de la plus chère personne auprès de la plus douce pierre,

regarder une personne et penser tout bas,
où que tu sois je saurai
que c’est moi qui t’y ai mis

j’aurai une pensée sur ma pierre

une fois partie et il n’y a plus rien à savoir

Plaisir

Je me rappelai comment c’était :
savoir ce que tu veux manger et puis le faire,
oublier au milieu la fin de la recette,
regarder l’océan pendant
un long moment sans nervosité,
ou avec nervosité mais pas dans les articulations,
assise en tailleur sous le porche
qui donnait sur l’eau, aussi lisse qu’un bon glaçage.
Puis je fis cette expérience, happée si profondément
par le fil de l’histoire, je ris dès que le personnage fit
son entrée, fredonnant le thème musical alors que je m’étais promis
de rester silencieuse et ne plus jamais parler.
Puis je pensai, C’est maintenant le moment idéal de découper ta chemise.

La phrase

Je gravis une montagne où l’air comprimait ma respiration—
lieu de l’esprit libre, cette créature
tellement vouée à l’art de l’ascension que la montagne,
son glacier suspendu, ses blocs de granit traversés
par la piste, ses amas de rocs bloquant tout accès raisonnable
au lac turquoise en contrebas, ses fleurs sauvages
avec leur pinceaux indolents s’effilochant,
passa si vite devant mon regard que je n’ai jamais vraiment quitté
les peupliers pas encore roussis, gravés par les amoureux du coin
qui s’aimaient au point de rester à cet endroit
munis de couteaux le temps de finir d’écrire leurs noms.

Douceur en plein visage

Le boulanger au coin du cimetière
présente des tartes aux amandes et framboises
qui semblent délicieuses dans toute la ville.
Son art de la présentation donne faim.
Par un jour de pluie les fruits brillent.

Ce n’est pas notre genre de nous empiffrer
de bonbons. Dans ta gorge
une pièce de monnaie. Ta gorge un jour avant
tapissée d’une liqueur du sud.
Bois lentement, et ajoutes-y deux glaçons,

et tout en buvant transforme la chaleur du soleil en sang.
Quelque part un ange digne de ta foi
jette ses jambes par-dessus une fenêtre. Sur son épaule droite
un croissant de lune se lève. La pièce dans ta gorge, un savoir
de tout ce à quoi tu as encore droit.

Je prendrais n’importe quelle mesure palliative,
as-tu dit dans un musée alors qu’on commentait
notre stupéfaction au pied du toréador mort
dont les chaussettes blanches pointaient en l’air
au nord du drame de sa cape étalée,

son rose aussi délicat qu’une écorchure de petite fille.
J’imagine que tu as traversé suffisamment d’épreuves.
La pièce que tu as dépensée est un simple avant-goût de ce que
la terre féconde et traître te crachera dessus
quand tu fixeras sa douceur en plein visage.

Katie Peterson, « titre de l’extrait », Douceur en plein visage, traduction d’Aude Pivin, Cheyne éditeur, collection D’une voix l’autre, E.O. août 2024.
© Cheyne éditeur, tous droits réservés.

Katie Peterson est l’autrice de cinq recueils de poèmes parus aux États-Unis. Elle a reçu des bourses de l’Académie américaine des arts et lettres (American Academy of Arts and Letters), de la fondation des arts contemporains (Foundation for Contemporary Arts), et de l’Institut Radcliffe à l’université d’Harvard. Ses poèmes et ses articles ont été largement publiés à travers les Etats-Unis. Son œuvre est traduite en portugais, espagnol et coréen. Elle est professeur de littérature anglaise à l’université UC Davis en Californie où elle est née et vit actuellement.

31 mars 2024
T T+