Gérard Cartier | L’œil de la mouche

à propos de : Le Dissident secret - Un portrait de Claude Ollier,
de Christian Rosset (Hippocampe, 2020)


En peu de mots, le titre dit l’homme …“ sinon l’œuvre. Des auteurs du Nouveau Roman, Ollier était bien l’un des plus à l’écart du milieu littéraire. On le remarque dès la fameuse photo qui, mieux que les textes programmatiques de Robbe-Grillet, signe la naissance du mouvement : Ollier s’y tient en retrait, un pied hors du trottoir où sont rassemblés les auteurs adoubés par Lindon. Il fit bientôt dissidence, ce que dans sa pièce (magnifique) Nouveau Roman, Christophe Honoré avait rendu sensible en l’exilant à l’arrière-scène. Christian Rosset, ancien membre du collectif Change, compositeur, homme de radio, critique actif aux intérêts multiples, qui l’a côtoyé pendant près de quarante ans, trace de l’écrivain un portrait éclaté et sensible dont l’ambition assumée est de « sortir l’œuvre d’Ollier d’un enfermement dans cette fausse école du Nouveau Roman ». J’y reviendrai.

© Mario Dondero (1960)

Disons-le d’emblée : Le Dissident secret n’est ni une biographie, ni une monographie, ni un recueil de souvenirs. Ce petit livre de grand format et de belle facture, très personnel, fruit de « neuf années d’écriture discontinue », dessine un chemin vagabond dans le temps et dans l’espace, un itinéraire rêveur (Rosset note plusieurs de ses rêves inspirés par Ollier), suivant une composition quasi musicale. C’est ainsi que nous pénétrons d’abord dans la maison du romancier, à Maule, où, revenu du Maroc où il travaillait pour l’administration chérifienne, et ayant renoncé à toute activité salariée pour se consacrer à l’écriture, il s’installe en 1975. Un cahier de belles photos de Camille Rosset est consacré à cette maison, où il vécut 40 ans. Elles impressionnent par l’apparent dénuement dans lequel il a passé sa vie, dans une austérité de trappiste certes dictée par la nécessité, mais qui répond aussi à sa pente naturelle : cet homme compliqué avait le goût des choses simples, dans tous les domaines, « objets, nourritures, paysages », jusqu’à la façon de ses livres (l’édition originale de Fuzzy sets est sur papier de bois) …“ et jusqu’à la matière de ses récits. Maison spartiate mais non sévère, éclairée par les peintures vives des murs et les nombreuses affiches qui y étaient punaisées, en écho aux univers de ses romans : une étroite sympathie unissait la maison et l’homme.

© Camille Rosset (2020)

Celui-ci apparaît conforme à sa légende : solitaire, après un bref épisode matrimonial, réservé, taiseux, timide mais tyrannique, exigeant et même intransigeant, capable de « se séparer de ses amis les plus chers pour trois fois rien  ». Arno Bertina, qui signe la préface, en a lui aussi gardé l’image d’un maître sévère et « assez cassant ». Si l’on ajoute à ce caractère entier une pratique radicale de l’écriture, on comprend que l’écrivain ait peiné à trouver sa place. La Mise en scène et Été indien n’ont été publiés par Minuit, en dépit des réticences de Lindon, que grâce à Robbe-Grillet, rencontré à Nuremberg en 43, durant le STO, et dont Ollier était alors très proche. Leur brouille marqua la fin de cette brève collaboration avec Minuit et le début d’une période d’errance éditoriale (Gallimard, puis Flammarion) qui ne prit fin qu’avec l’entrée chez P.O.L. au milieu des années 90. Mais la rudesse n’est pas le tout de cet homme. Rosset insiste aussi sur des traits de caractère moins connus, sa séduction par exemple, et son humour.

Cette plongée dans l’intimité de l’écrivain est toute relative. Son extrême pudeur lui a fait garder le secret sur nombre d’évènements privés. Son journal (6 volumes, de 1950 à 2009) est, comme Rosset le rappelle, « singulièrement crypté » …“ et l’histoire de sa vie amoureuse demeure illisible. Il a fallu à son portraitiste une ténacité certaine pour éclairer certains faits mystérieux …“ ainsi de ce roman publié par P.O.L. qu’il reçoit un jour par la Poste, signé d’un jeune auteur (ou autrice) canadien(ne), Sandy Jude Walker, où il reconnaît avec surprise et perplexité des allusions nombreuses et concordantes, comme aurait dit Robbe-Grillet, aux œuvres d’Ollier, et même une proximité de style, et que l’écrivain, interrogé, dit ne pas connaître. Étonnement renouvelé deux ans plus tard par un nouveau roman du même auteur inconnu…

Il n’est pas nécessaire de connaître la vie d’un écrivain pour s’intéresser à son œuvre ; on peut même se passionner pour un auteur sans se donner la peine de chercher à en savoir plus sur l’homme …“ Claude Simon par exemple, qui a construit un monde foisonnant mais d’une telle cohérence que la figure qui le hante, ou plutôt la fiction qu’il en donne, peuvent nous suffire. Ollier, son œuvre est si diverse et, malgré le regroupement de ses livres en séries, elle présente, comme l’œil de la mouche, tant de facettes, jusqu’à la science-fiction et au fantastique (il fut, selon le mot d’Arno Bertina, « un grand bouleversificateur des formes artistiques »), qu’il n’est peut-être pas inutile de mettre en son centre l’homme qui l’a créée, dont les obsessions lui donnent une façon d’unité. Le Dissident secret en souligne plusieurs, qui sont autant de clefs de lecture possibles : la mélancolie (ce qu’Ollier contestait : « ça ne me concerne pas »), dont témoigne, entre autres, un deuil mal surmonté de l’enfance ; dans l’ordre politique, une conscience vive des travers de la société et la prémonition d’un effondrement de l’Occident …“ et, corollaire à celle-ci, une attirance pour les autres cultures, en particulier moyen-orientales ; enfin, le sentiment d’une disparition imminente de la littérature …“ et celui de son propre échec ; au total, un profond pessimisme. Ce qui dessine un portrait autrement plus complexe que celui de la psychologie.

Christian Rosset signale en passant quelques petites manies de l’écrivain, comme tous en ont : ainsi de ces manuscrits « griffonné[s] au stylo à bille au verso de rames de papier de récupération déjà imprimé au recto », pratique rituelle sans laquelle, sans doute, la grâce ne saurait l’atteindre. Surtout, il fournit des indications précieuses sur la genèse de certains livres. Au cours d’un voyage avec Ollier au Maroc, jusque sur les lieux de La Mise en scène, le petit groupe avait gravi un piton rocheux, en bordure de la route Essaouira-Marrakech, d’où l’écrivain avait pris une photo de sa fille en jupe rouge « contemplant l’étendue western ». Or, quatre ans plus tard, la photo est reproduite en couverture d’Une Histoire illisible :

Une fois rentré dans sa maison des Yvelines et après avoir fait développer cette photo hollywoodienne, il passera de longues journées à scruter ce que son appareil avait enregistré, notamment de ce lointain, faisant peu à peu surgir un récit complexe, tel le photographe de Blow-Up découvrant, à force d’agrandir ses clichés, une affaire criminelle, sauf que lui ne disposait que d’un appareil très amateur et qu’il lui aura fallu faire travailler son imagination pour inventer concrètement une histoire digne de ce nom à partir de ce cliché, pour n’importe qui d’autre que lui-même, assez illisible.

De même, on apprend que Le Maintien de l’ordre a été écrit à partir d’une série de cartes postales de la ville marocaine (non nommée) qui en est le cadre. L’anecdote en dit plus qu’il n’y paraît ; elle souligne l’un des traits marquants de l’art d’Ollier, la prépondérance du regard, la précision méticuleuse avec laquelle sont décrits lieux et paysages, qui les grave en nous, si bien que longtemps après avoir refermé ses livres, nous en gardons des images nettes. Cherchant à définir sa manière (le mot « roman » ayant un jour disparu de la couverture), Ollier avait adressé ce mot à Rosset : « il existe une expression très simple pour caractériser mon travail, c’est le fantastique…¯ ». Il est vrai qu’il a qualifié ainsi ses derniers contes et que des éléments de fantastique, plus ou moins actifs, ponctuent son œuvre. Mais ils sont souvent réduits à une simple image qui apporte peu au récit et le clôt assez artificiellement. Le fantastique appelle la fiction ; or, comme le souligne l’auteur de ce portrait, Ollier n’aura eu de cesse « d’évacuer le romanesque de ses écrits ». En vérité, ce qui frappe surtout le lecteur, c’est l’importance de la géographie. La plupart de ses romans (au moins ceux qui ne fuient pas dans un au-delà cosmique ou mythologique …“ et même ceux-là ne sont pas sans rapport avec le monde réel) sont ancrés dans un territoire précis ; ils naissent de lui ; il en est le vrai héros : supprimez-le, il ne reste rien du livre. C’est évident dès l’origine : qu’on pense aux montagnes du Haut-Atlas de La Mise en scène (Minuit, 1958), son premier ouvrage (Rosset signale d’ailleurs qu’à la demande de Minuit l’édition originale incluait deux cartes du site), et à la Casablanca du Maintien de l’ordre (Gallimard, 1961), le second. Cette veine se poursuit à travers son œuvre jusqu’aux vagabondages de Missing ou d’Outback, entre autres. C’est dire que, chez celui qui prétendait écrire des romans d’aventure, l’intrigue (ce que certains fonctionnaires de la littérature appellent le pitch, à quoi ils croient pouvoir réduire un livre de fiction pour le juger), est mince. C’est dire aussi que, malgré sa dissidence, cet « homme d’ordre, soucieux de clarté » est resté globalement fidèle à l’esthétique du Nouveau Roman …“ ce qu’on me contestera sans doute : mais la diversité des interprétations est signe de richesse.

On passe facilement à côté de Claude Ollier. On peut avoir La Mise en scène dans sa bibliothèque depuis quarante ans, sans avoir eu la curiosité de l’ouvrir. Il suffit parfois d’un évènement fortuit, d’une sollicitation extérieure pour attirer l’attention sur un auteur, en donner la curiosité, pousser à le lire. Ce peut être un spectacle de théâtre, tel celui d’Honoré, ou le témoignage d’un familier, tel ce Dissident secret. Ainsi soit-il.

14 août 2020
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