Eva Mancuso | Excusez-moi
Photographie d’Augustine Gleizer, patiente de Charcot, prise par Paul Regnard.
Fig. 8. LeÌ thargie HyperexcitabiliteÌ Musculaire, in Bourneville et Regnard 1876-1879, vol. III, pl. XIV
J’avais dix-neuf ans et sur internet il y avait une fille qui n’avait jamais de plaisir
elle couchait tout le temps avec des mecs avec un mec son mec et elle criait
beaucoup
dans la série on la voyait crier beaucoup
mais elle ne prenait pas de plaisir dans son corps
et même à ses amies elle disait qu’elle ne ressentait rien
alors ses amies lui conseillaient de se toucher un endroit en bas entre ses jambes
qu’elle disait qu’elle ne touchait jamais
c’était pour qu’elle connaisse mieux son corps
parce qu’on disait qu’il fallait mieux connaître son corps
ça aidait à prendre plus de plaisir dans son corps
et quand la fille se touchait pour apprendre à mieux connaître son corps
tout de suite elle connaissait mieux son corps
on la voyait qui mettait la main dans sa culotte sur le lit et puis on la voyait qui criait
elle avait un orgasme je crois qu’elle avait un orgasme
et d’un coup quand elle baisait avec son copain tout roulait tout marchait
on la voyait qui criait elle avait un orgasme je crois qu’elle avait un orgasme
ce n’était plus pour du faux c’était vrai : elle jouissait vraiment enfin
c’était magique
grâce à ses amies qui lui avaient dit de se toucher l’endroit qu’avant elle ne se
touchait pas
d’un coup le sexe était trop bon
d’un coup elle savait exactement ce qu’elle voulait
d’un coup elle savait exactement le dire à son mec
et ce qu’elle disait c’était ce qu’elle voulait
et ce qu’il entendait c’était ce qu’elle disait
et ce qu’il faisait c’était ce qu’il entendait
c’était magique vraiment magique
*
J’avais quatorze ans et un jour pour la première fois je me suis couchée sur une
table
ce n’était pas une table pour manger mais une table pour se coucher
je ne sais pas pourquoi on appelait ça une table parce que c’était plus comme un lit
mais un lit pas pour dormir un lit juste pour se coucher et même pas vraiment se
coucher plutôt mettre son dos sur le papier
et puis ses pieds dans les étriers
et à côté il y avait une sorte de petite étagère en métal avec des roulettes dessous et
un spéculum dessus
et j’avais un copain qui ne connaissait pas le mot spéculum
il ne s’était jamais couché sur une table où on n’était pas vraiment couché mais assis
et d’ailleurs peut-être qu’on pourrait appeler ça une chaise ou un fauteuil
et d’ailleurs parfois c’est ce qu’on fait on appelle ça un fauteuil
j’ai vérifié sur internet
mais on continue quand même aussi à appeler ça une table
peut-être parce que le fauteuil c’est pour celui qui dit quand il faut ouvrir les jambes
et quand il faut les fermer
pour le docteur derrière son bureau
quand il est prend des notes avec le stylo qu’il sort de la poche de sa veste
et la table c’est pour les corps endormis
qu’on découpe comme les légumes à la maison
avant de les manger
les corps qu’on tranche
pas pour les manger mais pour les sauver
pour qu’ils puissent continuer
à travailler
et à avoir des bébés
*
J’avais vingt ans et à la télévision il y avait une femme qui voulait offrir du sexe à un
homme
la femme voulait offrir du sexe pour se faire pardonner
un jour parce qu’elle avait oublié la saint-valentin elle disait à un homme qui était son
mari qu’elle lui fera tout ce qu’il voudra dans la cuisine et tout ce qu’il voudra dans la
chambre
elle montrait du doigt la cuisine et elle montrait du doigt la chambre
l’homme acceptait
ils courraient dans la chambre
mais le lendemain l’homme avait lui aussi quelque chose à se faire pardonner
alors il proposait à la femme de lui offrir des choses dans la cuisine et de lui offrir des
choses dans la chambre
mais quand il disait à la femme qu’il lui fera tout ce qu’elle voudra dans la cuisine et
tout aussi dans la chambre
elle rigolait
et tout le monde rigolait
on entendait les rires du public le volume poussé au maximum
la femme montrait la cuisine et elle disait :
tout ce que je veux ici oui
et puis elle montrait la chambre et elle disait :
là tu peux toujours rêver
et les gens rigolaient on entendait les rires du public au maximum
et sà »rement que moi aussi je rigolais
et on rigolait parce qu’on pensait qu’un homme ne pouvait pas donner du sexe
comme un cadeau qu’on mettait au pied d’un sapin ou qu’on offrait à un anniversaire
avec un château gonflable
parce que c’était ridicule : donner du sexe comme un cadeau de bienvenue d’excuse
ou d’au revoir
mais quand la femme montrait du doigt la chambre et qu’elle disait : tout ce que tu
voudras
personne ne rigolait
*
J’avais dix-sept ans et je me méfiais des couples
des gens de mon âge qui étaient en couple
de mon âge qui disaient qu’ils s’aimaient
je ne sais plus exactement pourquoi
peut-être à cause de mes parents
qui s’étaient rencontrés à dix-sept ans
ou peut-être à cause des garçons qui jouaient aux jeux-vidéos sur des canapés
ou des filles qui attendaient assises sans rien dire sur des fauteuils à côté des
canapés
ou des filles qui disaient qu’elles apprenaient à faire à manger pour faire à manger
à leurs copains
ou des cadeaux qu’ils s’offraient tous à la saint-valentin
ou de la télévision qui disait toujours : c’est beau quand les gens disaient : je t’aime
même quand il y en avait un qui avait trente-six ans et une qui avait quinze
on disait : s’ils s’aiment
il faut les comprendre
on disait : on ne peut rien contre l’amour
l’amour n’a pas d’âge et a ses raisons
et dès qu’il y avait un enfant qui venait sur un plateau
même quand il avait cinq ans
même quand il avait quatre
on lui demandait toujours s’il avait un amoureux ou une amoureuse
et l’enfant disait toujours : oui