et le hasard est aussi un grand maigre

Il a surgi des quarante-cinq degrés d’ombre au sol que forme le boulevard conduisant au port fluvial, là où des hommes noient, lit-on dans les bibliothèques, leurs chagrins de décembre et de mai. Immobile devant la vitrine éclairée d’une agence immobilière, il dénombre les lieux possibles, imagine des circonstances favorables, calcule. Sa solitude déborde ton écran, ne lui adresse pas la parole, ses sauvegardes ne te regardent pas. Au bout de son bras un sac en toile contient un objet lourd, je recule dans la nuit quand il se retourne.

L’enfant empile des cubes en bois sur la table de la cuisine. Elle cambre ses pieds nus pour être à la bonne hauteur. Elle a dessiné des mots sur des cartons blancs de cinq centimètres de côté, en a collé un sur chaque face de chaque cube. Certains mots se disposent à y demeurer. D’autres, aux lettres instables, s’agitent, se cognent et se blessent contre les arêtes ou fuient. Celui-là glisse vers le lino, s’écrase, le chat le croquera demain matin.

Jaillie d’un pilier de l’échangeur routier elle courait droit devant elle. C’était un jour d’automne familier. Ses cheveux dépeignés dispersaient ses larmes sur son maquillage. Allait-elle quelque part ? La terre rouge colorait le dessous gris des nuages bas. Elle disparut derrière une cabane à outils couverte d’affiches appelant à la réunion d’une coopérative, réapparut. Un tel abandon au paysage coupait le souffle. On se demandait combien de temps elle avancerait seule, les pieds en sang, désemparée, pleine de fureur.

Les distances se démultiplient les unes après les autres, le temps me déroute, je m’attarde. Ce désœuvrement inaugural au crépuscule me retient éveillée jusqu’à ce que je m’effondre d’un bloc. Je dois alors sauter d’un pont. La chute dure longtemps, un vol plané dans le silence. La surface d’en bas me restera-t-elle à jamais hors de portée ? Je l’atteins comme une pierre atteint sa cible. Un cri m’échappe, s’enfonce dans des eaux noires douces comme un pull angora ou l’entrée dans un roman de Tarjei Vesaas.

À Honoré de Balzac [1],
à Pierre Michon,
à Dominique Quélen,
une généalogie du grand maigre.

20 mars 2009
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[1« Vous savez le mot de Minette du Vaudeville : Le temps est un grand maigre ? eh bien ! pour nous le hasard est aussi un grand maigre, il faut le tenter », dans Illusions perdues, « Un grand homme de province à Paris ».
Et aussi : « Après tout, dit Mistigris, le temps est un grand maigre », dans Un début dans la vie.