Dévoration - Invasion

©Francisco de Goya, Saturne dévorant un de ses fils, 1819-1823

« nous sommes des corps abîmes
engloutissant tout
et nous avalant nous-mêmes »

Comme on dévore une cellule mère, on dévore un être cher, on dévore un pays frère.

On parle d’invasion cellulaire qui est liée à la migration des cellules et en dépend, sauf que les cellules font plus que migrer. Les cellules invasives se déplacent à travers la matrice extracellulaire (MEC) dans les tissus voisins selon un processus qui implique la dégradation de cette matrice On parle d’invasion d’un pays qui implique la dégradation fondamentale de ce dernier, sa matrice.

On parle d’incorporation en psychanalyse dans le sens où, de manière très simplifiée, selon les mots de Lacan, « le sujet va chercher ses objets dans le ventre de l’Autre ». On vide l’autre pour le faire soi. Il va falloir peu à peu pour l’individu apprendre à s’en détacher (de l’autre), à être une entité propre, acquérir une identité. Sans cela on absorbe tout l’autre et qui est-on au fond, si l’on n’est que son avaleur ?

On parle d’inclusion en mathématique (symbole « âŠ‚ » qui ressemble fortement à un aimant à l’attraction duquel on ne saurait résister) quand un ensemble en contient entièrement, strictement, un autre, l’incorporant pour qu’il devienne un sous-ensemble. Et l’ensemble vide est par extension le sous-ensemble de tout ensemble. Vide on appartient à tous. On parle d’invasion d’un pays parfois comme une inclusion dans le sien, pays qui aurait acquis une indépendance qu’on lui nierait en le réincorporant dans un ensemble plus vaste dont il a pu faire partie. Évidemment je pense à la Russie de Poutine et l’ancienne URSS que ce dernier, coûte que coûte, semble vouloir retrouver comme un trésor perdu. Dévorante ré-inclusion.

Si on part de la mythologie pour revenir à une sorte de dévoration primordiale dont nous serions les héritiers, évidemment les mythes nous donnent bon nombre d’exemples repris par des tableaux effrayants dont celui de Saturne (Cronos) dévorant l’un de ses fils par Francisco de Goya. On pense aussi à Médée qui tue ses enfants, abandonnée par Jason et prise d’une fureur sans pareille. Ne les dévore-t-elle pas psychiquement en les confondant avec l’être aimé, avec elle, avec son abandon, avec sa propre dévoration intérieure ? Autrement que Cronos (comme par hasard le temps qui dévore ses propres enfants), autrement mais sûrement. La confusion extrême, la fusion faisant partie intégrante de la dévoration.

Le radeau de la Méduse autrement célèbre nous rappelle dans l’Histoire bien réelle cette fois-ci que des hommes ont mangé d’autres hommes pour rester en vie. J’ai rencontré récemment une descendante d’un rescapé du radeau qui ne peut que sculpter dans le bois sa propre histoire familiale pour s’en dégager. Comment rester vivant en ingérant l’un des nôtres ? Comment intégrer cette histoire dans sa propre histoire familiale et surtout individuelle quand on s’est construit, de lignée en lignée, sur la dévoration.

Aujourd’hui on assiste impuissants à l’invasion d’un pays et quand j’ai commencé à écrire cette chronique je ne pensais pas à devoir un jour faire entrer l’Ukraine ici dans cette série de réflexion sur la dévoration. Une dévoration invasion inclusion incorporation est à l’œuvre puisque l’Ukraine est bien avalée, rasée, violentée et niée par son voisin qui n’est pas un simple pays voisin mais un pays frère d’où le côté fratricide de cette guerre radicale. Un pays frère qui dévore invoquant des prétextes territoriaux comme Romulus et Rémus s’entretuant pour une limite, une frontière.

Tout vient de là, la limite posée qui dit l’identité propre à chacun, d’une cellule à part entière, d’un être à part entière, d’un pays à part entière. Qu’est-ce qui pousse à envahir cette limite posée, à ne pas entendre le NON d’un corps qui pose son refus d’invasion, de fusion, d’incorporation. Qu’est-ce qui pousse à se dévorer, à dévorer l’autre dans son intégrité physique, mentale, humaine, nationale ?

Autant de questions sans réponses et si je les pose c’est pour tenter de comprendre ce qui nous entraîne du plus petit état, cellulaire, au plus grand état, universel, à sans cesse vouloir, consciemment ou inconsciemment, nous dévorer sous de multiples formes.


Tous des corps abîmes abîmant

« à regarder tourner les planètes
les plus grosses avalant les petites
à l’état embryonnaire »

©Maud Thiria, Brèche première, extrait 1 paru dans Là où dansent les éphémères, Anthologie du Printemps des poètes, Castor astral, 2022

15 avril 2022
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