Sébastien Rongier / Tanguy Viel : une stratégie de l'effrangemement
Cinéma au regard de l’art contemporain (et inversement)

Sébastien Rongier est membre du comité de rédaction de remue.net

 

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RAPPEL DES FAITS
Sleuth (Le Limier, 1972) est le dernier film de Joseph L. Mankiewicz. Il s’agit d’une histoire d’amant, de mari trompé, de leur confrontation féroce qui se dessine au-delà du jeu et des politesses mensongères du départ. Ce film montre la montée en puissance du désir de domination à la fois physique, sociale et psychique sur l’autre.

Il sera beaucoup question de Sleuth dans ce roman. Cependant le lecteur ne l’apprendra réellement que dans la toute dernière partie du livre. Le narrateur raconte la relation particulière qu’il entretient avec ce film en glissant du récit de cette confrontation cinématographique à ses propres rapports au film. Le titre sera donc connu très tardivement. Aussi un lecteur qui ne connaîtrait pas cet opus de Mankiewicz serait en droit de s’interroger durant une bonne partie de sa lecture sur l’existence de ce film. Entre le déploiement d’une narration qui se faufile et l’incertitude de l’objet dont il parlerait, on peut manquer de stabilité dans l’approche de Cinéma. Le roman de Tanguy Viel s’échappe en se déplaçant constamment et en ne cessant de recomposer ce que l’on croyait attendre de lui.

Un récit autour d’un film ? Sans doute mais pas seulement. Finalement non.
Une analyse filmique ? Sans doute mais...
Une proposition de subjectivité compulsive ? Sans doute mais...

Cinéma permet d’interroger la répétition et la condition contemporaine du regard. D’une part, il y a un narrateur coincé dans la répétition de l’image (son modèle enfantin... généré par le cinéma lui-même). D’autre part, une écriture romanesque travaille cet enjeu du répétitif, l’embrasse en s’y confrontant pour élaborer une forme autre. Elle s’entendra à deux niveaux : l’autre de Sleuth, engageant des enjeux esthétiques liés au remake et aux formes de création contemporaine ; l’autre du narrateur qu’on perçoit dans l’écriture de Tanguy Viel.

Le narrateur en faux cinéphile
Le narrateur de Cinéma met du temps à émerger. Il semble se cacher derrière le récit du film, dissimulant son mouvement et son fonctionnement. Il faudra bien du temps pour comprendre que le narrateur appartient pleinement au caractère fantomatique et effrayant du cinéma ou plutôt d’un film. Car on pensera longtemps que le narrateur cherche à faire partager la passion d’un film, Sleuth, ce dernier film de Joseph L. Mankiewicz dont on apprendra bien plus tard l’existence effective. On pourrait penser qu’il s’agit d’un cinéphile voire même d’un cinéfils. On trouve au fil du texte des éléments d’analyses, des fragments d’une esthétique, peut-être même une définition du cinéma de Mankiewicz. Lorsque le narrateur avoue « Il y a des secrets qui nous échappent » ou « Et je dois dire : encore aujourd’hui il y a des choses dans ce film qui restent un mystère pour moi. » (16), on pourrait y lire une démarche esthétique particulièrement convaincante : l’art reposant sur ces propres incertitudes et sa capacité de ‘résistance’ (19), l’esthétique interrogeant cette dimension comme participant d’une possible définition de l’art. Seulement le ‘nous’ inclusif et identificateur poussera vers d’autres pistes et surtout l’expression ‘encore aujourd’hui’ engagera, comme on le verra, l’expérience bien loin de l’esthétique. Pourtant lorsque le narrateur prétend que « [c]’est intuitivement qu’on comprend » (17), on peut encore l’envisager comme une méthode d’analyse possible (une réponse à l’interrogation de Virginia Wolf ‘raisonner ou intuitionner ?).
La naïveté du narrateur dans sa relation aux images tranche avec cette piste cinéphilique : « voir les images dans le bon ordre » (26), la notion de reconnaissance (84), ou encore la découverte d’un procédé qui souligne l’ellipse, « le très subtil procédé du journal » (64). Cette subtilité est en réalité extrêmement classique ; le narrateur semble plus heureux et orgueilleux de sa découverte que conscient des enjeux cinématographiques. Mais l’on perçoit déjà la contradiction entre cette argumentation qui se veut explicative et ‘l’intuitionnisme’ qu’il semble mettre en avant.

Le narrateur en vrai filmophage
La piste du cinéphile n’est pas la bonne. Malgré ces éléments épars d’analyses, on comprend très vite que l’image et le cinéma ne sont pas l’enjeu déterminant du narrateur. Le film est en réalité une nourriture. L’intérêt de Cinéma est de renvoyer toute éventuelle analyse de type esthétique à la subjectivité du narrateur. Ce qu’on pourrait critiquer comme une forme de ce relativisme contemporain qui distant la valeur critique des œuvres serait une erreur. Car Cinéma n’est pas un essai. L’instance romanesque prend toute son ampleur dans cette confrontation : la subjectivité (sujet du récit) est inscrite dans l’organisation romanesque. On croit que c’est depuis le cinéma qu’il parle –le titre du roman entraînant dans cette piste hasardeuse. Or c’est depuis le film qu’il parle, ou plus exactement c’est depuis un film qu’il parle, et se répète. Ce narrateur n’est pas un cinéphile. Car il est fixé sur un film unique. Cinéma est le récit de cette dévoration.
La description qui ouvre le roman est celle du début du film (même s’il ignore le générique).
« Une voiture de sport, la voiture rouge de Milo Tindle, qui roule dans l’allée qui mène au château, au manoir qu’on voit de face et qui en impose. Tindle, c’est son nom, c’est un Anglais, et il se gare dans la cour du manoir, sur le gravier, avec sa voiture de sport rouge, avec sa veste étriquée très à la mode dans les années soixante-dix. Il en sort, de sa voiture rouge (avec ses initiales inscrites sur le côté, sur l’aile droite, rajoutées par-dessus la peinture, c’est écrit : M.T., comme Milo Tindle). » (9)
Par moments, elle devient évocation, la voix du narrateur commençant à prendre le pas sur le film, sur le contenu de son organisation et sur sa mise en image. La phrase s’allonge, s’emballe suivant en cela l’enthousiasme du narrateur, tout en faisant émerger des bribes d’analyses. Lorsque le narrateur évoque la première confrontation entre les deux personnages du film et la généalogie de Milo, il souligne clairement les rapports père/fils qui semblent s’engager.
« Milo, forcé de répondre aux questions d’Andrew, se met à résumer son passé : sa mère, fille d’un fermier, fervente catholique, son père italien, émigré en Angleterre, (...). Et il raconte tout ça naturellement, comme un jeune homme qui demande à un père la main de sa fille, c’est exactement ça, Milo demandant la main de la fille d’Andrew, sauf qu’Andrew n’est pas le père, mais le mari, et qu’il a posé Milo dans un situation de fils, et qu’encore Milo s’y complaît, bien qu’on ne comprenne pas toujours pourquoi il a accepté l’invitation. » (18-19)
Mais l’analyse est toujours ramenée à la dimension subjective du narrateur. « [M]ais mon idée, c’est… » (19) vient rompre cette évocation pour imposer une vision (« c’est indéniable » 19) plutôt qu’une interprétation qui avance dans la narration, avec elle ( « c’est exactement ça, Milo demandant… » 18). De plus, on constatera plus tard l’effet inverse : c’est la dimension subjective qui retombera dans le film. Car l’on finit par comprendre qu’il s’agit de la même chose, que nous sommes dans un rapport autotélique et clivé. Le récit finit par organiser un double va-et-vient entre le narrateur et le film, abolissant toute forme de distance et construisant une parfaite identification au cœur de laquelle se joue la subjectivité compulsive du narrateur. Ayant évoqué l’importance de la conscience de soi (page 95), on a compris qu’elle était intimement liée au film. Ce qui s’apparentait de moins en moins à un espace d’apprentissage, se découvre être une fixation identificatoire. Evoquant pour la première fois dans la toute dernière partie du roman les comédiens Lawrence Olivier et Michael Caine qui interprètent les personnages, il ne peut s’empêcher de les identifier à leur rôle, comme il se confond lui-même au film. Il l’avoue d’ailleurs.
« Mais je ne devrais pas parler d’eux comme ça, et je ne dois pas les confondre avec leurs personnages, c’est une question de déontologie, laisser à chacun sa vie à côté du film, je devrais mais c’est impossible, parce que moi-même je n’ai pas de vie à côté du film, je suis un homme mort sans Sleuth. » (96)
Cette phrase souligne le processus d’identification que le récit déplie tout au long de la lecture. La piste cinéphilique (la part de ‘déontologie’) se révèle impossible, cédant la place à cette ‘filmophagie’ qu’est Sleuth, l’unique objet de son appétit. Cet aveu est appuyé par la première nomination du film. Les quatre vingt quinze pages précédentes se sont développées dans la méconnaissance effective du film. Mais l’on voit bien que l’identification que fait le lecteur glisse du film au narrateur puisque nommer le film, son titre, c’est avouer sa perte, à la fois la perte de soi mais aussi la perte de soi dans la domination de l’autre.
Car le jeu narratif est complexe dans ses passages identificatoires, ses jeux de manipulation et de domination. Le rapport du narrateur au monde s’organise autour de ce film. Aussi son rapport aux autres est-il conditionné par ce rapport au film. Non seulement il cherche à convaincre le monde entier que ce film est essentiel mais surtout il cherche à en convaincre le lecteur lui-même par une toile identificatoire.

Le narrateur et le monde
Ce qui apparaît insupportable au narrateur, c’est qu’on ne trouve pas le film, ce film, ‘formidable’. Regardant d’une manière compulsive (des centaines de fois, cf. pages 37, 49 ou 113), le narrateur veut qu’on aime ce film. On aura bien compris que l’identification ‘Sleuth, c’est moi’, induit que ‘aimer Sleuth, c’est m’aimer’. C’est pourquoi le narrateur revient de manière incessante sur ces spectateurs qui n’apprécient pas le film ainsi que sur ces tentatives autoritaires de conviction conduisant à créer une image sourdement inquiétante, insidieusement brutale du personnage-narrateur.
« J’ai vu des gens penser et dire à haute voix, pendant le film, dire que (…), ce sont des gens sans goût d’une part, sans discernement d’autre part, parce que, je le répète, c’est entièrement fait exprès pour qu’on trouve ça laid et maladroit. » (20)
« J’ai du mal à comprendre qu’on ne trouve pas ce film formidable » (26)
« Même des amis à moi (…), et j’en n’aurais pas été là, je ne les aurais pas aidés à comprendre certaines finesses, ils penseraient encore que ce film n’est pas formidable. » 28-(29)
« ils ne sont pas excusables pour autant (…) on ne dit pas d’un film qu’il n’est pas formidable… » (29)
« et je ne voudrais pas avoir à revenir là-dessus, (…) ni m’énerver encore sur certains qui n’ont rien vu, et pas trouvé ce film formidable » (72)
« mais quand ils se permettent certains jugements, des jugements comme « pas formidable », alors… Pas formidable, et ça veut dire quoi, cette expression, » (82)
« Et dire que certains (qu’on me pardonne ici, qu’on me pardonne, mais j’insiste), dire que certains ne trouvent pas ça formidable, cette expression si stupide, pas ça formidable, ça, Sleuth »
« J’ai du mal à comprendre qu’on ne trouve pas ce film formidable » (26) est sans doute le cœur du récit, le nœud psychologique du narrateur à partir de quoi tout s’organise. La première tactique que le narrateur met en place pour s’opposer aux malheureux spectateurs qui ne trouvent pas ce film ‘formidable’, ce n’est pas de les convaincre. Car on comprend bien que le narrateur ne peut finalement adopter aucune argumentation dans son système identificatoire. L’abolition de toute distance ne permet aucun exercice critique, seulement une opération d’adhésion qui refuse finalement toute distance et toute résistance. C’est pourquoi, selon lui, il faut être dans « l’invasion de l’image dans le cerveau » (100). Aussi, étant lui-même l’image, il envahit le spectateur éventuel de ses commentaires, de ses explications. Aux personnes qu’il invite à voir le film avec lui, il résumé l’action, impose une explication et des clés en anticipant l’action du film.
C’est pourquoi d’une manière générale son rapport au monde s’organise autour du rapport au film, si bien que les amis qu’il a sont conditionnés par l’épreuve du film. « En cela je suis content : mes meilleurs amis n’ont jamais ri, et même : ils sont devenus mes meilleurs amis parce qu’ils n’ont jamais ri… » (101), le rire étant ici entendu par le narrateur comme cette insupportable distance critique. L’intérêt de ce début de phrase n’est pas seulement d’afficher l’axiome de son existence dans cet enchâssement causal, finalement mis dos-à-dos par les deux points, mais d’en poursuivre la lecture. A partir de cette causalité qui se clive, le narrateur s’emballe, la phrase entame une course folle tout au long de la page. Il explique alors les modalités de ses constructions sociales et affectives à partir de ce film, revient une fois de plus sur le ‘pas formidable’, indique son autoritarisme explicatif et retourne brutalement dans le récit du film.
« En cela je suis content : mes meilleurs amis n’ont jamais ri, et même : ils sont devenus mes meilleurs amis parce qu’ils n’ont jamais ri, et non seulement cela, mais ils ont saisi profondément l’œuvre de Sleuth à l’intérieur d’eux-mêmes, voilà ce que j’appelle, moi, des amis, des gens capables des marques les plus grandes de respect à l’égard de Sleuth, très loin de la vulgarité du regard, et la vulgarité du jugement, des gens avec qui réellement nous avons des choses à dire, des vraies images, des espaces avec leurs dimensions, des expressions de visage, voilà ce qui traverse nos mots quand on parle ensemble, et pas du tout des termes vagues, flottants, malpropres, pas du tout des « pas formidables », parce que j’ai exclu les gens qui les prononcent, et je dois dire, je sais maintenant comment m’y prendre avec ce genre de personnes, une méthode extrêmement dissuasive, je les sens venir, alors voilà : je les invite quand même, je leur donne rendez-vous en bas de chez moi, et dans l’escalier j’opère un résumé complet du film avant d’avoir enclenché la cassette dans le magnétoscope, un résumé complet de quand Milo Tindle, le parvenu (mais bien sûr on ne le sait pas dès le début normalement), quand il arpente l’allée avec sa voiture de sport rouge. » (101-102).
La phrase apparaît à plusieurs niveaux la mimétique de la construction mentale du narrateur. Il impose son commentaire, les adverbes de la parenthèse le soulignent. On peut déjà parler de la personnification du film qui, au travers d’un pronom (« nous avons des choses à dire… »), semble former une troublante communauté avec le narrateur. Mais surtout il n’y a aucune distinction entre les notations subjectives et le récit du film. Nous avions vu que le récit du film pouvait s’achever par une notation subjectivement. L’inverse est aussi vrai, prouvant que le modèle identificatoire repose sur une réciprocité qui efface toute frontière.
C’est pourquoi la litanie des ‘pas formidable’ structure le récit. Non seulement elle illustre le caractère répétitif et obsessionnel du narrateur, mais surtout elle souligne le caractère profondément instrumentalisé du rapport du narrateur aux autres êtres. Car il n’y a en fait qu’une seule et unique relation du narrateur au monde, c’est avec Sleuth. Car Sleuth est une personne, plus seulement le titre d’un film. La simple transformation typographique suffirait à le prouver. En effet, page 96, parlant du titre, on peut encore lire à trois reprises ce titre en italique. Puis l’italique disparaît. L’hypostase est en marche.
« ... je n’ai pas de vie à côté du film, je suis un homme mort sans Sleuth, oui Sleuth, le titre original du film en anglais, pour moi ce n’est plus un nom de film, c’est le nom d’un ami, je dis Sleuth comme je dirais Andrew. Quelque fois je sors de chez moi et je m’excuse auprès de Sleuth parce que je le laisse seul, et je fais très attention où je l’entrepose… » (96)
L’identification conduit le narrateur à penser et poser sa relation au film comme une relation intersubjective conduisant à une véritable personnification. C’est ainsi que Sleuth devient un être doué de sentiments, notamment autour de l’expérience du regard que l’on ferait de lui. Cette personnification visant à balayer la catégorie des ‘pas formidable’ (« Sleuth n’est pas susceptible ; il déteste la médiocrité du regard, c’est tout. » 97), achève cette fusion/confusion identificatoire entre le film et le narrateur. « Mais au fond j’ai pensé : tout ce que vous faites à Sleuth, c’est à moi que vous le faites. » (117).
C’est moins l’image que le rapport à l’image qu’interroge Tanguy Viel dans ce rapport au monde. C’est moins l’image que son identification qu’il travaille.
« Je dois les laisser parler à ma place, non pas à ma place, je suis là aussi, mais ensemble que les images et moi on parle ensemble, voilà ce que je dois faire. » (43)
Le ‘à ma place’ évoque un déplacement, une substitution qui est immédiatement niée pour renforcer la place de la subjectivité. Elle ne peut être évincée car elle est tout et devient ‘images’ : ‘ensemble’.
Cette confusion identitaire est d’autant plus intéressante que le narrateur parle peu des images, ne dit pas grand-chose d’elles. Il parle parfois de ce qu’il voit, décrit des situations mais se préoccupe peu des images, de leur écriture filmique.
Pourvu d’un matériau, il en dit autre chose et le déborde dans le récit qu’il fait, qu’il en fait pour élaborer sa propre forme. Cette tentative d’épuisement d’un film raconte celle d’un psychisme qui tente de dévorer le film qui l’a engloutit. Son rapport au monde entendu comme seul rapport au film dans le film s’apparente à une forme clivée et autotélique. Et son langage est celui de la répétition. Outre l’obsession répétitive des ‘pas formidable’, on retrouve cette volonté dominante dans ses constructions argumentatives. Les répétitions appuyées et les tics d’un langage d’autorité trahissent cette incapacité argumentative. On retrouve dans la multiplication de « je le répète », de « mais bref (…) je dis » ou encore de « mais passons » ces éléments d’un langage qui, sous couvert de l’enthousiasme, trahissent bien cette obsession autoritaire et organisent son rapport au monde sur cette fausse domination compulsive. La place de la subjectivité dans le récit est à ce titre déterminante. Car elle organise les faux-semblants sans jamais s’effacer, notamment dans son rapport au lecteur et aux personnages.

Le lecteur est un spectateur comme les autres
La très grande mobilité de l’instance narrative permet un moment de penser que le narrateur s’identifie au spectateur du film, à n’importe quel spectateur. Si l’on a bien compris qu’il n’en était rien, il maintient une certaine illusion durant le texte.
Débutant par le récit du film, le narrateur s’interrompt en soulignant : « C’est toujours le début pour nous non plus pour eux. » (15) Cette phrase est plus ardue qu’il n’y parait car elle renvoie à l’ambiguïté et à la complexité des instances qui se croisent. En effet, « pour nous » semble relier le narrateur au lecteur envisagé en spectateur hypothétique tandis que « pour eux » évoque les personnages du film. Pourtant le narrateur participe également de cette forme pronominale qui est dans le récit de son connu. Et cela, on le comprend un peu plus haut page 13 par une petite notation (« Et c’est vrai… »). Elle souligne un travail de connivence non pas avec le spectateur mais avec l’image qu’il raconte. Cette petite anticipation est là pour montrer la mobilité du narrateur et indiquer qu’il n’est déjà pas là où il semble s’assigner une place. C’est encore une fois la saturation des ‘pas formidable’ qui permet de comprendre la place véritable de l’interlocuteur pour le narrateur : il n’est qu’un spectateur qui se doit d’être convaincu de caractère ‘irréfutablement’ formidable de Sleuth/Sleuth.
« Moi je trouve ça extraordinaire, et beau, et tout le monde doit trouver ça extraordinaire, et beau, et grand, tout le monde, n’importe où dans l’univers, c’est irréfutable. » (119)
Le « moi je » qui ouvre cette affirmation aux relents faussement kantiens d’un beau universel et désintéressé, structure les relations identificatrices. Cherchant à réduire au lecteur en tenue de spectateur, le narrateur croit pouvoir imposer son point de vue dans cette forme connue de captation de bonne volonté. Cependant l’identification d’une communauté de spectateurs ne formule pas une unité si tenace. En effet, le narrateur parvient toujours à s’échapper pour prendre une position de domination. Sa mécanique interne concentre tout dispositif autour du noyau subjectif. Sa mimétique substitutive n’intègre pas le spectateur. Elle reste concentrée sur le rapport moi/Sleuth. C’est pourquoi le narrateur s’affranchit toujours de la communauté du spectateur qu’il met en place pour la dominer car il est à la fois le méta-spectateur et le sur-narrateur de Sleuth puisqu’il est Sleuth. L’organisation pronominale permet de le comprendre. Si l’idée d’une communauté est envisagée page 88 (« et nous, spectateurs, on ne peut pas s’en tirer à si bon compte… », même si l’on voit sa limite induite par le passage du ‘nous’ au ‘on’), elle est balayée à la page suivante :
«...nous, spectateurs, on se fait avoir tout le temps (...), je dis, moi, que nous spectateurs, on devient Milo d’abord, puis, (...) nous, spectateurs, on devient Andrew ensuite. » (89)
Le jeu nominatif est ici particulièrement serré entre l’idée de cette communauté ‘nous’, sa nomination, sa précision (‘spectateur’), puis sa forme dégradée‘on’ qui poursuit la neutralisation de sa possible émergence. Et au cœur de ce double déploiement (cette double négation) qui cherche à opérer une identification entre le spectateur et les personnages du film, le noyau actif demeure la subjectivité, doublement affirmative et dominatrice (‘je dis’, ‘moi’). Une étude plus approfondie du système pronominal dans ce récit reste à faire. On peut tout de même noter que la forme impersonnelle du pronom ‘on’ prend une tournure identificatoire si elle renvoie à la relation entretenue par le narrateur avec les personnages du film (pages 59, 62 ou 99). Cette tournure devient neutralisante si elle prend en charge le rapport du narrateur au spectateur/lecteur (pages 62, 74, 88, 89 ou 99). De même, peut-on voir dans l’usage du pronom ‘il’ dans sa forme neutre une substitution personnalisante (« il faut dire » étant par exemple l’écho distinct de « je veux dire » dans ce même résonnement autoritaire). Ce qui se joue ici c’est bien l’éjection de tout spectateur autre que le narrateur dans ces processus identificatoire et l’affirmation de la puissance subjective. La stratégie face au spectateur est exclusive et dominatrice . C’est pourquoi le spectateur est constamment envisagé comme cette possible menace qui attaque le film en « projet[ant] leur médiocrité sur l’écran » (93). Aussi le lecteur est-il traité de la manière dont il traite les autres spectateurs. Il subit les résumés, les anticipations, les discours de domination. Il est au cœur du tourbillon qui l’assigne à cette position du spectateur à qui le narrateur fait subir un résumé exhaustif du film avant son visionnage (comme par exemple la page 102 qui reprend, qui redit et répète ce que l’on a déjà lu du film).

LE ROMAN
Interroger la répétition

Si le narrateur était voué à une répétition compulsive, la piste psychanalytique ouvre une perspective compréhension intéressante mais ne semble pas suffire car elle instrumentaliserait, elle aussi, l’enjeu cinématographique. Or il semble bien qu’elle fasse écho à la structuration de l’ensemble. En posant ainsi la condition du regard, on peut envisager l’interaction entre une structure esthétique et l’élaboration d’une forme mentale. Autant produit que producteur de son rapport à l’image, il semble pertinent de creuser la mécanique répétitive et reproductive qui fonde cette normalisation libidinale. Interrogeant sur le mode romanesque, l’instance répétitive et neutralisante du remake, Tanguy Viel questionne également les constructions psychiques qu’elle traverse. Il ne s’agit pas de réduire Cinéma (qui faillit s’appeler Remake) à la forme du remake cinématographique mais de comprendre comment il en interroge les fondements.
Si l’on postule avec Jean-François Lyotard que la répétition désigne un élément fondamental du capitalisme qui cherche à reproduire et perpétuer ses conditions d’existence, on peut comprendre qu’il cherche à imposer un retour au même afin de discipliner le mouvement et de le contraindre à l’unité normative d’un système. Aussi envisage-t-il dans son article l’acinéma la matière cinématographique conduite à la résorption « du divers dans l’unité » et soumettant l’altérité à « la loi du retour » . On peut alors penser le remake comme une articulation de cette réduction au même. Si l’on considère, dans une lecture croisée d’un article de Jean-Francois Rauger et du travail critique de Serge Daney, le remake comme « une programmation du regard » , on retrouve là un enjeu fondamental pour saisir le narrateur en (re)producteur de remake : il est le remake de Sleuth à la fois dans sa construction psychique et dans son rapport au monde. Plutôt que de poser une lecture trop évidente des concepts freudiens pour envisager le narrateur, il semble une fois encore plus pertinent de replacer avec Lyotard cette problématique dans l’esthétique et dans les enjeux du roman.
Dans Réécrire la modernité , Lyotard poursuit sa réflexion sur la modernité en questionnant le sens du écrire/ré-écrire à partir des notions freudiennes de la répétition, de la remémoration et de la perlaboration. La notion de répétition telle qu’elle apparaît dans l’acinéma est une critique des structures du capitalisme (son économie libidinale). Il y a un écho à la répétition freudienne qui soumet la névrose ou la psychose à une loi du désir « qui organise toute l’existence du sujet comme un drame » . C’est ce drame qui consiste pour le narrateur à revoir incessamment le film pour retrouver « la trace exacte de [ses] réactions » (49-50) qu’il finit par consigner dans un cahier, tout en faisant semblant, à chaque nouvelle ‘séance’ filmique, de ne rien savoir, d’être dans la naïveté et l’innocence de la répétitivité enfantine. Il l’évoque page 113 en avouant croire aux supercheries finales de Milo qu’il incrimine au « film lui-même ». La mimétique substitutive s’appuyant sur la personnification du film produit l’illusion de l’innocence du spectacle dans un aveuglement complet puisque le film de Mankiewicz exprime l’exact contraire.
Ce forda enfantin, Jean-François Rauger l’identifie également dans la forme du remake comme identification du « revoir un film » dans le remake comme « un nouvel acte de consommation » à partir du « plaisir enfantin de la répétition » . Mais plus généralement, la répétition que le narrateur engage avec d’autres spectateurs est non seulement une volonté normalisatrice de mise en conformité du regard mais surtout la reduplication de cette expérience clivée de la pseudo innocence du regard. Ce qu’il veut voir ce sont les réactions des spectateurs entendues « comme un miroir de [lui] » (78) qu’il finit lui-même par imposer dans ces dispositifs anticipatoires, faisant de lui ce ‘programmateur du regard’, ce remake. Enfermé dans ce renvoi en miroir, le narrateur maintient la répétition dans ces formes strictes de mise en ordre même si sa finalité intérieure apparaît plus clairement comme une recherche originelle qu’il faut comprendre comme forme de remémoration :
« A se remémorer, on veut encore trop. On veut s’emparer du passé, on veut saisir ce qui s’est en allé, on veut maîtrise, exhiber le crime initial, le crime d’origine, perdu, le manifester comme tel comme s’il pouvait être débarrassé de son contexte affectif, des connotations de faute, de honte, d’orgueil, d’angoisse dans lesquelles on est encore plongé à présent, et qui précisément motivent l’idée d’une origine. »
Soumis à une finalité entendue comme commencement, le narrateur ne peut que poursuivre cette voie obsessionnelle qui est celle d’un drame dans lequel aucun changement ne saurait advenir. C’est la raison pour laquelle il ne saurait voir le film au cinéma. S’il fantasme brièvement d’y voir la mort de Milo Tindle, il se rétracte car aller au cinéma représente un danger « par rapport bien sûr à [son] équilibre, [son] mental très fragile. » (62), induirait une altérité dans l’habitude de la reproduction du même et entraînerait sans doute selon sa propre expression « une grande dépression » (62).
Si l’on veut trouver une sortie de ces modalités répétitives et trouver une instance différentielle, c’est du côté de l’écriture et plus exactement du côté de l’écrivain qu’il faut se tourner.

 

LE ROMAN
L’autre du narrateur
Conscient des enjeux qu’il met en place, l’écrivain permet à la lecture de ne pas se laisser enfermer dans cette répression répétitive tout en l’organisant. Aussi l’écriture de Tanguy Viel est-elle seule capable d’opérer cette dimension émancipatrice que Lyotard, filant sa métaphore freudienne, envisage avec le processus analytique de perlaboration. En termes freudiens, la perlaboration est un concept qui participe du mouvement de la cure. Elle permet d’accepter et de surmonter une résistance déjà interprétée. Elle est « une répétition mais modifiée par l’interprétation et de ce fait susceptible de favoriser le dégagement du sujet à l’endroit de ses mécanismes répétitifs » . Agissant comme une “attention flottante”, la perlaboration permet à Lyotard de transformer ce processus d’émancipation en concept esthétique en avançant que « [l]a saisie esthétique des formes n’est possible que si l’on renonce à toute prétention de maîtriser le temps par une synthèse conceptuelle » . Envisagée comme une finalité dégagée d’un but, la perlaboration interroge et travaille le potentiel d’incertitude et d’équivocité qui sont au cœur des enjeux de la modernité. On peut alors sortir de cette synthétisation normative qu’est la répétition en la fissurant, en travaillant la tension même de l’œuvre afin de « rendre possible l’impossible » , d’œuvrer l’inconciliation qui est le cœur de la modernité. Cette ‘répétition modifiée’ ouvre à la différence qui seule préserve l’œuvre de sa normalisation, de cette standardisation répétitive à laquelle Adorno opposait l’authenticité non pas entendue comme forme de l’original mais comme contenu de vérité de l’œuvre dans son rapport au monde.
Tanguy Viel ne réduit pas son écriture à seulement saisir la répétition ; il l’inscrit dans cet écart et cette distance qui permet l’œuvre d’exister dans sa différence. Le narrateur finit par nous convaincre qu’il n’est pas un cinéphile mais bien un filmophage monomaniaque. On lit pourtant certaines notations cinéphiliques qui s’opposent à la naïveté et à l’univocité du narrateur. On peut alors percevoir dans ces interstices la présence d’une ‘intentionnalité auctoriale’ (comme dirait Antoine Compagnon) qui prend en charge obliquement certains aspects cinématographiques. Comment comprendre l’analyse de la place du revolver au cinéma (pages 53-54) ou encore celle sur le nom Plodder/Doppler sinon comme cette présence dissimulée dans le livre, au-delà de l’instance narrative irréductiblement concentrée sur cet unique film et incapable de toute mise en perspective puisqu’elle serait immanquablement vécue comme une chute ou une trahison. Il en va de même pour cette notation qui permet aussi bien de comprendre l’ensemble du cinéma de Mankiewicz que la position même du narrateur : « Pour lui, revenir dans cette maison le dimanche soir, c’est revenir en fantôme, c’est seulement hanter un vieux manoir… » (79). On pourrait ici déployer tout un développement sur les retours à la maison chez Mankiewicz ou prolonger une théorie des fantômes dans son cinéma. La tentation à laquelle Tanguy Viel ne cède pas souligne tout de même une conscience active des enjeux qu’il met en place et s’inscrit véritablement dans ce travail sur les résistances du film, dans cette confrontation aux défaillances inhérentes à l’œuvre que le narrateur énonce mais qu’il est incapable de construire. Cette place particulière de l’écriture trace cette voie oblique que nous qualifierons d’ironique. S’il joue aux pages 58-59 une mimétique du suspense filmique dans la phrase ponctuant le récit du décompte (en anglais dans ce soucis naïf et contradictoire du narrateur de vérité), de point de suspension ou de répétition soulignant l’idée de l’affolement, il faut aller au milieu du livre pour se convaincre de sa place particulièrement piquante dans le récit. Non seulement la moitié du livre coïncide avec celle du film mais surtout Viel organise dans son écriture une réflexion/réflexion des enjeux de cette mimétique psychique et esthétique (le remake). Organisant le récit à partir de la coupure du film qui traduit le passage à la deuxième partie, le point de départ de Tanguy Viel est une nouvelle incursion dans la psychologie du narrateur.
« Et comment la vie s’accroche à rien, et comment ce n’est pas rien, ce film, ces deux hommes, le contraire de rien, tout, tout pour moi, ce cahier pour continuer, il faut dire, c’est tout pour moi, c’est très important de comprendre ces choses à quoi on s’accroche. »
Les contradictions internes, le passage des oppositions vont se poursuivre dans la suite du texte puisqu’il ne cherchera pas à ‘comprendre’ mais retourne dans son récit, puisque le dire dans sa forme répétitive est la seule forme de compréhension et d’existence.
« Comme s’accroche une main sur la corde de la sonnette, à Sombremanoir. »
La coupure radicale introduit le retour au récit et marque le passage à la seconde partie du film (alors même qu’il n’y a pas de seconde partie du livre, lequel s’inscrit dans cette continuité et dans son mouvement d’immédiateté). La place de cette coupure dans l’économie du récit ainsi que les modalités d’écriture permettent de saisir cette intentionnalité dans la construction. En effet, la comparaison initiale entraîne la répétition du verbe ‘s’accrocher’ et inscrit clairement le passage des questions psychiques du narrateur à l’image du film (sa description). En passant d’un sens figuré à un sens propre, c’est l’organisation de la répétition qui instaure par l’écriture la vibration d’une différence et qui propose une interrogation sur les conditions de ce passage. Si l’on peut y voir une image des enjeux du remake, il faut alors lire cette seconde phrase verbale incomplète et bancale. Ayant perdu toute structure principale, cette notation descriptive qui renverse le récit traduit la nature de la relation du narrateur au film ainsi que la structure du film. La phrase suivante permet en effet de comprendre un de ces enjeux, le film étant marqué par une ellipse (« Là, il y a eu une ellipse : il y a eu deux jours dans le film qui sont passés en trois minutes. » 63). Tanguy Viel utilise les ressources de la répétition pour la mettre à distance. C’est dans l’écart proposé que se formulent les différents éléments esthétiques et littéraires. La question du remake est dans ce passage. La construction d’une mimétique faussée traduit ses propres limites, l’écriture indiquant cette conscience aiguë des enjeux qu’elle développe. L’écriture de Tanguy Viel appartient bien à une modernité ironique. L’ironie traduirait alors cette conscience critique d’une nécessité différentielle dans l’œuvre. Entendue comme dynamique critique, l’ironie devient ce processus fragile qui repose sur un écart vital ouvrant à une pensée qui refuse l’effectivité du monde. C’est pourquoi elle travaille l’incertitude contre l’évidence et contre le consensus. L’événement ironique de Cinéma n’est pas dans le narrateur qui désigne au contraire cette effectivité réifiée du contemporain mais bien dans cette écriture qui prend en charge les conditions de ses propres incertitudes pour tordre le donné et inscrire l’œuvre dans son fondement contradictoire et vital. En ce sens, Cinéma est bien un pavé moderne dans la mare des immédiatetés cursives et jouissives du contemporain normalisé.

Cinéma au regard de l’art contemporain (et inversement)

« Milo Tindle est mort. Et là, il faut dire, ça doit être autre chose de le voir au cinéma. C’estincomparable sûrement, et je regarde toujours dans les journaux, s’il venait à passer dans une salle de cinéma, ne serait-ce qu’une fois, une seule représentation. Mais je n’y crois absolument pas. Si un jour il passait sur grand écran, je n’irais certainement pas le voir, parce que ce serait trop dangereux pour mon avenir personnel, ce serait trop risqué, du fait qu’après je ne pourrai plus le regarder sur un magnétoscope. Ce serait trop jouer à quitte ou double : le voir une fois au moins dans des conditions parfaites, et être incapable après de le voir dans des conditions imparfaites, et non pas seulement la taille de l’écran, à la télévision, mais toujours, avec la télévision, on est perturbé, on voit se qui se passe autour, on voit le mur derrière et le reste de la pièce sur les côtés. Alors, quand on l’a vu une fois en entier, une fois sans rien d’autre autour des yeux, après, ça ne doit plus être possible. » (61-62)

Sans revenir sur les aspects strictement liés au narrateur, cet extrait envisage une question importante sur la (les) condition(s) contemporaine(s) du regard. Cette problématique envisage des enjeux importants tant au niveau d’une sociologie du regard que d’une idéologie de la consommation (le remake appartenant légitiment à cet horizon problématique). Mais tenons-nous en ici aux questions esthétiques. Il est en effet particulièrement intéressant de constater que le roman de Viel (et cet extrait en particulier) rejoint des problématiques que développe un courant de l’art vidéo contemporain. Sans faire un historique ni en développer les enjeux, de nombreux artistes contemporains questionnent la forme cinématographique et les problèmes de l’image contemporaine au travers d’une interrogation sur et avec les images de cinéma. Si l’on se contente trop souvent (à tort) de réduire ces formes à des questions de remake, ces œuvres scrutent les tentations contemporaines de l’image. Parfois didactiques, le plus souvent critiques, ces œuvres questionnent nos conditions et nos conditionnements du regard. Citons pêle-mêle Pierre Huyghe, Douglas Gordon, Vibeke Tandberg, Dominique Gonzalez-Foerster, Eija-Liisa Athila... Il en est qui retiendra plus particulièrement notre attention, c’est l’artiste français Pierre Bismuth et plus précisément une pièce intitulée Link 2000 (œuvre en cours de 2002) qu’on pouvait voir à la FIAC 2002. Dans une pièce noire, fermée, on peut voir une vidéo montrant dans différents endroits, sur différents postes de télévision, un film se dérouler dans sa continuité : Sleuth de Mankiewicz. Cette œuvre saisissante, si l’on veut bien considérer l’énorme travail de montage, trouble à différents niveaux. Le film de Mankiewicz pose la question du visible, jouant sur les question du voir (le blason, les décors...), et explore les échanges sociaux dans leur rapport de domination et de soumission. Le livre de Viel prolonge également cela en montrant les formes de soumission d’un narrateur à ce film et sa volonté de domination du spectateur. Le travail de Pierre Bismuth poursuit l’interrogation en posant d’abord les cadres dans lesquels on regarde la télévision, et en tout cas ce film précisément. Les lieux changent rapidement, les télévisions aussi. Des chambres à coucher aux salons, des bureaux aux cuisines en passant par les couloirs ou les pièces indistinctes, on voit Sleuth dans sa continuité imperturbable sur des écrans plats modernes ou sur de vieilles télévisions bombées, sur de petits ou sur de grands écrans. L’enjeu est d’abord autour de l’écran. Ces espaces domestiques que l’on voit, regarde et reconnaît soulignent les conditions sociales du regard, induisent des comportements, projettent des situations voire même des idéologies. Cette contextualisation réelle tisse un lien entre le film et le spectateur absent du cadre que la vidéo montre puisque la réversibilité du dispositif implique que le spectateur effectif soit ce ‘nous’ qui regarde. Bismuth ne réduit pas son travail à cette seule démarche, il crée à l’intérieur même de son matériau la tension qu’il cherche à mettre en évidence. En effet, une partie particulièrement convaincante de ce travail pose dialectiquement la linéarité filmique (fausse linéarité d’un film déjà monté) et le montage vidéo, indiquant que le montage est un enjeu politique, soulignant que l’existence même de l’œuvre repose sur son dialogue avec le monde qu’il transforme en l’interrogeant.

Qu’importe si Bismuth a lu le roman de Viel ou si Viel a vu la pièce de Bismuth, tous deux ont trouvé dans le matériau de Sleuth des éléments permettant d’interroger les enjeux du regard contemporain. L’un pose ces questions parmi ceux de l’écriture romanesque ; l’autre l’envisage dans l’image. Tous deux illustrent, dans ce dialogue (troublant si l’on relit l’extrait de Viel ci-dessus), l’importance contemporaine de l’effrangement artistique qui participe à la richesse esthétique de la modernité.

Entendu par Adorno comme mouvement des œuvres se soustrayant de la notion de genre et de l'unité de l'art , l'effrangement est l'abandon du concept traditionnel d'art, reposant sur une unité normalisatrice, pour l'expérience de son propre mouvement. En cela le mouvement de l'art dans sa propre diversité peut accomplir sa seule unité, une unité plurielle, différentielle. Mais surtout l'effrangement de l'art permet non seulement de quitter l'auto-référentialité pour se réapproprier la matière artistique et déplacer les enjeux. En déjouant la mécanique neutralisante de l'image et de l'illusion de l'autonomie puisque sortir de l'imitation et de la représentation, c'est se soustraire « à cette empreinte de l'image » , l'œuvre dans son effrangement peut explorer son « noyau temporel » comme moment décisif d'une expérience authentique de l'art. Adorno, à propos de Valéry, parlait d'un « matérialisme de second degré ». Participant de l'effrangement, le concept d'ironie comme processus de différence construisant un sens en devenir (ce projet inachevé qui fait de l'ironie un espace de modernité) actualise les enjeux d'une théorie critique contre les modes de réification. C'est dans la relation et le déplacement de ces codes que l'œuvre se constitue dans l'expérience du matériau.

L'effrangement
résulte d'un processus rigoureusement immanent au devenir historique de l'art et chacun de ses genres (...) il travaille ainsi à sa limite [celle du cadre de son genre], creusant paradoxalement sa différence dans le déplacement transversal qu'il opère en direction de tel autre art vers lequel il converge, à partir d'un questionnement de sa propre singularité .

Il s'agit donc de ne plus être dans un rapport entre un sujet connaissant face à un objet (ce qui ne conduit qu'à ouvrir un espace de redoublement de l'objet) mais d'effectuer dans l'expérience et le matériau une action critique. C'est cette forme de différence inscrite dans la pensée elle-même, cette brèche du non-conceptuel dans le concept lui-même qui permet d'évaluer cette forme de pensée et d'interrogation reposant sur une tension essentielle.

L'enjeu de l'effrangement est dans cette réévaluation moderne. En refusant les formes conformistes de la tradition, il retourne le concept d'art et engage la nécessité de penser autrement l'art puisque de toute façon l'art moderne et plus encore contemporain ne peut être envisagé du point de vue de la tradition. L'acte de penser ne s'auto-référentialise ni ne se réifie dans cette reproductibilité mais s'engage dans ses propres espaces d'impensé. Envisageant « [l]e phénomène originaire de l'effrangement de l'art (...) dans le principe du montage » , cette notion trouve une résonance évidente chez Bismuth. Elle permet en outre de relire l’œuvre de Tanguy Viel à l’aune des exigences d’une modernité qui ne saurait s’absenter des problématiques contemporaines.