Michel Séonnet / Marnaval, pour preuves

"marnaval pour preuves" est une tentative d'écriture collectivre dans un quartier ouvrier - non pas une anthologie de plus de textes d'ateliers d'écriture, mais un texte monobloc, dense et coupant, signé par 35 auteurs, et la plume d'un seul pour donner l'incandescence, les souterrains, le commentaire ou le sensible - d'autant plus mystérieux, d'autant plus littérature - FB

(voir site Entre'tenir pour se le procurer)

l'exposition virtuelle "ouvrier" d'Entre'Tenir - les portraits photo de Paolo Gasparini

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Marnaval, pour preuves
un extrait

 

"Ici on n'est pas des gens de la ville comme à Saint-Dizier", ils disent. "Ici on est des gueules noires." Même si ce sont des gueules sans mines ni charbon, gueules noircies au feu des hauts-fourneaux, fours Martin, laminoirs, à la fusion du fer, et la fierté qu'il y a à prononcer ce nom, à se l'attribuer, et à entrer ainsi dans la légende ouvrière, le mythe que ne peuvent approcher les qualifications actuelles (P1, P2, P3, etc.), ni même la litanie des métiers que l'on a pu pratiquer ici (lamineur, tréfileur, recuiseur, pontier, ébarbeur, etc.) - métiers que l'on pratique encore . "Gueule noire", ce mot comme un juron, coup de poing sur la table, que l'on prononce ici la bouche grande ouverte, la finale avalée, quelque chose comme "gueulnoi", la fin entière restant dans la gorge - mot désormais imposé contre toute évidence au vert épais de la rivière, au calme pavillonnaire tout autour, aux ronronnements des tondeuses à gazon, aux camions qui passent sur le pont de la déviation comme s'ils traversaient le ciel. Ce noir. Ces gueules. Comme on les voit sur les photographies conservées dans les cahiers de l'Ancien. "Je les prête plus, il dit. Sinon je les revois jamais". Alors c'est assis dans la cuisine, et la femme qui commente. Comme une explication de choses. De mots. Preuves d'avant. "C'était avant." Mais avant lui-même, puisque quand il dit les noms c'est "grand-père" qui vient. Et même dans certaines ce grand-père est encore un enfant. Besoin de montrer ça quand même. De se dire : c'est ça, notre histoire, d'où on vient. Puisque finalement ce qu'il a connu lui (et au moins jusqu'à la dite Deuxième Guerre mondiale) ce n'était pas si différent. La grande époque ! Les aciéries en plein essor. Les hauts-fourneaux. Les fours Martin. Bloomings et laminoirs. Ces gueules. "Personnel des hauts-fourneaux 1 et 2". "Personnel des petits fourneaux". "Personnel de l'aciérie". "Personnel des laminoirs". "Personnel du port et de la briqueterie". Des photos comme on n'en voit plus que pour les enfants des écoles. Sagement assis. Raides debout. Les grands. Les petits. Endimanchés autant que possible. Un peu plus propres peut-être que d'habitude (on a eu le temps de rentrer à la maison et de se passer un peu d'eau sur la figure, enfiler un habit moins usé, changer de casquette peut-être). Et ces gueules, alors, masse compacte, casquettes et moustaches uniformément, le calot d'un soldat parfois (la guerre - la Première mondiale, cette fois - ne doit pas être loin), des gamins, des femmes, des vieillards aussi puisque le plus souvent c'était seulement la mort qui marquait le départ à la retraite, ce qui fait que parfois c'est trois générations sur la même photo, il y a un vieux venu avec toutes ses décorations militaires et quelques-uns que l'on devine venus d'ailleurs, "Des Marocains, dit l'Ancien. C'étaient tous des Marocains", le nom qu'on leur donnait en tout cas, d'où qu'ils viennent, peut-être, du moment que c'était de l'autre côté de la mer et que leur peau virait au foncé. Certaines fois, c'est la tache blanche d'un canotier qui signe l'intrusion d'un ingénieur comme le maître au milieu de ses élèves. Puis c'est photos de travail. Mais posées, aussi. Toute l'équipe présente face à l'objectif. "Décrassage d'un four Martin". "Chargement d'un four Martin". Et la bedaine du père Holtz, dit l'Ancien, toujours à distance du feu comme s'il avait peur qu'elle ne fonde. "Coulée d'acier". "Four roulant du blooming". "Train spécial" et "Train machine". Violence du travail, de l'effort et du feu que l'on devine même dans le gris-noir des clichés. Incandescence des bloomings. Barres rougies encore tirées sur des chariots. Violence, oui, toute cette violence faite aux corps, et sur bien des visages la contrepartie de vin une fois sorti de là, d'autant que pour beaucoup, la journée finie à l'usine, c'était ailleurs qu'on allait s'embaucher, quelques centimes encore, et ainsi ne pas trop connaître la faim. "Des sacrés moineaux", dit l'Ancien. Ce qui, tout à la fois, dit la capacité à tenir des charges de travail hors mesure (tonnages déplacés à la main chaque jour, chaleur à brûler vif si on fait un pas de plus, poussières à ne plus respirer, tractions sur les barres, les chariots, pousser, pousser, et ça dix heures par jour, deux postes d'affilée quand le chef demande que l'on "double"), ça, et le contrepoids de vin, de coups, d'impossibilité de vie commune finalement, sinon là, à l'usine, l'obligation d'un presque servage se retournant en incapacité à vivre sans lui, sans l'usine, comme si le corps qui avait fait effort surhumain pour s'en rendre capable ne pouvait plus s'en passer. Gueules noires intoxiquées jusqu'à la dépendance par le travail lui-même.
Ce qu'il en reste.
Alors on va avec l'Ancien. Chercheur de preuves dans le désastre des friches. A se demander ce qu'il en voit, lui, quand il marche à travers tout ça, ces ruines, ces fondations de bâtiments perdues au milieu des herbes, ces traces de routes, de voies ferrées, de maisons. Son doigt qui parle quand il montre. Mais c'est toujours dans son regard. Là. Toujours là. Tant que lui-même sera là, on se dit. Capable encore de nommer les choses. "Ici, c'était le quartier du Port". "Là, c'était la centrale à gaz qui alimentait l'usine". "Là-bas..." Le doigt parfois se perd dans les broussailles et la mémoire. Lequel se souvient ? Le gamin de quatorze ans qui faisait ses premiers pas dans l'usine ? L'apprenti de seize ans ? Le tréfileur ? Le responsable de l'équipe d'entretien ? Le contremaître ? Celui qu'on met dehors à cinquante-cinq ans (pas le seul, c'est vrai, tout un wagon emporté comme lui) et qui à peine rentré à la maison dit à sa femme : "On fait les valises", et il l'entraîne pour un tour de France, se demandant même s'il reviendra. Tout se mélange. Les visages. Les époques. Et c'est peut-être ça la vérité du lieu : cette stratification des gestes, des vies, quatre siècles bientôt puisqu'on lit dans les livres que ça a commencé ici en 1603. Quatre cents ans ! Beaucoup moins, bien sûr, pour l'Ancien qui vous conduit à travers tout ça, mais bien un siècle, sans doute, d'histoires entendues, et reprises, et variées, à ne plus bien savoir ce qui est de sa propre vie et de celles qui l'ont précédée. Les bruits, les frappes, les sifflets des locomotives, la scie du blooming, le ronflement des ponts roulants, le cliquetis des billettes, la meule : c'est comme s'il entendait encore tout - et ce silence d'oiseaux qui s'échappent des fourrés. Coller l'oreille contre le peu qui reste et entendre encore tout ce vacarme de feu et de fer ? Si on s'en tient aux dates, les hauts-fourneaux ont été arrêtés dans les années 30. Petit à petit, la sidérurgie abandonnée au profit de la métallurgie. Octobre 36 : arrivée de la première machine à tréfiler. Et ouverture de ce qu'on appelle alors "la Nouvelle" : tréfilerie, pointerie, grillage (triple torsion), galvanisation, ronce aussi (ce qu'on appelle fil barbelé). En 1958, le four Martin et le laminoir sont arrêtés dans "l'ancienne usine". A la place : le treillis soudé. Et des barres et des barres à tirer à pousser dans la pleine expansion des constructions et du béton armé. A quel point c'était dur.
Ce calme maintenant. Et cette impression d'une nature aux aguets, prête à tout envahir, à recouvrir ces restes de vie encore accrochés à la terre, comme si chaque fois que c'était possible, elle n'avait de cesse (la terre) que de faire valoir sa lente puissance, sa certitude d'avoir toujours le dernier mot ou, plutôt : d'être le dernier mot, le point d'orgue, tout est fini, plus que la terre qui continue encore, seule, ayant englouti toutes les prétentions des hommes à vouloir la dominer, nostalgie de forêt vierge dévorant temples et palais. Et pourtant, quand il balaie tout ça de la main, désignant aussi bien les ruines d'un bâtiment brûlé que la masse, plus loin, de ce qui tourne encore à plein rendement (pointerie, fil machine pour frappe à froid, fil laminé, grillage serrurier, mobilier métallique) : "La moitié c'est à nous, dit l'Ancien. C'est notre sueur tout ça." Soit, en suivant depuis le carrefour : platane, ancien château des maîtres peint blanc et vert comme un pou là au milieu, anciennes écuries, puis : décharge, bureaux brûlés (plus de cent personnes travaillaient là quand c'était le siège de Tréfilunion), une haie de marronnier, les fondations de logements (quartier du Port), les traverses d'une ancienne voie ferrée, une voie pavée le long du canal, les fondations de la centrale à gaz et la trace des canalisations en direction des fourneaux, des effondrements, puis les ruines de la briqueterie où travaillaient les femmes (briques de laitier qui coule du haut-fourneau pour construire les maisons - et l'église !), plus loin c'était..., là c'était..., et la voix de l'Ancien qui se perd ou que l'on n'entend plus, comme couverte par cette rumeur du Livre de Job : Dieu a donné, Dieu a repris..., mais quoi, ici, qui, pour ce geste de donner et de reprendre, quelle puissance ? quelle nécessité ? Comme une clairière qui se serait ouverte dans le temps - ouverte et refermée. Ça naît. Ça vit. Ça meurt. Mais au milieu de ce qui meurt c'est aussi : quartier des Balcons (habité, travaux de rénovation en cours, isolation, remplacement de la menuiserie), quartier du Crassier (rideaux aux fenêtres, enfants qui jouent sur les marches, voitures qui vont qui viennent). Puisqu'on y vit encore.