En cueillant «Le Mimosa » de 
            Francis Ponge 
            ou la Mimesis du Mimosa, lexique et 
            création poétique
          « La chose part de sa signature. 
            »
            Jacques Derrida, Signéponge
          
           Ce poème en prose, extrait de La 
            Rage de l’expression, me paraît a bien des égards 
            exemplaire de la méthode créative de Ponge. Les lignes 
            qui vont suivre s’attacheront à montrer que le dictionnaire 
            n’est pas seulement une source d’inspiration, mais qu’il 
            est un des principaux générateurs de la poétique 
            de Ponge. D’une certaine manière, le dictionnaire dans 
            la pratique de Ponge devient lui-même matière poétique 
            à part entière. 
          L’amour de la langue, Ponge l’a contracté 
            æ ce n’est pas original pour un écrivain ! æ 
            en fréquentant les dictionnaires. Ponge aime les dictionnaires, 
            il ne cesse de le répéter, en particulier le Littré, 
            tout le recueil de La rage de l’expression en témoigne, 
            mais aussi d’autres œuvres comme La table et plus encore 
            La fabrique du pré. En prélude à l’étude 
            du « Mimosa » et à notre réflexion sur la 
            place du dictionnaire (voir notre troisième partie) dans l’œuvre 
            de Ponge on pourra se souvenir de ces quelques lignes :
          « Mon père avait, dans sa bibliothèque, 
            le Littré, qui a une si grande importance pour moi, où 
            j’ai trouvé un autre monde, celui des vocables, des mots, 
            mots français bien sûr, un monde aussi réel pour 
            moi, aussi faisant partie du monde extérieur, du monde sensible, 
            aussi physique pour moi que la nature, la jusix [la Nature] elle-même. 
            C’est-à-dire que me plongeant dans le dictionnaire français, 
            dans le dictionnaire Littré, parce que ce dictionnaire comporte 
            de longs développements sur l’histoire des mots, la sémantique, 
            et aussi sur l’étymologie, remontant fort souvent même 
            plus haut que le latin, vers les racines védiques, eh bien, 
            il est certain que là se trouve une des plus fortes imprégnations 
            de mon enfance, et si l’on veut bien examiner mes textes de 
            ce point de vue [...] eh bien, on verra que je n’ai jamais cherché 
            qu’à redonner à la langue française cette 
            densité, cette matérialité, cette épaisseur 
            (mystérieuse, bien sûr) qui lui vient de ses origines 
            les plus anciennes. Que j’ai voulu en quelque façon [...] 
            regarder en face non seulement la langue maternelle, mais aussi bien 
            la langue grand-maternelle ou des aïeules encore plus anciennes, 
            et entrer profondément dans ce monde, aussi concret, je le 
            répète, aussi sensible pour moi que pouvaient l’être 
            les paysages, les architectures, les événements, les 
            personnes, les choses du monde dit physique. »
            Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, Gallimard / Seuil, 
            1970
          Dès le seuil de l’œuvre, « 
            Le mimosa » est placé discrètement sous l’égide 
            de Littré. En effet, sans en signaler la source, la phrase 
            (citée incomplète) de Fontenelle, placée en exergue 
            du poème est extraite de l’article du Littré sur 
            «enthousiasme » (étym : inspiré par un dieu). 
            Ce même enthousiasme que Ponge témoigne pour chaque objeu 
            de sa poésie.
          Bâtir
            Ce poème est, comme souvent chez Ponge organisé en une 
            succession de paragraphes, séparés par des vides et 
            qui ne sont pas toujours coordonnés les uns aux autres mais 
            juxtaposés. Chaque paragraphe est une tentative pour approcher 
            l’objet, pour le nommer au plus près. De nombreux paragraphes 
            répètent le précédent tout en incluant 
            de légères variations syntaxiques ou lexicales (ce sont 
            les plus fréquentes). Certains de ces paragraphes n’étant 
            qu’une suite de définitions partielles, extraites des 
            dictionnaires et qui viennent influer sur le cours du texte. De sorte 
            que le lecteur a l’impression que Ponge lui fait part de toutes 
            les étapes successives de la gestation du poème. L’écriture 
            poétique de Ponge s’inscrit dans un rapport au Temps, 
            celui-ci est signifié par certaines dates, comme s’il 
            s’agissait de la rédaction d’un journal intime, 
            un journal poétique. Le lecteur assiste ainsi à une 
            naissance, faite d’approximations, de répétitions, 
            de balbutiements. Chaque paragraphe nie les affirmations précédentes 
            ou les modifie. A certains moments le poète tente une formulation 
            définitive, il ajoute alors entre parenthèses « 
            poème en prose » (dans lequel on trouve d’ailleurs 
            des vers !), ou « poésie ». Ces tentatives successives, 
            Ponge les nomme «variantes », de sorte qu’aucun 
            paragraphe ne prend le pas sur l’autre, et même si le 
            texte final est mis en valeur par la typographie (il est écrit 
            en majuscules), on perçoit que Ponge ne présente pas 
            ce texte comme une version définitive du « mimosa », 
            mais comme une possible nomination, parmi d’autres du « 
            mimosa ». 
          Les jeux du mimosa
            Le premier temps de cette étude est consacré à 
            l’étude du mot « mimosa » dans le texte, 
            et aux jeux linguistiques que ce signifiant engendre.
            Le premier paragraphe confronte déjà le lecteur à 
            une difficulté de lecture :
            « Sur fond d’azur le voici, comme un personnage de 
            la comédie italienne, avec un rien d’histrionisme saugrenu, 
            poudré comme Pierrot, dans son costume à pois jaunes, 
            le mimosa. » (75 )
          Le paragraphe inaugural, présente le mimosa 
            sous la forme d’une métaphore déroutante pour 
            évoquer une fleur, puisqu’elle propose une analogie avec 
            le théâtre. Mais ce premier paragraphe est peut-être 
            déjà à lire aussi comme une certaine interprétation 
            du signifiant « mimosa » en : « mime / osa ». 
            Comme si Ponge élaborait déjà une image inouïe 
            du mimosa. A l’orée du poème le mimosa rentre 
            en scène et surprend le lecteur par son apparence d’Arlequin 
            jaune. A la page suivante, notre hypothèse se trouve confirmer 
            : « Comme dans tamaris il y a tamis, dans mimosa, il y a 
            mima. » (76) Le substantif mimosa ne génère 
            donc pas seulement des images, il engendre d’autres vocables, 
            ici un verbe. Mais si l’on veut être plus précis, 
            c’est le procédé inverse qui opère : Ponge 
            retrouve dans « mimosa » un dérivé de « 
            mima ». Ce processus est rendu possible par la similitude phonique 
            entre les deux mots, mais aussi par le recours à l’étymologie 
            . Nous reviendrons sur ce rapprochement entre le mimosa et l’acteur. 
            Il s’agit de rendre les élèves sensibles au fait 
            que la poésie se construit, se joue à partir des dérives 
            et des échos que les mots eux-mêmes peuvent susciter.
          Ce jeu sur le signifiant se représente 
            quelques lignes plus loin, mais cette fois sous la forme d’une 
            paronomase : « Les feuilles ont l’air de grandes plumes, 
            très légères et cependant très accablées 
            d’elles-mêmes ; plus attendrissantes dès lors que 
            d’autres palmes, par là aussi très distinguées. 
            » (75, c’est moi qui souligne). Il y a dans ce rapprochement, 
            non seulement un jeu phonique mais également un étonnant 
            rapprochement entre les référents « plumes » 
            et « palmes », comme si les palmes étaient une 
            sorte d’extension, d’agrandissement des plumes. Cette 
            évocation des « plumes » va générer 
            tout un champ lexical ; on retrouvera « houppette de duvet 
            de poussin » (78), puis l’association des couleurs 
            communes au mimosa et au poussin, dans l’expression « 
            poussins d’or » qui revient dans de nombreux paragraphes. 
            
          Sans être une paronomase on trouve ailleurs 
            un autre jeu qui est à la fois phonique et sémantique, 
            après un passage où Ponge raconte que le mimosa était 
            sa fleur préférée dans son enfance et qu’elle 
            l’a initiée à la sensualité (76-77). Il 
            termine cette évocation par ces lignes : « Tout ce 
            préambule, qui pourrait être encore longuement poursuivi, 
            devrait être intitulé : « Le mimosa et moi. » 
            Mais c’est au mimosa lui-même æ douce illusion ! 
            æ qu’il faut maintenant en venir ; si l’on veut, 
            au mimosa sans moi. » (77, c’est moi qui souligne). 
            Par une relation d’inclusion entre les deux vocables, c’est 
            comme si le « moi » était pris dans le « 
            mimosa » ! Le sujet sous-jacent du poème c’est 
            bien le combat que le « moi », le poète livre, 
            face à la langue, face au mimosa, au poème « Le 
            mimosa » : « Peut-être, ce qui rend si difficile 
            mon travail, est-ce que le nom du mimosa est déjà parfait. 
            Connaissant et l’arbuste et le nom du mimosa, il devient difficile 
            de trouver mieux pour définir la chose que ce nom même. 
            Il semble qu’il lui soit parfaitement appliqué, que la 
            chose ici ait été touché des deux épaules. 
            Mais non ! Quelle idée ! Puis, s’agit-il tellement de 
            le définir ?» (78) Adéquation semble-t-il 
            parfaite du mot et de son étymologie du signifiant et du signifié, 
            révélée par le dictionnaire : 
            « Mimosa, s.f. (mais d’après les botanistes 
            s. m.) : nom latin d’un genre de légumineuses dont la 
            plus connue est la sensitive (mimosa pudica). Étymologie : 
            voir mimeux.
            Mimeux : se dit des plantes qui, 
            lorsqu’on les touche, se contractent. Les plantes mimeuses. 
            Étym. : de mimus, parce qu’en se contractant ces plantes 
            semblent représenter les grimaces d’un mime. » 
            (85, ces définitions sont extraites 
            du Littré, même si Ponge dit extraire des définitions 
            du Littré, de la Grande Encyclopédie et du Larousse)
          On retrouve dans la définition de « 
            mimeux » l’évocation du Pierrot dont nous parlions 
            tout au début. Ponge avoue donc sa difficulté à 
            définir un élément qui porte bien son nom. Si 
            Ponge s’émerveille de l’adéquation du mot 
            à la chose, il n’est pourtant pas question d’une 
            conception cratylique de la langue. Ses exclamations et son interrogation 
            situent bien les enjeux du projet de Ponge : il ne s’agit pas 
            de définir le mimosa, dont le nom par réflexion fonctionne 
            comme une sorte de tautologie et donc se suffit à lui-même 
            ; le projet de Ponge est ailleurs. 
          Le jeu sur le signifiant « mimosa » 
            réapparaît sous la forme initiale du Pierrot, cinq pages 
            après le début : « Accessoire de cotillon, 
            accessoire de la comédie italienne. Pantomime, mimosa. 
            Un fervent de la pantomime osa
            Enfer ! Vendre la pente aux mimosas. » (79-80)
          On remarquera que le calembour ne joue pas seulement 
            sur « pantomime / mimosa », mais aussi sur la chaîne 
            : « fervent / enfer / vendre ». Le jeu du calembour est 
            fréquent chez Ponge qui fait jouer le signifiant dans tous 
            les sens possibles. S’il choisit le calembour, c’est certes 
            pour offrir au lecteur un trait d’humour, mais aussi parce que 
            le calembour est une matrice générative d’autres 
            mots que l’objet initial. Il est aussi jouissance de la langue, 
            pure perte.
          Une dernière opération sur «mimosa 
            » est visible à la page 82, sous la forme du poème 
            acrostiche :
            « MIraculeuse
            MOmentanée
            SAtisfaction !
            MInute
            MOusseuse
            SAfranée ! »
          Ce procédé fonctionne en deux temps 
            : d’abord une décomposition du signifiant en unités 
            syllabiques « mi/mo/sa », puis une remotivation de ces 
            unités qui se trouvent recomposées dans des substantifs 
            ou dans des adjectifs. Chaque nouveau vocable évoquant une 
            propriété du mimosa : jubilation, éphémérité, 
            activité et couleur. Hormis « SAfranée » 
            aucun des mots ne signalent l’appartenance du mimosa au genre 
            floral. On voit avec cet exemple supplémentaire que Ponge fait 
            résonner à plein le signifiant « mimosa » 
            dans tous les sens possibles.
          L’une des caractéristiques de la 
            poésie de Ponge consiste à faire progresser la nomination 
            de l’objet, par associations d’images, par construction 
            / déconstruction du signifiant, qui produisent des déplacements 
            de sens. Le travail sur le signifiant opère une modification 
            du concept. Qui en effet penserait associer la fleur du mimosa à 
            un poussin, si ce n’est en passant par différentes étapes 
            : la forme des feuilles qui font penser aux plumes, la couleur, l’aspect 
            duveteux de la fleur etc. Il y a donc chez Ponge, entre autres procédés 
            une poétique transformationnelle et générative. 
            Cette poétique, Ponge ne la pratique pas seulement en jouant 
            sur le signifiant, il s’aide également pour cela du dictionnaire.
          La part du dictionnaire 
              L’usage et plus encore la citation 
            du dictionnaire détournent celui-ci de sa fonction initiale, 
            les définitions ne sont plus là pour définir 
            l’objet élu par Ponge (sauf à montrer l’incomplétude 
            et l’inexactitude de ces définitions). Or tel n’est 
            pas le souci de Ponge, il n’est pas question de remettre en 
            cause les définitions du dictionnaire, ni même de les 
            modifier ou de les compléter. 
          Les extraits que nous citons ne sont pas uniques, 
            Ponge recopie plus de trois pages de dictionnaire (85-86, et 90-91), 
            le procédé est assez rare pour qu’il mérite 
            donc que l’on s’y attarde. 
          Certaines des définitions sont complètes 
            (« mimosa », « mimeux », par exemple) d’autres 
            non (« paroxyntique », « enthousiasme »), 
            certaines sont affublés de commentaire de l’auteur : 
            « Paradis ; [...] Oiseau de paradis : à longues plumes 
            effilées (tiens !) Paradis des jardiniers : saule pleureur 
            (tiens, tiens !) (91). Étranges exclamatives que l’on 
            peut interpréter comme une jouissance de la découverte 
            de la richesse de la langue, comme si Ponge mettait ces mots en réserve 
            pour des textes futurs. D’autres mots sont cités sans 
            être définis : « Geyser : non ne convient pas 
            » (85) ou la suite de substantifs : « pompe, 
            pompons, Pompadour, rococo » (91). Pourquoi les faire figurer, 
            si ce n’est pour rendre compte des balbutiements de l’écriture 
            poétique, de ses errances, ou pour montrer qu’ils étaient 
            là, disponibles comme les autres mots pour être exploités 
            par la plume de Ponge. 
          Un dernier type de définition encore plus 
            surprenant se trouve d’abord à la page 86, isolé 
            entre les définitions : « Eumonisa » (avec encore 
            une lecture ludique possible : « œuf mimosa », sauf 
            qu’ici ce n’est pas Ponge qui crée le jeu homophonique, 
            mais le lecteur) et « Mimosées ». Il s’agit 
            du mot « Floribonde » qui n’apparaît sans 
            autre mention, puis il est réemployé deux pages plus 
            loin dans le vers : « Floribonds, à tue-tête, à 
            décourage-plumes » (88, utilisé dans deux variantes), 
            enfin il resurgit à la manière d’une définition 
            : « Floribond : ce mot ne figure pas au Littré. Il figurera 
            donc dans les éditions futures. Il y a un échassier 
            (genre de grue) du nom de florican.» (90, c’est moi qui 
            souligne) Commentaire de Ponge qui semble particulièrement 
            surprenant car « floribond : qui a beaucoup de fleurs » 
            apparaît bien dans le Littré comme Supplément 
            (ajout de Littré en 1876). Peut-être l’édition 
            qui lui venait de son père était-elle la première 
            (1872) ? On peut aussi en acceptant toujours de faire résonner 
            les mots æ c’est peut-être ce qu’exige de 
            nous la poésie æ entendre « floribond » comme 
            « fleurit bon ». Ainsi, nous aussi nous créons, 
            recréons un dictionnaire : « floribond : qui a beaucoup 
            de fleur et qui fleurit bon ! » Le parfum du mimosa n’est 
            pas seulement dans la fleur, il gît aussi dans les replis de 
            la langue, pourvu qu’on l’y cherche.
          On pourrait effectuer une comparaison entre les 
            définitions complètes du Littré et les mêmes 
            mots cités par Ponge, puis analyser le traitement qu’il 
            opère dans son poème (en se demandant pourquoi il garde 
            tel ou tel ou aspect de l’article du Littré, pourquoi 
            il écarte tel autre) et enfin observer de quelle manière 
            les définitions sont réutilisées dans le poème. 
            Les raisons des transformations concernant la taille des citations 
            ne sont pas, exclusivement économiques (dues à la longueur 
            des définitions du Littré), elles participent d’une 
            stratégie voire d’une éthique de l’écriture 
            de Ponge.
          Mais avant d’envisager ce dernier point, 
            il nous faut étudier de quelle manière les définitions 
            du dictionnaire sont réinvesties dans l’écriture 
            du poème. Doit-on s’en tenir à la seule affirmation 
            de Ponge lui-même : « Inutile de dire que j’ai considéré 
            ces trouvailles comme, en faveur de ce que j’avais écrit, 
            un bouquet de preuves a posteriori. » (91) ? Des mots dont Ponge 
            cite l’article du dictionnaire et qu’il réutilise 
            dans la version finale du « mimosa », on trouve les seuls 
            : « floribonds » et « poussins ». Maintenant 
            si l’on prend en compte des mots qui apparaissent dans l’une 
            ou l’autre définition, il faut ajouter : «plumes 
            » (apparaissant dans les définitions de : « houppe 
            », « panache » et « paradis »), « 
            oracles » (voir la définition d’«enthousiasme 
            »). Au total donc, peu de mots, néanmoins on peut faire 
            l’hypothèse que sans l’usage du dictionnaire, Ponge 
            n’aurait peut-être pas pensé à utiliser 
            le vocable « oracle » dont rien ne justifie a priori qu’il 
            puisse à un moment ou un autre référer au mimosa. 
            Mais c’est justement dans les parages de cet « a priori-ce-mot-ne-convient-pas 
            », que se situe toute l’entreprise poétique de 
            Ponge.
          La langue, le dictionnaire autorisent donc le 
            poète à poursuivre dans la voie qu’il s’est 
            tracé. Cependant on notera un singulier changement dans l’écriture. 
            Après les citations du dictionnaire, l’écriture 
            et l’approche du mimosa se font plus précises, plus rigoureuses 
            (92-93), avant d’éclater sous formes de strophes, et 
            de variantes successives d’un même jet. 
          Nombreux sont donc dans ce texte les modes de 
            citations du dictionnaire, ils ont lieu à deux moments de l’écriture 
            (85-86 et 90-91) et sont introduits à chaque fois par des expressions 
            qui montrent la nécessité de s’y référer 
            : « A ce point de ma recherche je décidai de retourner 
            au Littré, d’où je retins ce qui suit » 
            (89) Dans la gestation du poème le recours au dictionnaire 
            est donc secours, parole qui confirme les dires du poète ou 
            l’incite à poursuivre sa recherche dans d’autres 
            directions. Le dictionnaire est nourriture, source d’enthousiasme, 
            pour reprendre ce que nous écrivions au début. Il est 
            un moment nécessaire dans le temps de l’écriture 
            du journal poétique. Citer le dictionnaire c’est non 
            seulement le faire participer à la genèse du poème 
            mais c’est aussi lui rendre hommage et à travers lui, 
            rendre hommage à la langue maternelle. Le dictionnaire comme 
            la langue est un don, et c’est, une fois libéré 
            de ce don du dictionnaire que le poète peut accomplir son œuvre.
          Si le poète s’affranchit provisoirement 
            du dictionnaire il libère également celui-ci ; en lui 
            retirant toutes les citations qui l’accompagnent sauf deux (une 
            de Renan et une de d’Aubigné, poète et d’obédience 
            protestante comme Ponge !) et en l’allégeant, nous l’avons 
            dit, de certaines étymologies. Ainsi, comme s’il était 
            réécrit, retravaillé pour avoir le droit de citer, 
            le dictionnaire devient une œuvre dans le poème, placée 
            en abîme au sein de l’œuvre du poète. Dans 
            ce nouveau traitement de la citation du dictionnaire, c’est 
            comme si Ponge redonnait vie à la langue du seul Émile 
            Littré qu’il débarrasse des auteurs encombrants 
            (cités dans le dictionnaire pour illustrer chaque définition). 
            Une justification de nos propos pourrait se trouver à la page 
            79 : « Il y a de la sollicitude dans son geste [à 
            propos du mimosa] et son exhalation. L’une et l’autre 
            sont des épanchements, au sens qu’en donne Littré 
            : communication de sentiments et de pensées intimes. Et de 
            la déférence : condescendance mêlée d’égards 
            et dictée par un motif de respect. » (79). On voit 
            ici que Ponge cède la place à la parole de l’autre 
            (Littré), en incluant les définitions de Littré 
            comme du discours rapporté. La langue de Littré se substituant 
            provisoirement à l’autre, parce que le poète reconnaît 
            à cet instant qu’elle est plus juste, qu’il n’a 
            rien à y rajouter, ni à y retrancher.
          Une dernière remarque avec le dictionnaire, 
            car Ponge lui-même ne se fait pas seulement témoin et 
            mémoire de la langue (comme Littré), il est aussi créateur, 
            non seulement pour dire le mimosa, mais aussi pour inventer du lexique 
            . Il crée par exemple le mot « poussinantes », 
            à partir de « poussinée » qui existe : « 
            Geyser de plumes poussinantes ! » (82). Il invente également 
            des mots composés : « décourage-feuilles » 
            (86), « décourage-plumes » (87), « navre-plumes 
            » (88). Il serait intéressant de réfléchir 
            sur le sens qu’ont ces mots dans le texte et les effets qu’ils 
            provoquent à la lecture. En proposant des hypothèses 
            de sens et en interprétant ces néologismes, le lecteur 
            devient lui aussi pour une part (modeste), rédacteur du dictionnaire 
            et créateur du lexique.
          Mimosa et mimesis 
            
            A partir des deux parcours rapides que nous venons d’effectuer 
            : l’analyse du signifiant « mimosa » comme matrice 
            générative du poème du même nom, et de 
            l’analyse du dictionnaire comme source d’enthousiasme 
            et parole mise en abîme, nous avons montré comment le 
            lexique travaille l’œuvre poétique. Cependant une 
            réflexion sur le lexique dans la poésie de Ponge serait 
            incomplète, si elle n’envisageait pas quelle conception 
            poétique s’offre au lecteur au travers de cette nomination 
            des objets (ici le mimosa). Pour le formuler autrement : que nous 
            dit le poème «Le mimosa » de la poésie ?
          Dans les dernières pages le « mimosa 
            », n’apparaît plus dans le corps du texte, il n’est 
            plus que le titre de différentes variantes d’un même 
            poème en vers. Apposé comme titre, il est l’emblème 
            des poèmes, mais ce titre contrairement à l’article 
            du dictionnaire n’annonce aucune définition. Il n’y 
            a pas lieu pour Ponge de répéter l’opération 
            du dictionnaire, mais par le travail de la métaphore de se 
            libérer, de libérer l’objet de toute définition 
            préétablie, de toute surdétermination. « 
            Le mimosa » dans les dernières variantes n’est 
            donc plus qu’une métaphore, et c’est le rôle 
            de cette dernière de suppléer aux dictionnaires et à 
            nos représentations restreintes du concept. C’est ce 
            travail de la métaphore qui conduit le lecteur, du mime Pierrot 
            aux « poussins d’or » (le seul passage du singulier 
            au pluriel est déjà significatif des opérations 
            que Ponge impose à son objet) qu’il faut en dernier lieu 
            analyser.
          On s’attachera à montrer ce qui 
            dans cette succession d’images uni le comparé (le mimosa) 
            à ses comparants (« plumes », « poussins 
            ») : la couleur, la légèreté, la fragilité. 
            Mais il ne faut pas se limiter aux analogies, et insister au contraire 
            sur l’écart que Ponge creuse entre les deux. Quelque 
            commentaire que l’on propose de ces métaphores ; de ce 
            « mimosa » métamorphosé en « poussins 
            », il n’en demeure pas moins que la chose (le mimosa) 
            et le poème « Le mimosa » gardent leurs énigmes 
            (que sont par exemple les « oracles » du mimosa ? La voix 
            de la Nature, celle du Temps, celle de la fin ?).
          La poésie de Ponge est promesse, et exige 
            de la patience comme il en avait prévenu le lecteur : « 
            Il faut que je prenne le lecteur par la main, que je sollicite de 
            sa part une assez longue complaisance, le suppliant de se laisser 
            conduire au risque de s’ennuyer par mes longs détours, 
            en lui affirmant qu’il goûtera sa récompense lorsqu’il 
            se trouvera amené par mes soins au cœur du bosquet de 
            mimosas, entre deux infinis d’azur. » (87)
          Grâce à l’opération 
            métaphorique la poésie s’affirme comme mimesis. 
            Non pas qu’elle reproduise la Nature, car ce n’est pas 
            la Nature elle-même que la poésie reproduit mais ses 
            actes, en cela le poète comme la Nature qui l’enthousiasme, 
            est créateur. Si en fin de compte l’acte final qui dit 
            « Le mimosa » surprend, déroute le lecteur dans 
            sa propre représentation du monde, c’est que Ponge ne 
            lui offre pas un bouquet de mimosas (ce qui serait la mimesis du mimosa 
            !), ni même une nouvelle définition du mimosa mais un 
            poème. C’est le mystère, l’étrangeté 
            de ce poème qui est la récompense du lecteur.
          L’entreprise de Ponge est immense, démurge, 
            puisqu’il s’agit de retrouver un monde neuf, un monde 
            d’avant-monde où tout reste à nommer. Le lexique 
            de Ponge tisse des réseaux de significations inédites 
            entre les mots et les concepts, pour Ponge la Nature est en acte, 
            elle n’est pas figée par les mots qui la dénomment, 
            comme l’écrit Blanchot : « Ponge surprend ce 
            moment pathétique où se rencontrent sur la lisière 
            du monde, l’existence encore muette et cette parole, on le sait, 
            meurtrière de l’existence. Du fond du mutisme il entend 
            l’effort d’un langage venu d’avant le déluge 
            et, dans la parole claire du concept, il reconnaît le travail 
            profond des éléments. » 
          Si d’une certaine manière le sujet 
            du poème s’efface ou se métamorphose jusqu’à 
            nous devenir étranger c’est que peut-être le sujet 
            n’est pas là où l’on croit. Plus encore 
            que le mimosa, objet d’attention pour Ponge, la fleur cède 
            la place au déploiement de la rage de l’expression (titre 
            du recueil), la poésie. Ponge a d’une certaine manière 
            libéré la représentation que son lecteur avait 
            du mimosa, il a peut-être aussi libéré la fleur 
            de son nom. « Le mimosa » aura donc mimé l’acte 
            poétique.
          « Le mimosa », n’est-il pas 
            alors comme la mimesis dont il garde encore la saveur ; l’essence 
            même de la Poésie ? Un bouquet de métaphores offert 
            au lecteur. 
           Eric Hoppenot