François
Bon / Dun violon vendu pour une poignée de sous
postface à Noms de Nantes, janvier 2002
Deux notions centrales dans le
plus vieux de lart du récit ont vu ces dernières décennies
leurs frontières se déplacer. Ces déplacements sont
minimes, peut-être même à peine énonçables.
Mais, parce quils touchent au cur de ce très vieil
art du récit, et que cet art du récit est impliqué
au cur de ce par quoi nous nous apprenons nous-mêmes, ces
déplacements minimes peuvent décaler lensemble de
notre perception littéraire, et provoquer à leur tour que
naissent des textes qui auparavant nauraient pas été
concevables. Ces textes, il nous faut alors apprendre sans vraie préparation
à les reconnaître, à les assembler et les rejoindre,
les mettre en rapport avec nos propres perceptions, et donc apprendre
à les lire, retrouver cette seule joie simple des mots, quand ils
nous évoquent des images, nous induisent une émotion qui
nous est seulement personnelle, deviennent expérience neuve de
limaginaire.
Ces deux notions sont celle du
territoire et celle du nom. Il y en a dautres, et les autres non
plus ne sont pas indemnes du siècle : la notion de temps, la notion
de linéarité, lusage et la perception du mental. Nous
avons à réapprendre le plus ancien, le plaisir du texte,
dans un paysage modifié : jinsiste, très légèrement
modifié. Si légèrement, quon pourrait ne pas
même déceler le changement, qui pourtant affecte la totalité
de notre réception, de notre lecture.
Pour ce qui change de la notion
de territoire, lindicateur majeur cest un livre de Georges
Perec, Espèces despaces. Oh, un livre bien humble
et modeste. Un livre lair de rien, ou presque rien. Presque un carnet
de notes : on prend des définitions successives de lespace,
qui vont sélargissant, de la page à lunivers,
en passant par le lit, la rue, la ville, le continent, et on examine chaque
fois ce que seraient les possibles de récit qui sappuieraient
sur cette seule notion. Comment faire une histoire fantastique avec une
pièce, non pas seulement vide, mais inutile, et pourquoi les pièces
vides et inutiles ont-elles pris une telle importance dans nombre des
récits fantastiques qui ont notre prédilection ? La discrète
révolution dEspèces dEspaces, cest
quil laisse ces possibles comme tels, sans les explorer (Perec le
fera pour certains, mais dans dautres livres). Pour maintenir cette
notion despace hors de la quantité concrète qui la
détermine, on comprend progressivement pourquoi Perec devait maintenir
ce qui nest pas un inachèvement, mais comme un principe de
juxtaposition concentrique, où lenjeu cest le mental
qui organise tout ça, quand dans notre bonne vieille tête
à tout un chacun on pense, avec les mêmes associations de
neurones, grand comme une chambre ou petit comme une rue. La révolution
discrète qui est là, cest quon ne demande même
plus (enfin : aujourdhui, trente ans après la parution du
livre) au texte dêtre fiction, poème, récit
de vie, prose ou note ou fragment cest le geste même,
de lécriture devant le monde, qui a passé premier
et il nous faut prendre recul pour sapercevoir de la singularité,
de la nouveauté.
Pour ce qui change de la notion
du nom, il faut regarder la transformation de la ville. Elle aligne des
rues avec des noms doiseaux, de pays, décrivains pour
assembler géométriquement des maisons semblables, où
pourtant les enfances devront chacune se construire singulières.
Elle remplace lancienne hiérarchie et assignation sociale
par une structure de taches disjointes reliées par des lignes de
circulation, la zone commerciale, le centre piéton ou la piscine,
et puis la rocade, lautoroute, le tramway, où des nombres
souvent ont remplacé le vieil enracinement lié à
lonomastique du lieu. Pourtant, nous-mêmes sommes encore à
la frontière, avons besoin de notre ancienne perception pour saccommoder
de la nouvelle. Le livre qui résume cela avec le plus de hauteur
cest La forme dune ville, de Julien Gracq. Rien de
commun avec le précédent. Gracq sinscrit sur la ligne
de crête du défi littéraire, en reprenant pour titre
le début du célèbre vers de Baudelaire, et, peut-être
pas en vieil homme, parce quil ne létait pas encore,
mais avec la force dun long parcours et dun engagement majeur
dans les formes littéraires, se retourne vers son enfance, se sert
des noms pour extorquer à la ville quelle affiche à
nu ses mutations secrètes, ce par quoi, pour se transformer mais
nous garder, il lui faut sans cesse occulter son changement. Et là
aussi, texte majeur parce quon ne demande pas au texte dêtre
fiction comme Au château dArgol, quon ne lui
demande pas dêtre réflexion comme En lisant, en
écrivant. La ville devient sujet du livre, et invente la forme
du texte, avec pourtant les outils de toujours : ce que nous projetons
de nous-mêmes dans lassemblage structuré des mots,
et qui convoque la totalité de nos lectures, en commençant
par celles qui ont bâti les rêves denfance. Roman parfois
à seule échelle dune phrase.
Sous ces deux repères que
je considère majeurs, une ombre, citée par Perec, mise à
distance par Gracq, mais sans laquelle on ne pourrait les penser ni lun
ni lautre : Proust. Celui-ci, bien avant, a déplacé
dun coup dépaule la donne ou léquilibre
entre le livre et le monde. De très peu, peut-être, mais
il suffit quelquefois dune feuille de papier pour caler le plus
grand et le plus lourd buffet de cuisine, avec ses vitrines, sa fragilité,
sa mémoire. Proust explore des géographies, Combray et ses
deux chemins, côté de chez Swann, côté de Guermantes,
et les explore chaque fois depuis lespace restreint qui est ce par
quoi le corps sinscrit dans le monde : la chambre, où il
accède ou se déprend de la conscience. Et Proust explore
les noms comme étant ce qui ouvre à la géographie
mystérieuse, receleuse, là où nos rêves sont
encochés dans le monde, dans lintérieur dun
nom comme Balbec ou Guermantes, jusquà prendre pour titre
une fois : Noms de pays : le pays.
Il ne sagit pas daller
cautionner par larchéologie littéraire un livre qui
dailleurs ne la convoque pas. Juste désigner cette frontière,
qui longtemps a pu sembler fixe, ou échappant aux récits
qui sy formaient, et qui en est devenu lenjeu ou le travail
même. Du coup, on doit bien y faire chemin soi-même, parce
quaprès ceux-là, la carte est vierge. Ils nous prouvent
lexistence dun territoire inoccupé, de mots et de mémoire,
mais nous laissent de linvestir avec notre aventure personnelle
décriture. Proust, parce que son livre est circulaire, ne
désigne hors de lui quà mesure quon chemine
sur cette boucle qui nous y enferme. Perec parce quil nest
question que de possibles. Gracq, dans La forme dune ville, parce
quun homme se hisse à la pointe de sa mûre expérience
pour retourner, dans le temps, les noms et les géographies sur
ce qui est lobscure mutation de la ville, et nous loffre au
présent ainsi quelle est, mais dabord par cette énigme
dainsi être.
Alors des textes naissent, qui
sont cette aventure pour soi reprise. On y est dautant plus sensible,
avec Noms de Nantes de Jacques-François Piquet, que la ville de
Julien Gracq cest déjà ou aussi Nantes, et que Nantes
est une ville chantier, une ville avec des eaux complexes, bras souterrain
de la Loire, remontée de lErdre, et un ciel de mer, un vent
large, une ville qui toujours fut dexpérience ouverte. On
y est dautant plus sensible, dans ces Noms de Nantes, que chaque
fragment semble non pas résulter du précédent en
appliquant, à ces noms dont chacun de nous a charge, un même
procédé littéraire : après tout, il serait
légitime dutiliser pour lexploration un seul véhicule,
mais que chaque fragment semble exposer son défi propre, son obstacle
propre, en laissant visible la forme de texte qui en permettra cet exposé,
au vrai sens dexposition, et non pas discours, ou témoignage,
ou texte sur. Quil sagisse de lentreprise Pétard
ou du bistrot de la Petite-Hollande importe bien moins que linvention
qui chaque fois doit se refaire pour quon nous y mène.
Pourtant, une des lois que nous
laissent les géants, et ceux nommés ci-dessus, cest
quil ny a pas de livre qui puisse sinventer en reprenant
le chemin des autres. Cest peut-être ce qui donne au paysage
littéraire dune époque donnée, la nôtre
pas pire que les autres, cette sensation de fragilité, de provisoirement
indéfinissable. Dans Perec il y a un objectif sûr : linvention
de formes textuelles (mais nous ne saurions plus tirer notre légitimité
de formes textuelles ajoutées), et dans Gracq laffirmation
dune continuité haute : sil semble nier Proust, cest
quil reprend le fil au même point doù lautre
lavait pris, par le Balzac de Beatrix, le Nerval de Sylvie ou le
tremblement de Rimbaud dans le détour dune des fragiles Illuminations.
Il nous faut, nous, affronter que cette continuité a cessé,
parce que les noms, en sévanouissant dans la grande ville,
ont liquidé la légitimité quil pouvait sembler
y avoir à en faire le roman. Tout est question, question sur le
présent, en recourant à ce qui était notre expérience
denfant, et par quel territoire (aussi petit quun arrêt
de bus, aussi éphémère quune foire de septembre),
et quels noms (jerk à la Coupole ou HLM du Pin Sec) cela a inscrit
en nous le monde, si cette inscription, où la langue et nos rêves
sont encore lenjeu, encore aujourdhui vaille.
Quon veuille bien déplacer,
mais pas plus, juste de si peu, lunivers ou la frontière
de nos questions, et ce prisme quoffre Jacques-François Piquet
de cinquante-trois noms (comme la date de naissance qu'on partage lui
et moi?), qui sont cinquante-trois territoires, et cinquante-trois fois
le geste de trouver littérature spécifique à ce nom
et ce territoire, viendra dialoguer avec bien plus large, en tout cas
notre présent nécessaire : qui ne se rejoint pas sans quon
se construise à soi-même sa langue. De ce nom La Pilotière
qui nous emmène au départ, à cette maison (qui nest
pas) bleue qui reste comme image quand le narrateur au bout du livre quitte
Nantes, cest ce travail de la langue qui fait le plaisir de ce livre,
instaure dialogue avec les ombres ci-dessus évoquées.
" Il s'agit d'appliquer au
chaos brouillé des données mentales et des petits accidents
de la vie qu'on mène, un procédé de lecture, une
grille qui permette de lire le sens de la vie en tant qu'elle échappe
à notre influence ", dit Julien Gracq parlant de Breton, autre
familier des noms de Nantes : cette idée dun sens de la vie,
qui échappe, mais offre à lire, oui ici sen revendique
lhéritage. Littérature parce quon peut oublier
tout ce que je viens à mon tour de dire, et lire ce livre comme
je lai lu : en cherchant dans sa propre enfance, sa propre biographie
ici refaite par lieux et noms, avec les vides, avec les ciels, tout près
des objets, et dans autant darrêts du temps, ce quon
ne sait pas de soi, et que tout livre, sil est bon, vous réapprend
à savoir.
Jaurais voulu, pour cette
postface, ne parler que dun seul au hasard de ces petits accidents
de la vie, par exemple ces lignes sur le violon revendu par la mère
(tiens, cest rue Jean-Jacques Rousseau), mais aucun des cinquante-deux
autres ne peut en être dissocié : eh bien voilà, ça
sest passé autrement. Mais cela reste, pourtant, ces mots
et notes recopiés à lencre bleue par la mère,
et que jamais on ne saura : comme restent les cinquante-deux autres, si
cest de nous, chacun de nous, quévidemment il sagit,
et que voix décrivain il y a.
François Bon, décembre 2001 |