Sylvie Gracia / L'homme-taupe

Sylvie Gracia est écrivain et éditrice - ce texte d'hommage à Thierry Metz a été lu lors des Journées de Poésie de Rodez en mai 2001.

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L’homme-taupe
© Sylvie Gracia

Thierry Metz s’est suicidé le 16 avril 1997
je l’ai appris à la radio __ c’était un matin de printemps __il faisait beau
j’entendais le chant des oiseaux par la fenêtre ouverte sur la ville

J’ai attrapé ses livres sur les étagères de ma bibliothèque
j’ai ouvert le “Journal d’un Manoeuvre”
j’ai recopié la phrase
“Qui nous parlera de l’inachevé où nous sommes toujours ?”
le petit bout de papier est toujours glissé entre les pages de ce livre

On m’a demandé d’écrire un texte sur Thierry Metz
j’ai essayé __ je n’ai pas pu
je n’ai pas pu présenter commenter expliquer Thierry Metz
Thierry Metz qui est maintenant poussière
alors j’ai pensé
je vais essayer d’écrire un texte __ avec __ Thierry Metz
avec ses mots

Thierry Metz travaillait comme manoeuvre sur des chantiers
il travaillait avec la pioche
alors moi __ je suis allée piocher dans ses textes piocher ses mots
avec ses mots j’ai écrit ce texte

C’est un homme-taupe
il creuse les fossés et il creuse les mots
il travaille toute la journée __ lundi à vendredi
il remplit des gamates il transporte des brouettes il monte des agglos il perce des murs
un sale boulot il dit __ mais c’est le boulot
salaire minimum
avec lui il y a Louis Ahmed Alain Antoine Bernard Manuel
ceux qui disent beaucoup __ en disant peu
il les regarde __ il les écoute

L’homme-taupe a un autre chantier
un autre mais c’est le même
il se mène lentement __ celui-là aussi faut être idiot pour le faire
il faut être aveugle __ il faut se perdre
Ce chantier __ c’est écrire

D’autres ont des tambours
à lui on ne lui a donné qu’une pioche __ une pelle
alors il se dit
sourcier
débutant
idiot
l’homme-taupe ne sait pas où il va __ souterrains obscurs
les mots montent d’en bas
quelques pauvres mots __ presque rien
salaire minimum

Il faut être idiot pour regarder le monde __ dehors __ qui tremble
ne rien faire qu’être là
lever les yeux vers les roucoulades des oiseaux
boire le vin avec l’ami __ aimer sa femme __ ses gosses
l’instant __ l’inépuisable

L’homme-taupe est un homme de chair et de soif __ et de fatigue __ et de sueur
méditer __ ce n’est pas appeler le ciel
c’est regarder le monde au ras-de-l’homme
il n’y a rien d’autre
et c’est dans ce rien d’autre __ ce presque rien __ qu’il écrit

Ecrire __ non pas dans la rose __ mais dans l’ortie
les agglos __ les échafaudages __ le mortier __ les gravats
le gros-oeuvre
le tout-venant

Il dit
l’homme-taupe
que le vrai travail est de se simplifier
la vie __ les mots __ langue de pauvres
langue heurtée __ cassée
trouver le gisement
le désert où sont les hommes et leurs chantiers

L’architecte du chantier __ l’homme savant
sait où il va __ lui
il a un plan __ lui
tout est déjà écrit et fini
un vrai livre
mais rien derrière
__ où tout reste à faire

L’homme-taupe
l’homme du presque rien
vit dans l’attente
de ce qui tombe
la pomme __ de l’arbre
l’écriture __ de l’ombre

Car il sait l’homme-taupe
que c’est de l’ombre
que naissent les arcs-en-ciel

Et du silence __ et de la friche __ et du gribouillis
un livre vient __ parfois
même s’il n’y croit pas __ l’homme-taupe __ le manoeuvre
lui qui écrit à mains fourchues

Non __ ce n’est pas possible
avec presque rien __ on ne fait pas un livre
l’eau __ le feu
comment pourrait-on les cerner ?

Et de son sous-sol pourtant
le manoeuvre va extraire des livres __ plusieurs
on va les trouver dans les librairies
on va dire qu’il est poète

Mais la mort de son deuxième fils
au bord de la nationale 113 __ écrasé par une voiture
Vincent __ une croix désormais à côté de son nom

Alors l’homme-taupe entre dans d’autres souterrains
ceux de l’alcool __ du vide
il n’habite plus sa maison
il devient l’homme qui penche
l’homme encordé

Il écrit __ le 31 janvier 1997
à l’hôpital psychiatrique de Cadillac __ Gironde
ses derniers mots

“Le mur est intact.
Le maçon n’est lié qu’à ce qu’il fait.
Et qui tient.
Voilé par la mort.
Que toute présence nous voile”.