un hommage à André Markowicz

Fedor Dostoievski / Les Frères Karamazov, un extrait

la nouvelle traduction des Karamazov par André Markowicz paraît en mars 2002 chez Actes Sud

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[Fin de la Troisième partie — la fin de l’enquête préliminaire, juste après l’interrogatoire de Grouchenka.]

Elle sortit. Mitia était tranquille et avait même un air assez énergique, mais juste pour un instant. C’était une espèce d’étrange impuissance physique qui l’envahissait, toujours davantage. Ses yeux se fermaient de fatigue. L’interrogatoire des voisins s’acheva enfin. On passa à la rédaction définitive du procès-verbal. Mitia se leva et passa de sa chaise à un coin, vers la tenture, il s’allongea sur une grosse malle du patron recouverte d’un tapis, et s’endormit tout de suite. Il fit une espèce de rêve étrange, comme pas du tout approprié, ni pour le temps ni pour le lieu. Il se voyait comme voyager quelque part, dans la steppe, là où il avait servi jadis, encore avant, et c’est un paysan qui le conduit, dans une carriole, attelée à deux chevaux, dans la boue. Mais, Mitia, c’est comme s’il avait froid, on est début novembre, la neige tombe en gros flocons mouillés, et, en tombant sur la terre, elle fond tout de suite. Le paysan, lui, le conduit d’un pas alerte, il joue du fouet, il a une barbe, comme ça, châtain, très longue, et on ne peut pas dire qu’il soit vieux, non, il a quoi, dans les cinquante ans, avec son petit manteau gris de paysan. Et puis, c’est un village, pas loin, et les isbas qu’on voit, elles sont noires, mais toutes noires, et la moitié des isbas est brûlée, il n’y a plus que des poutres calcinées qui se dressent. Et puis, à la sortie, sur la route, des paysannes qui se sont mises en file, plein de paysannes, tout une file, et toutes, maigres, épuisées, le visage, on dirait, comme ça, marron. Et il y a une, surtout, au bout, osseuse, un peu, très grande, une quarantaine d’années, peut-être, ou peut-être seulement vingt, le visage long, maigre, et, dans ses bras, un petit enfant qui pleure, et sa poitrine, quoi, sans doute, elle est toute desséchée, rien, plus une goutte de lait. Et il pleure, et il pleure, le petit, il tend ses bras, comme ça, tout nus, ses petits poings, violets, complètement, on dirait, de froid.

— Pourquoi ils pleurent ? Qu’est-ce qu’ils ont à pleurer ? demande Mitia, passant devant eux à toute allure.

— Le petiot, lui répond le cocher, le petiot qui pleure. Et ce qui frappe Mitia, c’est qu’il l’a dit à sa façon, dans sa langue paysanne, “le petiot”, pas le “petit”. Et ça lui plaît que le paysan ait dit “petiot” : la compassion elle est plus forte.

— Et pourquoi il pleure, le petiot ? demande Mitia, bêtement. Pourquoi ses bras ils sont tout nus, pourquoi on ne le couvre pas ?

— Il est transi, le petiot, ses habits ont gelé, ça le réchauffe plus ni rien.

— Mais pourquoi c’est comme ça ? Pourquoi ? insiste Mitia dans sa bêtise.

— Bah ils sont pauvres, ça a brûlé chez eux, plus de pain qui reste, ils demandent l’aumône pour l’incendie.

— Non, non, continue Mitia toujours comme s’il ne comprenait pas, dis-moi : pourquoi elles sont là, ces mères, après le feu, pourquoi les gens sont pauvres, pourquoi il est pauvre, le petiot, pourquoi elle est toute nue la steppe, pourquoi ils ne s’étreignent pas, ils ne s’embrassent pas, pourquoi ils ne chantent pas des chants de joie, pourquoi ils ont noirci comme ça, comme dans un malheur noir, pourquoi ils ne nourrissent pas le petiot ?

Et il sent en lui-même que, même si c’est fou, ce qu’il demande, si ça n’a aucun sens, c’est justement comme ça qu’il a envie de le demander, c’est comme ça, justement, qu’il faut le demander. Et ce qu’il sent encore, c’est comment, dans son cœur, ce qui se soulève c’est une espèce d’attendrissement comme il n’en a encore jamais connu, il a envie de pleurer, il a envie de faire à tous quelque chose pour qu’il ne pleure plus, le petiot, qu’elle ne pleure plus, la mère noire, desséchée du petiot, qu’il n’y ait plus de larmes du tout à compter de cette minute chez personne et de le faire, ça, tout de suite, tout de suite, sans attendre, et quoiqu’il puisse y avoir, avec tout la fougue irrefrénée des Karamazov.

— Et moi aussi je suis avec toi, maintenant je ne te laisserai pas, toute la vie je te suivrai, dit près de lui la voix bien-aimée, empreinte d’émotion, de Grouchenka. Et voilà tout son cœur qui s’enflamme et s’élance vers une espèce de lumière, et il veut vivre, et vivre, marcher, marcher sur une espèce de chemin, vers une lumière nouvelle et appelante, et plus vite, plus vite, et, là, maintenant, tout de suite !

— Quoi ? Où ça ? s’exclame-t-il, ouvrant les yeux et s’asseyant sur sa malle, comme s’il venait vraiment de reprendre ses esprits après un évanouissement, mais avec un sourire lumineux. Il voit au-dessus de lui Nikolaï Parfionovitch qui l’invite à l’écouter et signer le procès-verbal. Mitia comprit qu’il avait dormi une bonne heure ou plus, mais il n’écoutait pas Nikolaï Parfionovitch. Il avait brusquement été saisi de découvrir sous sa tête un oreiller qui, pourtant, n’était pas là quand il s’était penché, épuisé, sur la malle.

— Qui a mis cet oreiller sous la tête ? Qui a eu cette bonté ? s’exclama-t-il, empli d’une espèce d’émotion exaltée, reconnaissante, avec une sorte de voix larmoyante, comme si c’était Dieu savait quelle bonne action qu’on venait de lui faire. L’homme qui avait eu la bonté demeura inconnu, c’était peut-être un des témoins requis, ou peut-être le petit greffier de Nikolaï Parfionovitch qui avait pensé à lui mettre un oreiller sous la tête, par compassion, mais toute son âme était comme secouée de larmes. Il s’approcha de la table et déclara qu’il signerait tout ce qu’on voudrait.

— J’ai fait un rêve bien, messieurs, dit-il bizarrement, avec une espèce de visage tout nouveau, comme tout illuminé de joie.