Jean-Marc Vidal / lire Patrick Laupin

 

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 Je n'ai jamais oublié la cité des mines, accrochée à flanc de montagne, au pied du puits Fontaine et des galeries des Lumières. J'ai toujours éprouvé tenir mon langage de cette vallée arborescente de fougères, de cette terre austère et patiente rythmée par le labeur. Enfance, amour et mémoire, ce livre est le souvenir, toujours vivant en moi, de ceux de ma famille qui travaillèrent à la mine. [...] Il ne s'agit pas pour moi de restaurer un passé mythique du travail des mines, non plus de me livrer à une analyse sociologique, mais de me laisser écrire à travers les voix de ceux qui me donnèrent la parole. De laisser parler, et entendre les voix des mineurs rencontrés, les voix de ceux qui se souviennent. Et je suis convaincu que des êtres restent à jamais séparés des autres lorsqu'ils ont une expérience impossible à transmettre. C'est rencontrer alors cette difficile, même impossible question : que font les humains de la mémoire, des lieux du travail, et des paysages, où ils furent, quand presque tout est détruit ?» Patrick Laupin, Des visages et des voix.

dossier Patrick Laupin

le site des éditions Comp'Act

Patrick Laupin sur site CIPM Marseille

à lire aussi : sur remue.net, trois textes fondamentaux de Stéphane Mallarmé (Crise de vers, Du mystère dans les lettres, La Musique et les lettres)

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lire Patrick Laupin, par Jean-Marc Vidal
Lorsqu’elle renonce à trahir le réel, ce que peut la littérature est le plus simple et le plus utile. Elle nomme nos désirs et nos manques. Elle nous relie. Elle nous parle de la condition des hommes, des solitudes, des séparations, jusqu’à l’ultime. Elle nous dit la liberté, l’impossible. Elle nous aide à nous tenir debout dans notre mémoire. Par ceux qui écrivent, passe cette pensée, cet espoir et cette souffrance, cet engagement et ce retrait, notre humanité. Leurs mots appellent notre lecture qui les fait exister, les rend présents, passage ou partage. La lecture dissipe les brumes, faisant apparaître à chacun d’entre nous une construction singulière, une architecture intime qui nous met en relation avec l’auteur, avec la langue et la pensée, avec le monde, avec nous-même. La lecture est le moment où se cristallise cette coexistence du réel et de l’intime, cette unité du moi et du monde dans et par la langue. La lecture est cette cristallisation, ce mouvement qui nous bouscule, nous arrache et nous rend à nous-même.
Lire Patrick Laupin, c’est éprouver comme rarement ce rapport au monde à travers les mots. Dans Les visages et les voix, livre inclassable, tout à la fois essai, récit et poème dédié à la mémoire des mineurs des Cévennes, il rapporte les mots de ces hommes parmi lesquels il a grandi, et les mêle aux siens, dans une écriture à la fois singulière et collective : « me laisser écrire à travers les voix de ceux qui me donnèrent la parole ». Il est chez lui parmi ces mots qui disent une façon oubliée d’être à la fois ensemble et seuls face au danger, attentifs au moindre craquement de la ville souterraine. Cette culture de la douleur, du risque, de la dignité et de la solidarité, Patrick Laupin la porte plus qu’il ne la rapporte. Il la porte en lui où elle nourrit une aptitude à l’écoute et à la parole, une façon de faire passer les mots comme le bien commun d’une humanité partagée. Dès lors, l’écriture est généreuse et enracinée, elle devient la voix des muets, elle s’ouvre dans la difficulté de transmettre, elle s’enrichit de ce qu’elle ne peut atteindre, elle met en lumière les visages et la terre comme autant de questions.
Les visages et les voix est un livre obscur et lumineux comme la vie des hommes. Patrick Laupin écrit depuis ce fond d’amour et d’absence sur lequel se déploie notre vie. Son écriture est une passerelle, une façon d’entrer dans l’histoire, une porte ouverte sur notre mémoire, un regard porté sur ce qui est et sur ce qui fut, sur la matière du réel et les gestes du travail. Le texte est dénué de toute posture. Il nous associe, nous lecteurs, dans une vérité du souvenir et de la quête, il nous touche et crée en nous un besoin de répondre, de tenter de transmettre à nouveau. Car comment ne pas être saisis par cette écriture qui ne tend qu’à faire coïncider « justesse et justice », par cette beauté du texte, toujours en phase avec les rythmes de la terre et des hommes. Ce livre déjoue les oppositions convenues qui balisent notre imaginaire collectif, entre savant et populaire, entre le monde de la culture écrite et le monde du travail manuel. Textes écrits et paroles recueillies s'y succèdent, chacun parle à son tour, et le livre se construit en une suite de fragments qui portent les voix du passé et leur répondent. Mémoire et pensée sont telles une neige qui recouvre les frontières imposées, donnant à voir à qui le veut un paysage de douleur et d'espérance : « la nature, ce parchemin d’inquiétude où furent tant de voix sonores, répond à qui l’interroge et s’y abandonne ». Lorsque les lieux sont transfigurés et que les outils du travail ont disparu, reste ce silence habité dans la mémoire des hommes, restent les mots, traces du réel dans la lumière de notre regard.
Jean-Marc Vidal
Patrick Laupin, Des visages et des voix, Ed. Comp'Act, 2001

 

Le Livre écrit en chacun de nous
Stéphane Mallarmé par Patrick Laupin (Seghers, 2004)

 

Dans un texte poignant de beauté visionnaire, il y a quelque dix ans, Patrick Laupin écrivait : « Je ne puis me défaire de cette pensée de la splendeur d’un Livre oublié, perdu en moi, soit que je l’ai rêvé, soit que l’écriture en plein jour éveillé m’en fut à voix haute révélée et qu’il appartienne désormais à une parole plus profonde en toute écriture / ainsi chacun porte en lui son propre livre de mots oubliés et s’emploie selon sa propre histoire, selon l’énigme que nous sommes tous un peu pour nous-même, soit à le laisser naître, revivre, parler, soit à le rendre muet, fermé, illisible désormais en lui » (La rumeur libre, Ed. Paroles d’Aube, 1993 ; repris dans Poésie.Récit. Ed Comp’Act, 2001). Dans la même période, en conclusion de ce récit d’ombre et de lumière qu’est Les visages et les voix, hommage aux mineurs de fond des Cévennes, il notait « Stéphane Mallarmé, dans son langage, lui aussi est descendu au fond » (Cadex, 1991 ; réed. Comp’Act, 2001).

Ainsi, les lecteurs de Patrick Laupin savent qu’il chemine depuis longtemps aux cotés de Mallarmé, qu’il reconnaît en lui celui qui, comme Nietszche, creusa dans la langue pour y chercher le noyau de notre humanité. Ce Stéphane Mallarmé par Patrick Laupin, fruit d’une longue fréquentation, partie émergée d’un travail d’écriture continu, est là pour nous ouvrir les yeux, écarter les images toutes faites, « ouvrir la voie d’une lecture de ce qui est réellement écrit », nous rendre Mallarmé, non comme élément d’un patrimoine littéraire ou comme enjeu d’une polémique, mais comme projet.

Si le brouillard à dissiper est dense, cet « hermétisme » communément attribué au poète, Patrick Laupin, s’appuyant sur les fragments posthumes ayant échappé à la destruction voulue par l’auteur du Coup de dés, met à jour le projet mallarméen : « Ces fragments posthumes [...] permettent de comprendre ce que Mallarmé voulu signifier par l’esprit du Livre disant qu’il était écrit en chacun. Il révèlent un Mallarmé entièrement ignoré de l’histoire littéraire qui lui a forgé la réputation détestable d’un ésotérique, d’un illisible ». Dans un premier chapitre éblouissant, il avance à grands pas, résumant ce que fut l’existence et la quête de Mallarmé, « une vie d’homme consacrée à l’écriture », et nous la rendant lisible à travers trois périodes. Les années formatrices (1862-1873), années de création, sont aussi celles où le poète rencontre le néant, dans une expérience où l’écriture côtoie la folie. A cette « crise spirituelle et métaphysique » succèdent des années de transition (1873-1884) pendant lesquelles « il n’écrira quasiment pas de poèmes mais se consacrera à la base philologique de son rêve », celui du Livre. Puis vient « la grande époque » (1884-1898), celle pendant laquelle « il fonde l’esprit d’équilibre et de synthèse d’une écriture corporelle pour redonner voix, souffle et chair à l’illumination native ».

Patrick Laupin offre à notre lecture les textes de Mallarmé, ceux-là mêmes qui furent lus, oubliés, détournés et perdus dans le labyrinthe de la représentation, au fil d’un siècle qui préféra souvent la posture à la lecture. Il les frotte à l’obscurité de quelques fragments ignorés, dévoilant « une immense poétique d’écoute et d’appel de la merveille ignorée en tout être ». Il s’attarde sur Igitur, L’Après-midi d’un faune, Les Noces d’Hérodiade, les place sous la lumière de la Correspondance, croisant le poétique et le biographique, montrant comment la vie et l’écriture se nourrissent de l’expérience de la souffrance et du néant. Il approche l’Esprit du Livre, présent dans les fragments et les Divagations : conscience de « l’irréconciliable solitude de l’être », volonté de rendre « aux hommes la force de leurs impulsivités naturelles » et de les ouvrir « à l’art divinatoire de la lecture et à une conscience critique d’une force écrite du monde ». Le projet de Mallarmé apparaît ainsi comme une reconstruction, une « recréation de soi », comme « l’expérience de reconquête de l’unité primitivement perçue de sa vie et de son langage », expérience qu’il nommera « Folie utile » ou encore « Crime de Poésie ».

Après nous avoir prévenu, « il n’est pas aisé de suivre le passage emprunté par Mallarmé », Patrick Laupin nous y entraîne à sa suite ou plutôt montre la voie ouverte par les fragments qui « engagent un dialogue de destinée avec tout lecteur qui veut bien faire une partie du chemin », car en chaque être est un secret, un livre écrit d’une autre langue. Cette poétique, qui est aussi une ontologie, est le mouvement de l’écriture et de son affirmation, le mouvement de la relation, traversée des mots et des corps des humains. Elle passe à travers l’écriture de Patrick Laupin, d’une grande densité, exigeante et belle, qui développe son approche de Mallarmé comme l’un des éléments d’une poétique générale d’une extrême ambition, tournée vers le travail de la pensée et cependant, toujours, au plus près de l’humain. Il ne tient qu’à nous d’y percevoir le flamboiement secret de la rumeur libre, d’y entendre le souffle d’un silence sans origine, le bruissement de la langue au bord du monde, là où le sens ne préexiste pas à la beauté, là où les mots nous touchent et nous emportent vers autre chose.

© Jean-Marc Vidal

Ce texte a été publié en avril 2004 dans "Livre et lire, le mensuel du livre en Rhône-Alpes" (édité par l'ARALD).