Isabelle Roulland / Lyrisme de la ville, effets de déréalisation
étude sur "La forme d'une ville" de Julien Gracq

Isabelle Roulland, agrégée de lettres, enseigne à Rennes, et a soutenu à l'université de Rennes II sa thèse sur Gracq et la ville. Nous en reproduisons ici quatre extraits sur des thèmes essentiels (images, noms, eau, orient, sous l'angle de la dé-réalisation). On souhaite simplement contribuer ainsi à une édition de ce travail... Rien de ce qui touche Gracq, et en particulier sur les thèmes évoqués ici, qui ne vienne pas résonner étroitement avec nos travaux d'aujourd'hui. FB

la ville, réserve d'images - poésie de l'eau
un orient syncrétique - la ville féminine

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Les villes, une réserve d’images
Les villes font affleurer une réserve d’images poétiques puisées dans la mythologie personnelle de l’écrivain, qui témoignent de la démarche créatrice de Gracq face à l’espace. Le nom des lieux, d’abord, contribue à la transfiguration du paysage urbain et rappellent la démarche de Proust . Parmi les villes réelles, Nantes est à l’origine de tout un monde : à partir du nom de la cité se déplie un univers qui prend relief et consistance. Ce nom miroite, produit un effet de bercement et de chant poétique avec la reprise anaphorique, en début de phrase, du substantif qui se décline dans le passage que nous allons citer. Peut-être ce procédé représente-t-il une tentative pour définir Nantes et approcher l’essence de la ville :
Dans cette toile viennent s’engluer en désordre des noms de lieux [...]. Des noms d’abord, et, tout le premier, le nom de la ville lui-même, longtemps trop familier pour être perçu dans sa singularité, et qui, d’être entendu moins souvent, plus isolément, a repris avec le temps une distance, une indépendance qui m’intriguent [...]. Nom plutôt dense que sonore, doté de grande capacité par l’a qui l’ouvre tout grand en son milieu [...]. Nom beaucoup plus féminisé par sa désinence que je ne le percevais d’abord, de contours un peu flous, un peu flottants [...]. Nom que l’eau aussi féminise et vient imbiber de toutes parts, par la forte connotation nautique de sa sonorité [...]. Nom plus fortement marié à l’élément liquide que la ville ne l’est elle-même, nom qui vient, sans vraie justification, enluminer plus fréquemment qu’un autre les chansons de l’ancien folklore maritime.
Nantes offre à lire un nom aux sonorités polysémiques et sous l’effet d’un enchantement sonore, devient féminine, aquatique, se change en sirène. Mais cette appréhension personnelle du nom de la ville n’est pas statique. Au contraire elle évolue, comme le désignent au long de l’évocation les indications suivantes, "d’abord, longtemps, avec le temps, plutôt, beaucoup plus, un peu, mais que, aussi... ", qui montrent une volonté de fixer les impressions mouvantes modelées autour du nom de la ville au fil du temps et des réflexions. L’écrivain tente de saisir dans toutes ses nuances le retentissement en lui du nom de la ville, son écho, il nous en donne une perception affective qui traduit sa connaissance intime de Nantes. Il avoue finalement sa peine à saisir le caractère de la ville retranchée derrière son nom :
Ville difficile à cerner, emmitouflée dans son nom capitonné comme dans une défense élastique.
Cette évocation s’achève d’ailleurs sur une double négation : Nantes est sirène, " [n]i tout à fait terrienne, ni tout à fait maritime " . De même, la page 204 de La Forme d’une ville contient des " enchaînements sonores " :
[...] pont de Pirmil – rue Kervégan – marché de la Petite-Hollande – quai de la Fosse – cours St-Pierre – Port-Communeau – pont Morand – quai d’Orléans – place Royale – passage Pommeraye – rue Crébillon – rue du Calvaire – place Graslin – marché de Talensac – rue Félibien – Ste-Anne – St-Similien – St-Nicolas – St-Clément – place Bretagne – place Viarmes – rue du Marchix – rue Monselet – rue des Dervallières – place Canclaux.
Cette suite de noms est significative de la démarche de Gracq. Nous observons en effet un effacement de l’ordonnance géographique des rues qui ne sont plus envisagées comme points de repère spatiaux. Des toponymes l’écrivain retient et restitue le chant des syllabes, transformées en " pure constellation verbale " , d’où une dérive de la phrase vers la poésie. Nantes touche l’imaginaire à partir de son nom.
Propices à la rêverie, les noms des villes inclinent de la sorte à un développement autour de leurs consonances, tel Saint-Flour dans Carnets du grand chemin :
Le nom délicieux de la ville comble à la fois l’oreille et le palais par sa sonorité en même temps veloutée et compacte, sa saveur et sa consistance naïve de far paysan : Saint-Flour, où s’est distillé la quintessence des herbages odorants du Cantal, et moulu le blé de ses planèzes, lourd comme la grenaille de plomb, est un gâteau auvergnat compact de fleur de farine.
Comme Nantes, Saint-Flour prend corps, devient ici une gourmandise sonore. Les sonorités principales du nom – [s] et [f] – sont de plus disséminées dans l’évocation, notamment à la fin de la phrase. Le nom de la ville contient en lui un monde, un macrocosme que l’écrivain décèle et développe. De même qu’à Nantes également, les noms de lieux sont égrenés en chapelet sonore dans Carnets du grand chemin : Lombez, Mirande, Condom, Lectoure . L’itinéraire qui traverse ce recueil de fragments ne possède pas de continuité dans l’espace, ce qui engendre un discours éclaté. Un élément d’unité apparaît alors dans le jeu des noms qui se déploient et constituent une sorte de balisage poétique. Le paysage est restitué selon des points de repère engendrés par la sensibilité, qui jalonnent un itinéraire refait mentalement et les critères d’évocation des lieux peuvent être autant d’ordre poétique que géographique, ce qui conforte la réflexion émise à l’ouverture de Carnets du grand chemin :
Le grand chemin auquel se réfèrent les notes qui forment ce livre est, bien sûr, celui qui traverse et relie les paysages de la terre. Il est aussi, quelquefois, celui du rêve, et souvent celui de la mémoire [...].
Là aussi nous nous situons à un lieu de rencontre placé "aux carrefours de la poésie, de la géographie et de l’histoire " .
A cet effet certains noms se prêtent particulièrement à un développement poétique et, en même temps, historique et géographique. A Langres, à partir du nom d’une rue surgit tout un passé antique :
[...] j’ai aimé aussi le nom si inattendu d’une des rues qui longent le rempart, et qui s’appelle la rue Constance Chlore. Ce prince au visage pâle qui, nous dit-on, gouverna Rome de 305 à 306 " avec autant d’équité que de douceur " est peu commémoré en France : est-il venu ici [...] ? Ce nom dépaysant ajoute au mystère d’une cité marquée d’une façon si éclatante pour l’Histoire, et que l’Histoire a dédaignée.
Un jeu semble apparaître sur l’effet " javellisant " du nom propre qui blêmit le visage du personnage. Par ailleurs le nom de la rue est suivi d’une rêverie historique et géographique sur le thème du passé enfui, sous la forme d’une hypothèse. Ce procédé paraît caractéristique de la manière d’écrire de Julien Gracq. Le texte, en effet, se construit et progresse en adoptant le rythme des dispositions de l’auteur, il se développe autour de ses inclinations. Le passage consacré à Langres est ainsi organisé:
La capitale de ce haut pays m’a toujours attiré, comme s’il y avait pour moi dans cette ville inglorieuse, quelque chose, impérativement, à visiter, quelqu’un à rencontrer. [...] j’ai aimé les portes secrètes de ses jardinets murés [...]. Et j’ai aimé aussi le nom [...] .
Les notations qui évoquent l’attirance ordonnent le texte et l’écrivain essaie de rendre leur valeur aux paysages modestes, d’en percevoir les charmes.
Les noms de lieu semblent déterminer l’écriture y compris pour des cités inconnues et imaginées, telle Trieste dans Carnets du grand chemin :
Mon regret est d’avoir manqué Trieste, le Trieste de Mathias Sandorf, de Stendhal et de Paul Morand [...]. J’y aurais cherché en vain les traces du deuil, du long deuil de l’Empire du Milieu traîné par une ville qui fut le poumon de l’Autriche-Hongrie, la tristesse d’une Venise sans canaux, sans tableaux et sans touristes, [...] les ruelles herbues, désertes, grelottantes sous le fleuve d’air glacé de la bora, qui montent vers le désert sans arbres, le plateau africain du Karst tout proche...
Le lexique du manque, de l’absence, du vide, de l’affliction génère paradoxalement la réflexion et illustre une situation contenue dans le nom même de la ville, triste Trieste. Enfin, parmi les noms de villes, celui de Venise prend toute son importance et produit des fragments poétiques souvent liés à l’existence aquatique de la ville. Dans Liberté grande, ce nom est à l’origine d’un poème fantasmagorique qui tient de l’effacement des repères spatiaux et non d’un pur développement géographique. Venise est donc propice au rêve, cette cité échouée nourrit l’imagination de l’auteur. Dans Autour des sept collines l’évocation de Venise ressemble à celle des villes du Rivage des Syrtes :
[...] c’est sur les Fondamente Nuove [...] que j’aimais éprouver ce sentiment de l’appareillage [...]. Mais non pas un appareillage vers la haute mer : plutôt – à travers les eaux huileuses de la lagune [...] qui fait de Venise [...] une cité à l’ancre au milieu d’une flotte coulée – une dérive attrayante au long des siècles morts vers les échouages de la non-durée [...]. [...] Où toute une succession de siècles [...] semblent également avoir eu pour destinée de venir s’engloutir l’un après l’autre à vau-l’eau.
Relevons un jeu sur le signifiant dans ces pages :
Le rêve d’enfance tenace de la quiétude dans la forteresse inaccessible [...] se réalise ici sans que s’y lie le sentiment de réclusion, d’emmurement qu’engendrent fossés et rempart. [...] les traces déjà figées de l’Histoire semblent s’engluer peu à peu dans les processus plus ralentis de la pure sédimentation.
Un entrelacement des sonorités [s] / [z] rappelle de fait le nom de la ville, comme répandu dans le texte, et la graphie " s " est à l’image de Venise, en forme de poisson .
Nous pouvons également appliquer un sens poétique aux noms très construits des villes romanesques, et particulièrement de celles du Rivage des Syrtes . Les cités du Farghestan par exemple se dévident comme un chapelet sonore : "Gerrha, Myrphée, Thargala, Urgasonte, Amicto, Salmanoé, Dyrceta" . Par une incantation sonore les villes apparaissent et Jean-Louis Leutrat a montré qu’en épelant les "syllabes obsédantes" de ces noms de sites ennemis situés dans les territoires inconnus du Farghestan, Aldo, seul dans le silence et la pénombre de la chambre des cartes, les yeux fixés sur le plan de ces espaces qui aimante son regard, fait surgir les mots du néant ; ce processus rappelle le travail de l’écrivain.
L’écriture de Julien Gracq semble ainsi portée par les noms de villes et d’un microcosme naît un macrocosme : par leur nom les cités s’ouvrent au monde. A la poésie des noms de lieux s’ajoute celle de l’eau.

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Poésie de l’eau
L’imaginaire de l’auteur est également tourné vers l’eau, la mer et les ports, signes de départs enthousiasmants et d’aventures exaltantes, sources d’inspiration poétique. Les villes de bord de mer marquent le texte. Nantes est en premier lieu étroitement unie à l’eau qui investit le paysage et représente un composant essentiel de la ville – aujourd’hui moins que dans les années vingt cependant en raison des comblements, dans le centre, de certains bras de la Loire et de l’Erdre, qui ont laissé dans le paysage nantais des cicatrices –. Traversée par la Loire – très différente à cet endroit de la Loire angevine – et par des rivières, située au fond d’un estuaire, Nantes est un port – même si le vrai port, pour Gracq, reste Saint-Nazaire –, aujourd’hui amoindri , et possède un accès à la mer, ce qui fait naître le sentiment de l’appareillage. On y respire avec amplitude et légèreté le vent du large signal d’embarquement, surtout à l’époque où les grands navires à voile parvenaient jusqu’au cœur de la ville. A Nantes l’eau qui coule indique alors un élan vers l’avenir plutôt qu’elle ne présente une image de la fuite du temps . La ville s’ouvre sur d’autres rivages et déambuler dans ses rues procure un sentiment de liberté :
[...] toutes les navigations imaginables – bien au-delà de celles de Jules Verne – trouvaient complaisamment leur point de départ dans cette ville aventureuse.
Avec Jules Verne et les romans d’aventures ici évoqués, comme l’écrit Bachelard, " la première expérience de la mer est de l’ordre du récit " , et les autres aussi peut-être. Nantes où se produisent des événements déterminants invite à regarder devant soi, elle est une ville qui favorise le départ – imaginaire – et ne retient pas le narrateur. Cependant, comme l’a montré Françoise Calin dans son article intitulé " Nantes, dis-moi qui te hante " , les lieux unissent la sécurité à l’aventure et sembleraient réconcilier l’appel de la mer et la " douceur angevine ". Le rêve de la forteresse protectrice, du lieu clos sécurisant – motif peut-être en partie amené par les années d’enfermement au lycée – est alors lié, paradoxalement, à l’image de la ville incitant à prendre le large pour découvrir le monde. Les deux principes qui en découlent, rester et partir, ne sont d’ailleurs pas antinomiques : Gracq, écrivain casanier, aime aussi s’en aller sur les routes de campagne et emprunter les rues des villes pour découvrir le monde par la marche, seul moyen de s’imprégner d’un paysage.

De même que Nantes, Quimper, où Gracq alors en poste au lycée habitait vers la fin des années trente, est étroitement attachée à la mer. La Bretagne, "patrie imaginaire, [...] cap d’adoption" de l’écrivain, comme l’écrit Hubert Haddad, et ses paysages nostalgiques noyés de pluie, battus du vent et des vagues, interviennent de façon décisive dans la formation de l’imaginaire de l’auteur. A Quimper " l’asphalte mouillée de pluie " et l’Odet baignent le paysage. Mais surtout, dans la petite cité " sertie d’une banlieue écumeuse ", au cœur d’un " royaume dont tous les chemins menaient aux vagues ", l’écrivain décèle " l’humeur brusque, revigorante de la mer toute proche " . Les parcours de Gracq qui répondent à un véritable appel de la mer pouvaient d’ailleurs se prolonger non loin de Quimper, jusqu’aux ports du Finistère sud :
[...] là où les maisons un moment cèdent du terrain sous l’assaut du vent, j’aimais me promener sur le boulevard de mer trempé d’embruns qui court nu au ras de l’eau jusqu’à St-Guénolé, ne laissant à marée haute entre lui et les vagues que l’enclave de la Chapelle-de-la-Joie.

La mer houleuse figure l’adversité – bien différente du malheur exprimé par les eaux mortes – ainsi que la colère face à laquelle l’écrivain oppose sa silhouette tranquille de promeneur – traduisant une volonté de maîtriser l’espace ? – qui sait résister à la fureur des éléments. Dans ces lieux nous abordons un territoire frontière, espace de la démesure où s’affrontent les éléments, où la terre entre en conflit avec l’Atlantique, où le regard en quête de nouveau se sent attiré par l’appel du large :
Quand je revenais à la nuit tombante vers Quimper, il me semblait que je quittais un domaine du Couchant, une lisière qui tournait le dos au continent et restait attentive à d’autres soleils [...].

Séjour magique de l’extrême, la Bretagne invite au déploiement de sentiments intenses et repousse tout affadissement de la pensée. C’est là que peuvent se déployer des événements tragiques.
Si nous nous dirigeons vers d’autres lieux poétiques extrêmes eux aussi, ceux de Liberté grande, nous constatons que la " mer fait le bruit des larmes " , personnification suggérant un chagrin humain dans un décor triste, peut-être lié au thème de la noyade ; dans le recueil intervient aussi l’image du port :
Quelquefois j’étais transporté sur un rivage démesuré de ville glorieuse, enverguée à l’air de ses mille mâts, [...] un port du large lavé des vents [...].
Les éléments qui peuplent l’imaginaire de l’auteur semblent ici portés à leur point ultime, à leur puissance maximum. Gracq insère dans le texte les ressources poétiques intenses que contiennent les villes de bord de mer. Le vent, la mer, la pluie et les ports déclenchent la création d’images.

A ces lieux nous pouvons opposer Rome, ville terrienne oppressante qui bloque la respiration et produit un sentiment d’enfermement, comme si le narrateur s’y sentait emmuré. En Italie " [t]out est fait pour vous abriter contre l’air du large et le sentiment de l’illimité " , sauf à Venise où le paysage vient de la mer ou y retourne. A Rome la mer est pourtant présente mais loin de l’accueillir la ville la rejette et ne sait pas en tirer parti. De plus, alors qu’on attendrait un fleuve majestueux, le Tibre ne hisse pas Rome au rang de capitale :
Le Tibre, très indigne du nom de fleuve, n’est même pas une rivière [...].
Ses attributs sont mesquins et le narrateur en dresse un portrait sans concession : il est un " cours d’eau étroit " aux quais " sans ampleur " et " les quais de pierre de taille [...] soulignent la médiocrité d’un ravin trop souvent mal rempli par un fiumare sans débit. " Un fossé se met en place entre le statut de Rome et le " filet " d’eau sans prestance qui y coule. Le Tibre ne draine pas d’apports de l’extérieur, de forces positives capables de soutenir la ville. Il ne conduit pas à la mer. Ce qui valorise Nantes, c’est-à-dire la mer et le fleuve, dessert Rome. A l’ampleur, à l’ouverture s’opposent la restriction et le repli sur soi.

En revanche l’eau, à Rome, représente un élément de curiosité lorsqu’elle surgit des fontaines. En plus cette eau mobile conserve sa fraîcheur et dans la chaleur sèche des étés romains, elle ravive et revêt les vertus de la boisson désaltérante pour les promeneurs déshydratés. Les personnages mythologiques et les animaux sculptés offrent une image de la fusion aquatique et mettent en forme l’impalpable:
Vieillards à barbe de fleuve, dauphins, tritons, naïades, chevaux marins, hippocampes, s’ébrouant, recrachant, éclaboussés, douchés, arrosant et arrosés, mènent sur les places de Rome un sabbat aquatique inopiné [...].
L’eau emportée dans un mouvement permanent guère ordonné, dans une gesticulation, est médiatisée par l’art. Cette agitation peu cohérente est maîtrisée par l’homme et l’eau ne représente pas une force vive à l’état naturel. La dimension aquatique du paysage, élément poétique lorsqu’il est intégré au décor des autres villes, nuit plutôt à Rome.
D’autre part les fleuves et rivières – sauf à Rome – comportent avec la mer une dimension poétique . La forme de Nantes est façonnée par la Loire, l’Erdre et leurs îles, particulièrement avant les comblements de certains de leurs bras qui ont sauvé la ville des inondations mais ont modifié de façon essentielle et irréversible les lieux au moment où s’achevait la scolarité du narrateur, donnant l’image d’une fin, d’un cycle terminé. L’espace urbain pouvait en ce temps-là avoir une configuration labyrinthique. L’eau des fleuves et des rivières nous emmène comme la mer vers d’autres cieux, à la situation géographique en revanche matérialisée. En effet, si l’Erdre est une " rivière irlandaise " , la Loire est un " fleuve hollandais " et Julien Gracq note l’" aspect hollandais des abords fluviaux de la ville " . Nantes s’ouvre sur d’autres espaces étrangers. Les livres de Gracq comportent de la sorte une poésie des fleuves, notamment de la Loire aux reflets changeants, " rivière lumineuse et molle de la Touraine " puis " grand fleuve gris du nord " à Saint-Nazaire. Si nous progressons vers l’est, à Ornans, en Franche-Comté, " toutes les maisons se serrent pour venir boire ensemble à la rivière, si pure avec ses longues chevelures d’herbes lissées par le courant, comme celles de l’Odet sous les ponts de Quimper. C’est la Loue qui est la rue centrale de cette Venise torrentueuse " . Cette évocation ressemble à une composition picturale du XIXè siècle inscrite dans un contexte culturel avec la référence à Venise – Ornans est la ville natale de Courbet –. Le paysage est de plus personnifié et la Loue féminisée. Remarquons aussi dans cette phrase la régularité du rythme ainsi que des sonorités récurrentes qui apparaissent, en particulier une allitération en [l] qui rend le texte plus fluide. La Loire à Nantes, l’" Odet translucide " à Quimper, la Loue à Ornans associent leur cours à la forme des villes.

Des variations sur le thème de l’eau changée en pluie, en brouillard, en neige et en glace, contribuent par ailleurs à élaborer un paysage urbain poétique. Dans ce cas l’eau est à relier au ciel sur le plan de l’imaginaire et selon Bachelard, " le dieu de l’eau devra avoir sa part de ciel. Puisque Zeus a pris le ciel bleu, clair, serein, Poséidon prendra le ciel gris, couvert, nuageux. Ainsi, Poséidon aura, lui aussi, un rôle dans le drame céleste permanent. La nuée, les nuages, les brouillards seront donc des concepts primitifs de la psychologie neptunienne. " De plus, le philosophe montre que sous la pluie, nous ressemblons à des plantes avides de boire. Nous sommes alors unis à la fois à la terre et au ciel et l’image de la " plante humaine " que Gracq a formulée témoigne de notre épanouissement sous les gouttes d’eau. A Nantes une série de personnifications en relation avec le climat anime les éléments du décor saisis par le froid. La clairière du Petit Port se montre " grelottante sous les pluies d’hiver " et l’éclairage des rues, " tremblant au vent d’hiver, [...] et qui luttait parfois malaisément contre les brouillards de la Loire " , vacille. Saint-Nazaire laisse voir quelques contours indécis : un " vague boulevard de brume qui domine le large " communique à la ville un climat d’irréalité et la situe dans une zone imprécise entre terre et mer. Dans Liberté grande la pluie fouette " les vitrages d’un hôtel désaffecté de la plage " , instaurant une poésie du temps et de l’absence. Ou encore " l’œil [...] perçoit en plein ciel d’hiver nocturne des phares tournoyants dans les sarabandes de la neige, de splendides et longues voitures glissant sans bruit le long des avenues balayées, où parfois un glacier dénude familièrement la blancheur incongrue d’une épaule énorme – [...] et se hâtant tout au long des interminables et nobles façades des palais d’hiver vers la Noël mystérieuse et nostalgique de cette capitale des glaces. " La poésie de la ville s’épanouit dans l’atmosphère blanche et ouatée d’un paysage gelé. Les lieux, pris par les glaces, métamorphosés par l’hiver – une saison privilégiée chez Gracq avec l’automne –, comportent un aspect irréel. Le froid et le gel leur confèrent une structure solide et laissent deviner une recherche de pureté. De plus l’eau courante étant traditionnellement associée au flux du temps qui s’écoule, dans cette ville le rythme des heures semble figé dans une sorte d’hiver interminable, celui de la nuit polaire. L’eau associée au mauvais temps, aux pays du Nord également, la pluie qui confond tout engendrent des images poétiques dans le texte. En outre Gracq révèle dans son œuvre qu’il se situe du côté des climats âpres et des territoires glacés, aux lignes rigides – les villes de Liberté grande le montrent particulièrement – plutôt que du côté des paysages alanguis, abandonnés à la nonchalance, à la structure lâche.

Même terriennes et solidement attachées à leur campagne, les villes associées à l’eau se transforment en vaisseau de pierre. Venise, en particulier, espace fantasmatique, représente une " cité à l’ancre au milieu des mats d’une flotte coulée " , navire envasé, comme Maremma qui évoque l’image d’un vau-l’eau. Les cités libérées de leurs amarres ont vogué vers un destin incertain, avant de s’enliser. Dans Carnets du grand chemin le narrateur aperçoit au loin, depuis le rivage, les " lumières de Venise sur l’horizon comme une flotte au mouillage sous ses feux de position. " Née de la mer, Venise y sombre. Malgré cette dimension funèbre, le sentiment de l’appareillage y est constant tandis qu’on s’enlise à Rome, ce qui oppose les deux cités. De même Paris ressemble à un bateau, " sa stabilité est celle d’une nef géante " peut-on lire dans Autour des sept collines et, dans Liberté grande, une vision apparaît, celle du " vaisseau de Paris prêt à larguer ses amarres pour un voyage au fond même du songe " . Les cités, débarrassées des banlieues qui les entravent, des liens qui les ont rivées aux éléments les plus négatifs de la civilisation industrielle, ont recouvré une liberté si inimaginable qu’elle ne peut être qu’onirique. Et alors " la ville aspirée avec moi dans le miroir débordant du soir se déhalait sur la mer dans un grésillement de braise, fendait l’eau d’une poitrine monstrueuse " écrit Gracq dans Liberté grande, inventant un navire urbain dont le narrateur pourrait être le " passager clandestin ". Ségovie également, embarcation terrestre, finit " en pointe affilée, fendant les emblavures comme l’étrave d’un croiseur échoué " et Saint-Nazaire, " mal ancrée au sol, prête à céder à je ne sais quelle dérive sournoise ", est une ville " glissant de partout à la mer comme sa voguante cathédrale de tôle ", se moquant de ses " dérisoires attaches terrestres " . Le texte révèle une oscillation entre des rêves de pierres à l’échouage et des cités qui prennent le large et appareillent pour naviguer vers de nouveaux horizons, révélant un désir d’aventure loin du rivage. Ces villes n’ont pas d’assise solide et leur socle, mouvant, est uni à l’imaginaire de l’écrivain, suffisamment porté par le rêve pour les délivrer de leurs liens matériels et les laisser s’éloigner à la recherche d’autres cieux.

Enfin l’eau imprègne le paysage des villes sous la forme de métaphores, notamment à Nantes où elle est une image de l’activité urbaine. L’eau ressemble alors à la vraie vie qui, autour du lycée, entraîne la cité dans le tourbillon de son flux, abandonnant le narrateur dans sa forteresse :
Cette vie qui passait au large, qui me frôlait sans cesse de son courant, et pourtant me laissait échoué sur la grève, animait pour moi jusqu’à l’obsession les rues d’une cité dont je ne percevais que la rumeur [...].
Vivre c’est ainsi risquer d’être emporté au gré des flots vers l’inconnu. Pourtant la vie de la rue n’attire pas toujours l’écrivain :
Dès qu’il y a ville, et canalisation de son mouvement par les rues, la vie me paraît toujours plus ou moins y couler avec une monotonie égalisante de fleuve [...].
Bâties sur " une houle de rumeurs et de silence " , les villes intègrent l’eau à leur espace. L’eau appartient à l’imaginaire de l’auteur et génère des images poétiques aux formes fluides, orientées autour du thème du départ. Des références à l’Orient nimbent le paysage d’images exotiques appelant elles aussi l’évocation d’un ailleurs.

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Images d’un Orient syncrétique
Une poésie de l’Orient, présente dans l’œuvre de Gracq, affleure dans le texte et agrandit les lieux urbains de ses évocations exotiques. Sous la forme de références culturelles, Julien Gracq rejoint un thème littérairement représenté au XXè siècle, renvoyant à un ailleurs qui n’appartient pas à nos climats ni à nos civilisations et remplit de surprise nos regards en quête de nouveauté. La thématique du voyage, notamment, élargit l’espace où évolue habituellement l’imagination et oriente les écrivains – on peut penser à Blaise Cendrars, Paul Claudel, Le Clézio... – vers d’autres horizons. L’Afrique, les Etats-Unis, l’Amérique du Sud, l’Extrême-Orient inspirent des cadres géographiques romanesques et incitent à goûter au plaisir de l’exotisme. Cet attrait pour des pays étrangers lointains utilise alors l’expérience d’un lecteur cultivé, formé par les livres et par une culture historique et géographique.

Examinons comment apparaît cet exotisme dans les ouvrages de Gracq. Rome, d’abord, appelle à un envol vers d’autres cieux, c’est-à-dire vers différents pays lointains dispersés dans le monde, dont le nom est le signe d’une civilisation brillante et raffinée qu’on imagine faute d’un contact direct. Dans Autour des sept collines, des monuments romains dévoilent cet espace du rêve, presque fictif, où seuls les noms propres forment un point d’ancrage. Les thermes de Caracalla font par exemple songer à un paysage de l’Arabie pétrée et constituent dans la ville une enclave qui emporte le visiteur vers des contrées mythiques. De même l’architecture rudimentaire du château Saint-Ange rappelle d’autres terres aux forces brutes, qui n’ont pas encore été réglées par les lois de la civilisation :
Sa masse écrasée, élémentaire, est comme une transgression, au cœur de Rome, des tumulus de l’Orient profond et même de la Chine. Elle semble faite [...] pour borner au milieu des solitudes l’empire d’Alexandre.
De cette façon le narrateur oublie Rome pour entrevoir un Orient imprécis, peut-être plus imaginaire que géographique, composé de territoires variés qui incitent à la rêverie,. L’esprit sollicité ouvre le texte sur une étendue qui crée un sentiment de liberté dans un espace cloisonné, confiné. Les références à l’Orient dressent également un portrait de l’écrivain à la recherche d’indices d’un ailleurs étranger et enthousiasmant pour l’imagination, dans une ville qui ne répond pas à cette quête. Ces quelques vestiges exotiques constituent donc une surprise heureuse.
Nous pouvons aussi nous attarder sur la pyramide de Cestius :
Dans la flânerie du promeneur à travers les rues, [...] plus d’une fois se fait jour un accent distinctement oriental qui surprend, très éloigné de la marque que Byzance a imprimée à Venise. Celui d’un Orient plus exotique, plus originel et non christianisé, qui transparaît dans la pyramide de Cestius, dans les obélisques prodigués sur les places, dans les éléphants statufiés des fontaines, dans les chasse-mouches de plumes haut perchés des flabelli [...]. Comme si la Rome baroque avait voulu amarrer à elle après coup, au moins symboliquement, l’énigmatique, la grouillante, la redoutable Egypte de Cléopâtre et d’Antoine, que la vitalité fléchissante de l’Empire n’avait jamais eu la force d’absorber tout à fait.

Les accumulations dans ce passage, créant par effet de mimétisme une phrase ornementée aux accents baroques, investissent l’Orient d’une richesse prometteuse, d’une aptitude à faire rêver que Rome seule ne possède pas . Ces phrases sont également caractéristiques de l’écriture de Julien Gracq, toujours prête à porter le texte vers des lieux susceptibles d’enchanter l’imagination. En Italie, d’autre part, Venise exprime la poésie d’un espace lié avec l’Orient :
[...] à Venise, Byzance était chez elle [...].
L’évolution du temps paraît déstructurée, de même que les contours urbains : la ville sur l’Adriatique parvient à unir une diversité d’espaces et d’époques. De plus les " entrepôts de Venise bondés d’épices et de soies d’Orient font déboucher le porche d’eau de ses palais sur la caverne d’Ali Baba et le monde des Mille et une Nuits " . En raison de cet échange avec l’Orient Venise fait rêver, les activités mercantiles qui l’occupaient ouvrent sur un monde littéraire féerique. L’Orient, espace fabuleux, a octroyé ses qualités à la cité.

Gracq utilise aussi son attirance pour les contrées exotiques dans la peinture de décors romanesques ainsi dotés d’une touche fabuleuse. Les attaches orientales forment un point commun entre Venise et la seigneurie d’Orsenna au temps de sa splendeur, lorsque celle-ci rappelait l’opulente cité médiévale des bords de l’Adriatique. Comme Venise Orsenna fut irriguée par les fastes de l’Orient, un Orient de rêve sans frontières géographiques précises dans Le Rivage des Syrtes, à l’époque où des pays sauvages et magnifiques maintenaient des échanges vitaux avec la patrie d’Aldo. A propos de l’espace du roman, Louis Perin évoque à la fois Venise, Florence et tout le sud de l’Italie " partis à la dérive vers le Moyen-Orient " . Parfois un passé triomphal surgit pour ramener au jour les siècles illustres d’Orsenna au temps de son apogée et de ses relations avec l’Orient :
Ce fut à cet instant que, dans la déflagration brutale d’une bourrasque, les trompettes sonnèrent. Un vieil hymne d’Orsenna, un air des temps héroïques où passaient les brocarts roides, les tiares barbares, les traînes hiératiques sur les degrés de marbre, le cinglement d’ailes des flammes triomphales, les soirs rouges pleins de galères laissant flotter des voiles sur la mer. Un déchaînement splendide et noble, pareil au déploiement à longs plis, l’un après l’autre, d’une interminable et raide draperie de sacre, où jouaient les moires impalpables de l’Orient.
Cet extrait peut se lire comme un écho de l’archétype de l’Orient, dominé par des images faisant songer à un modèle primitif qui composerait une représentation traditionnelle de cet espace, comportant des tissus précieux, des ornements solennels, des monuments marqués par une architecture aux matériaux nobles, impliquant des guerres et des événements sanglants. Qui plus est, composée d’une série de visions juxtaposées, l’évocation se fait éclatante, glorieuse. Chargée d’un souffle puissant elle se déploie pour se résorber presque aussitôt dans une image de mort atténuée par l’oxymore :
Une douce foudre tombait en pluie d’argent sur le cimetière.
La magnificence d’une époque révolue est soulignée, réduite à l’état d’un rêve qui a laissé des traces dans la ville et les esprits.
L’Orient adopte aussi, dans Le Rivage des Syrtes, les contours du Farghestan situé dans une Asie lointaine. Il est alors signe de destruction puis de renaissance :
[...] il est temps que les trompettes sonnent, que les murs s’écroulent, [...] et que les cavaliers entrent par la brèche, les beaux cavaliers qui sentent l’herbe sauvage et la nuit fraîche, avec leurs yeux d’ailleurs et leurs manteaux soulevés par le vent.
Le Farghestan maléfique, terre de périls qui peuvent donner un sens à la vie, représenterait ici un ailleurs oriental quelque peu fantasmatique, source d’énergie rude, pas encore poli ni affaibli par une civilisation décadente, capable de revitaliser l’organisme déficient de la seigneurie. Autrefois Orsenna savait assimiler la démesure de l’Orient pour l’utiliser à son avantage. Mais à présent la ville se révèle inapte à recevoir les richesses d’une terre étrangère autrement que de force, par la catastrophe de l’affrontement guerrier qui la détruira. Les idées venues d’Orient se sont d’ailleurs déjà infiltrées dans la Seigneurie, notamment à l’église Saint-Damase aux coupoles byzantines où elles ont rejoint le christianisme. L’Orient, symbole d’une vie bouillante menée sur des territoires sauvages, semble fasciner l’écrivain attiré par les espaces extrêmes.

Quittons la Rome réelle chargée d’histoire ainsi que les lieux dramatiques inventés dans Le Rivage des Syrtes. A leur opposé, quelques cités associées à l’existence du narrateur de La Forme d’une ville sont gagnées par des touches d’exotisme, telle Pornichet, lieu de villégiature au bord de la mer, non loin de Nantes. Lentement dans le livre nous nous approchons de la petite ville et progressivement, un monde différent se met en place, comme si le mouvement de la phrase suivait le rythme du train que l’enfant emprunte :
Quand j’arrivais chaque été à Pornichet pour les vacances, ce qui m’avertissait de loin de son approche, au cœur de la campagne intérieure si morne, c’était d’abord les premières cimes des pins pointant isolément par-dessus les haies vives, puis quelques barrières ripolinées de neuf, puis trois ou quatre villas soudain claironnantes de blancheur contre les arbres, comme des gourbis dans une palmeraie [...].
Les teintes claires et lumineuses de la fin du trajet s’opposent à la grisaille de la campagne environnante. Il s’ensuit naturellement une comparaison qui transforme en vision l’arrivée à Pornichet et provoque une brutale immersion dans un pays africain coloré :
Et même si, sans transition, la gare me jetait d’un coup à un monde plus frais, plus endimanché, plus carillonnant, à une foule indigène toute brune sous ses pagnes, ses boubous, ses saris éclatants, la première et modeste intimation de l’arrivée restait la vraie [...].
Un univers exotique africain, indien, en fait peu précisément situé, opère une brève irruption dans le texte et l’illumine, étonnante image d’autres continents en Loire-Atlantique. Toujours en Bretagne mais de manière fictive, Kérantec, dans Un Beau ténébreux, adopte les caractéristiques un peu tristes et laborieuses, au contraire de Pornichet, d’un bourg africain :
C’est vraiment un avant-poste de la terre, et, sous cet air moite, où les cuirs, où les étoffes moisissent, le bâillement désœuvré, terne, d’un bordj saharien.

Une poésie de l’Orient aux variations multiples émerge dans le texte et l’enrichit de ses connotations culturelles. Elle nous révèle également que Julien Gracq se sent parfois attiré par des régions désertiques ardentes qui marquent de temps à autre ses ouvrages, situées à l’opposé des paysages granitiques, brumeux et mouillés de pluie des territoires du Nord. Cependant l’exotisme tel qu’il nous est présenté se réfère à un ensemble de pays retenus pour leurs noms, leur situation géographique ou quelques unes de leurs caractéristiques, mais aux contours indéterminés, révélant le syncrétisme pratiqué par Gracq. Dès lors cette notion semble quelque part montrer une recherche sans aboutissement d’un ailleurs inaccessible ainsi qu’une quête de l’altérité, une recherche d’autres civilisations mythiques et fabuleuses sur lesquelles s’attarde la rêverie. L’Orient décrit est issu de l’imaginaire de l’écrivain plus que de connaissances historiques et géographiques. Finalement, cet espace n’est nulle part. Abordons maintenant un dernier aspect de la poésie urbaine avec le dessin de villes personnifiées, aux lignes féminines.

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La ville féminine
La silhouette des villes et celle du corps humain s’associent pour créer un espace aux formes féminines, gagné par le désir, se substituant aux femmes souvent absentes des lieux. Une osmose se fait jour : la cité est féminine et la femme est transformée en ville. Le paysage devient courbe, habillé parfois de manteaux ou de pèlerines aux lignes souples. Dans Lettrines 2, Nantes, ville tout entière féminine, apparaît ondulée, " peignée encore comme une grève par les longs doigts vivants de la Loire et de l’Erdre " , comme si la ville et le corps féminin se confondaient par le jeu d’une double personnification – de Nantes puis de la Loire et de l’Erdre – à laquelle s’ajoute une comparaison, ce qui crée un tissu métaphorique dense. Toujours à propos de Nantes, l’écrivain se montre, dans La Forme d’une ville, plus sensible " en général à l’odeur, au hâle, au grain de peau d’une ville qu’aux bijoux dont elle s’enorgueillit " , ébauchant le portrait sensuel d’un paysage urbain érotisé . De même dans " Villes hanséatiques ", poème de Liberté grande, le lexique du décor urbain et celui du corps féminin orné de ses parures s’entrelacent et, par l’intermédiaire des images, la ville contient en elle des fragments d’objets féminins disséminés, dont la vision d’ensemble est à reconstituer comme un puzzle :
Eveil d’une jeune beauté couchée sur le gazon près d’une ville [...]. [...] les arbres somptueux du mail pour ombrager les bijoux trop riches, éteindre les velours orgueilleux et fermer une résille de soleil sur les cheveux des jeunes femmes aux jours de triomphe et de parade, et les places triangulaires sous le soleil cruel [...]. [...] La petite ville noble dentelle un abrupt de rêve [...], mais toute la lumière chaude est pour approfondir sur le foin coupé l’arôme d’une chevelure étouffante, et ourler un pied et une main nue [...].
Le corps de la femme, associé à l’élaboration des lieux, participe à une érotisation du paysage. Comme dans des poèmes ou dans des peintures surréalistes, la femme se fait paysage et inversement les lieux deviennent féminins. Les traits du corps féminin s’inscrivent dans les compositions urbaines, renforçant la poésie des villes et leur mystère .
Ces images nées du monde urbain, liées aux noms des lieux, à l’eau qui les baigne, suscitées par un Orient lointain et somptueux, par le modelé des formes féminines, opèrent de la sorte une métamorphose des villes, transformées par l’effet poétique des évocations, et contribuent à la réalisation d’étendues lyriques constituées par un travail intime sur les mots. L’architecture de l’espace est modifiée par le regard et l’affectivité de l’écrivain qui se dessinent par delà les endroits décrits.

Les villes, chargées de motifs attachés à un imaginaire tourné vers le départ, les rivages lointains et le sens secret des lieux, deviennent des espaces transfigurés, des domaines littéraires lyriques. Cette représentation mentale des villes nous conduit vers une problématique de l’écriture. Une manière d’envisager l’existence et d’observer le paysage qui l’entoure conduit en effet l’écrivain vers un mode d’expression tendant à exprimer une façon d’être au monde, aventure structurée par les lieux et dirigée par un sentiment de liberté exercé loin des sentiers battus et des codes engendrés par la société.

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