Jean-Marie Gleize / Chiens noirs de la prose
Jean-Marie Gleize anime le Groupe Francis Ponge

 

Le Magazine Littéraire a la santé en ce moment...

après le dossier Koltès de février, le numéro de mars du Magazine Littéraire présente un ensemble exceptionnel sur la poésie française d'aujourd'hui

la nouveauté : un bouquet d'articles fondamentaux (Jean-Luc Steinmetz, Christophe Hanna, Jean-Michel Maulpoix, Michel Deguy...), contributions d'éditeurs (POL, Velter, Di Manno, Veinstein...)...

on y parle de Fourcade, Dupin, Cadiot, Roubaud, Tarkos, Novarina, Deguy, Maulpoix, Roche, Stefan dans un éclairage transversal qui permet des associations parfois plutôt neuves

dans chaque contribution la donne centrale, c'est quand même l'interrogation sur les fonctionnements mêmes, et la notion même de genre, les pratiques aussi, en particulier la lecture publique

pour en témoigner, et inciter à la lecture globale de ce dossier, je me permets de mettre en ligne l'article de Jean-Marie Gleize, dont on connaît en particulier les travaux sur Ponge il revient à ce vers de Hugo : "J'ai jeté le vers noble aux chiens noirs de la prose" - titre qu'il a lui-même repris pour un de ses livres, pour travailler sur cette notion même de frontière - FB

à lire sur le même thème, extrait du même numéro

Jean-Michel Maulpoix : la poésie n'est pas une maladie honteuse

parmi les livres de Jean-Marie Gleize

Francis Ponge, Seuil, 1988, obligatoire

Les Chiens noirs de la prose, Seuil, 1999

Non, Al Dante, 1999

il dirige la revue Nioques

le site du Magazine Littéraire
le site de Jean-Michel Maulpoix

remue.net, sur prose / poésie
Jean-Marie Barnaud : Déstabilisation de monsieur Jourdain
Pierre Alferi : penser la littérature



Le moins que l'on puisse dire c'est qu'il est difficile d'y voir clair.

La prose c'est le roman (bien sûr), et la poésie c'est la poésie. Il faut bien qu'on la reconnaisse à quelque chose. Le plus simple c'est quand elle va à la ligne (les vers), ou alors, elle se présente en prose, mais, comment dire, on la reconnaît tout de suite quand même: ça ne ressemble pas à la prose d'habitude. Et puis on voit bien que ça fait comme un poème: ça ne va pas à la ligne mais ça va à la page, ça fait bloc, et il y a du blanc entre les blocs, un vrai blanc infranchissable: le poème se suffit à lui-même, c'est un objet en forme (d'objet), on le saisit d'un coup d'œil. Voilà bien des évidences.

Mais le problème est que dans la masse réelle de l'écrit littéraire aujourd'hui, rien ne se passe vraiment comme dans nos armoires et nos mémoires scolaires. On se souvient peut-être d'un volume collectif, d'ailleurs pas très bien reçu par la critique, destiné à jeter le trouble sur les étagères génériques: il s'intitulait L'Hexaméron et affirmait en sous-titre: il y a prose et prose. Peut-être ces écrivains là pensaient-ils que la seule prose de roman n'était pas " la " prose ? ni non plus d'ailleurs le " poème en prose ". De l'autre côté, malgré l'apparence, il y a bien aussi poésie et poésie, et, même si tout cela (provisoirement) se passe dans un angle mort, poursuite de la Querelle, guerres de religions, mouvements divers, batailles de tranchées, et même quelques sorties corps à corps: la question de la prose n'est pas réglée.

Si l'on voulait, en quelques mots, dessiner les contours de ce paysage, il faudrait dire ceci: d'un côté resté un fort bastion toujours soucieux de définir la poésie par la métrique, et de ce côté-là, un versant qu'il faut bien appeler conservateur (prônant une certaine " restauration " métrique, jusqu'à l'éloge de l'alexandrin, on a vu cela, naguère, sous la plume d'un Jacques Réda), et un versant moderniste: celui de la recherche néométrique, soit par réinvestissement des métriques lointaines (dans l'espace: les traditions autres: chinoise, japonaise..., ou dans le temps: réactivation de la mémoire métrique: troubadours, grands rhétoriqueurs...), soit par investigation, expérimentation de nouvelles contraintes (c'est tout un aspect du travail formaliste de l'Oulipo). Le poète Jacques Roubaud est très représentatif de ce versant moderne, qu'a parfaitement illustré en son temps l'activité des poètes et poéticiens regroupés autour de la revue Change. De cet état d'esprit, si l'on veut un titre récent et flamboyant, relève le recueil de Pierre Lartigue La forge subtile (Le temps qu'il fait, 2000), qui se place sous le signe d'Arnaut Daniel et des meilleurs " forgerons " de sonnets, chansons et autres sextines. Et puis, du côté de ce qui cherche hors métrique, il n'est pas non plus impossible de distinguer deux bords: celui de ceux qui pensent ne pas pouvoir ne pas conserver à la poésie une spécificité formelle: ceux-là écrivent des poèmes en prose (ou des proses de poésie), et ils se nomment par exemple, Gil Jouanard ou Jean-Michel Maulpoix : la veine n'est certainement pas épuisée qui prend sa source (une de ses sources) dans le Gaspard de la nuit, et se perpétue magnifique, au-delà de l'exemplaire Cornet à dés de Max Jacob, jusqu'à nous; mais encore, et toujours sans quitter le champ, ni surtout le chant - si divers qu'il soit, de l'euphonie à la dissonance -, de la poésie " proprement dite ", d'autres continuent le vers libre, ou le verset de haut voltage (Pierre Oster) ou de basse tension, prosaïsant, d'une maladresse voulue James Sacré); d'autres enfin, certes pas les moins aventureux ni les moins justifiés, d'André du Bouchet à Claude Royet-Journoud ont, à la suite de Mallarmé, exploré ce que pourrait bien être une langue de poésie qui ne fût ni vers ni prose, en des dispositions de pages différemment spacieuses, mouvementées, faisant la transition (ce me semble) avec d'autres recherches, en proses, proses qui, aujourd'hui, prolifèrent, polymorphes et parfois entées sur d'autres modes d'expression (vidéo, photographie, performances...), certaines encore déclarativement " dans " la poésie, d'autres tout aussi déclarativement " hors " d'elle.

A ce point du parcours il faut revenir en arrière et faire réentendre la voix de Baudelaire qui dans sa célébrissime lettre à Arsène Houssaye (on la voit d'habitude en préface aux Petits poèmes en prose), posait la prose en avant, non pas comme un outil, ou une forme, à disposition, mais comme une exigence, et non pas comme une simple exigence intérieure, personnelle, mais comme une nécessité objective: " Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique [dans une autre version Baudelaire disait: d'une "prose particulière"] musicale sans rime et sans rythme... " et il ajoutait que " cet idéal obsédant " était lié à la " fréquentation des villes énormes ", et naissait " du croisement de leurs innombrables rapports ". Proposition paradoxale, bien sûr, puisqu'il s'agissait d'un côté de réinventer une scansion lyrique adaptée aux nouvelles conditions de la vie urbaine (et c'est vrai que cette nécessité d'un " nouveau " lyrisme moderne accompagnant les modifications techniques de production et de circulation des messages rythmera l'histoire de nos avant-gardes poétiques, des " idéogrammes lyriques " d'Apollinaire à l'usage du magnétophone chez les poètes dits sonores), mais scansion qui serait musicale sans musique (sans rime et sans rythme, c'est-à-dire sans les itérations qui sont le lyrique de la langue en poésie). En somme donc, une prose plus prose, une prose en effet " particulière ", difficile à concevoir (et néanmoins perçue comme nécessaire et inévitable). Ce qui est certain c'est que Baudelaire s'est attaché à donner corps à cette prose de promeneur dans les " ravines sinueuses des immenses villes " (comme il est dit dans " Les bons chiens ", le dernier des poèmes en prose), à cette prose de chien, de ravines, de rues, impliquant la substitution de la " muse familière " (pédestre) à la " muse académique" (ou noble, ou haute, ou "Iyrique", ou conventionnelle versifiée). Alliant donc allure proséique et accueil du " prosaïque ", aux déchets de la vie moderne. Le même dans un fragment (Du vin et du haschich) où il décrit le poète comme un chiffonnier: " Voici un homme chargé de ramasser les débris d'une journée de la capitale. Tout ce que la grande cité a rejeté, tout ce qu'elle a perdu, tout ce qu'elle a dédaigné, tout ce qu'elle a brisé, il le catalogue, il le collectionne. Il compulse les archives de la débauche, le capharnaüm des rebuts ". On n'est pas loin du prosaïque-proséique pongien, de la cruche et du cageot, de l'attention aux choses insignifiantes (voire creuses), de l'appel à l'attention pour ces choses qui, d'une façon ou d'une autre, sont " à la voierie jetées sans retour ". On n'est pas loin non plus de ces dispositifs impliquant prélèvement et cadrage et montage d'un matériau " readymade", gestes emblématiques de toute une modernité postpoétique, du Denis Roche des Dépôts de savoir et de technique (Seuil, 1980) au Jacques-Henri Michot de L'ABC de la Barbarie (Al Dante, 1998). La " prose particulière ", donc, de ramassage et de recyclage, entre nouvelle scansion à inventer (souple ou heurtée, mélodique ou inharmonique), et neutralité-platitude prosaïque atonale...

Le fait essentiel est sans doute en cette affaire celui du choix, de la décision stratégique. Le choix de la prose ne se comprend bien sûr que sur le fond de cette histoire par quoi, progressivement, en poésie française, malgré les permanences et les résurgences que j'ai indiquées d'abord, la prose a travaillé la poésie, I'a en quelque sorte " attaquée ", rouillée...: dans un premier temps par la prosaïsation du vers: c'est une longue histoire, de Hugo (" J'ai jeté le vers noble aux chiens noirs de la prose ") au Rimbaud de " Mémoire ". Cette séquence-là, Jacques Roubaud en fait un beau récit dans sa Vieillesse d'Alexandre. Et puis c'est le surgissement du poème en prose, avec ses deux variantes principales, celle qui cherche à repoétiser la prose (par l'image et le rythme), à la réenchanter, celle au contraire qui cherche une prose plus prose ou " très prose " (selon une proposition de Flaubert): et jusqu'à nous, de poème en proème, de proème en prosème, " poème de prose " (mot de Jude Stefan) ou prose en poème. Mais c'est ensuite le choix de la prose hors de la poésie, et peut-être contre elle, y compris contre la poésie en prose. Ici le trajet de Ponge est exemplaire: choix d'abord de la prose contre le vers (le Parti pris des choses est un parti pris de la prose, et ceci est lié à cela), abandon ensuite du poème en prose (petits écrits, sapates ou pièces) au profit d'une pratique de la prose, d'une monstration de l'expérience d'écrire impliquant la publication sans vergogne des ébauches, essais, brouillons, échecs et ratures. Difficile d'appeler ces dossiers " poèmes en prose ". C'est autre chose.

Et c'est précisément de cet autre chose qu'il est aujourd'hui question. Dans un espace formel où rien n'est stabilisé. Mais selon des démarches plus ou moins radicales. On voit que le vieux Baudelaire est loin d'être inactuel. Pierre Alferi par exemple: en 1993 il se plaisait à rappeler que la poésie avait définitivement perdu toute spécificité métrique, et que le geste par excellence de la modernité était le traitement par montage, découpe, de séquences prélevées dans la prose du monde, le geste " objectiviste" de Reznikov (pour Testimony et Holocaust) par exemple, et que, si poésie il restait, ce ne serait plus désormais ni dans les vers ni dans les poèmes, mais dans la coupe, la ponctuation, la " mise en rythme " d'un matériau. Reste donc bel et bien une spécificité de la poésie (hors métrique), mais poésie et prose se touchent, donnent l'une sur et dans l'autre, par quoi, en dernière instance, n'importerait plus le poème mais " une potentialité poétique de la langue commune ". Une fois (comme pour Baudelaire) sacrifiée la formalité musicale-métrique, une musique autre (sans musique) dite ici (une fois encore) " rythme "... Très proche, la position exprimée par Dominique Fourcade en 1998 à propos de son livre Le sujet monotype: il passe au-delà du clivage prose/poésie et déclare la contamination, le mélange, I'avalement du vers par la prose, et l'abandon de l'unité poème pour l'unité page, I'espace livre, all over, comme dans la peinture américaine, non paginé (" c'est du non paginé que l'on entend ", dit-il quelque part). Mais ici encore le fait revient du rythme, par modulation des vitesses, maniement d'un moteur : " à l'intérieur de la ligne, dont le régime varie, avec des éléments qui montent et descendent sur eux-mêmes, ou en rotation sur eux-mêmes, de façon tout à fait distincte de la vitesse linéaire de l'écriture >>. Un moteur dans le corps de la ligne langue, conduisant le " tempo " du livre. Et encore le prosaïsme, par l'opposition entre haut voltage (qui est encore le régime des poètes subversifs du XlXe siècle et des avant-gardes du XXe, jusqu'à Christian Prigent et TXT) et bas voltage, trivialité, prose, trouvée chez les poètes américains mais aussi bien dans une certaine peinture française, Degas, par exemple. Où se rencontrent scrupule poétique et scrupule politique " qui consiste à se tenir au ras des choses-mots-monde, et à les exposer, ces choses, amoureusement ". Au total, si l'on veut: la pratique de la poésie comme exposé, prose posée, et sans pose, exposante, une " prose-déclic " : " j'étale les choses, je mets la vie à plat sans commentaire. "

Au-delà, quoi ? La prose en proses est un chantier. Je tiens pour ma part, sur ce chantier, le travail d'Emmanuel Hocquard pour tout à fait exemplaire: la poésie, finalement, de quelque façon qu'elle s'habille, se présente, finit toujours par se présenter, comme une sur-langue, une pratique surdéterminée par la sublimation esthétisante, la préciosité formelle (parfois grimée minimaliste). Il faut donc déplacer, se déplacer. Par exemple (solution Hocquard) : mener une enquête sur les usages contemporains et ordinaires de la langue (ordinaire, c'était aussi le mot de Flaubert dans sa lettre à Louise Collet sur la prose très prose, c'est aussi le mot de Perec, sous sa forme extrémisée, 1'" infra-ordinaire ", dans un manifeste-programme de 1973), se faire enquêteur, détective, grammairien...

Vigilance... Il y a lieu. Tout le reste de l'espace est occupé par la prose légitime, celle du grand roman omnivore d'une part (avec ses variantes branchées, vendues comme " avant-garde "), par la " poésie " d'autre part, façon recueils NRF, gentils, charmants, - respectée-respectable. A côté, les dispositifs, non ou mal identifiables, installations verbales (ou partiellement telles) auxquelles on pourrait donner le nom de " proses " à condition de comprendre que " prose" en ce sens s'éloigne de ses définitions reçues, stylistiques, rhétoriques. Que prose n'existe pas (encore). Est le nom extragénérique de ces pratiques expérimentales. Et que ceux qui s'y adonnent sont désormais, pour la plupart, indifférents à ce type de terminologie. Plus que jamais ils sont conscients de leur " responsabilité formelle ". Tout à leurs brouillons acharnés.

© Magazine Littéraire / Jean-Marie Gleize / réservé à la consulation personnelle

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