Jacques Derrida / De l'amitié et de la séparation

un extrait de "Béliers", © éditions Galilée 2003

 

 

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l'hommage d'Yves Charnet : "Un jour pour parler"

texte de Jean-Marie Barnaud et Philippe Rahmy : Réinventer la compassion (mise en ligne le 14/10).

 

après la disparition de Jacques Derrida, une sélection de liens et d'hommages

le dossier pdf du Monde ___ les pages Libération (notamment Nancy, Deguy, Major) ___ L'Humanité ___ le dossier France Culture ___ notre propre bulletin du 9 octobre et nos messages actu ___

 

aussi, Derrida lecteur, les 296 p. de la revue Etudes françaises (38, 1-2, 2002) de l'Université de Montréal en ligne.

enfin, l'initiative du site Jacques Derrida

Saurai-je témoigner, de façon juste et fidèle, de mon admiration pour Hans-Georg Gadamer? A la reconnaissance, à l'affection dont elle est faite, et depuis si longtemps, je sens obscurément se mêler une mélancolie sans âge.
(...)
On parle souvent et trop facilement de monologue intérieur. Un dialogue intérieur le précède et le rend possible. Le divisant et l’enrichissant, il le commande et l’oriente.
Mon dialogue intérieur avec Gadamer, avec Gadamer lui-même, avec Gadamer vivant, et vivant encore, si j’ose dire, n'aura pas connu de cesse depuis notre rencontre de Paris.
Sans doute cette mélancolie tenait-elle, comme toujours dans l’amitié, telle du moins que chaque fois je l’éprouve, à une triste et envahissante certitude: un jour la mort devra nous séparer. Loi inflexible et fatale: de deux amis, l’un verra l’autre mourir. Le dialogue, si virtuel soit-il, à jamais sera blessé par une ultime interruption. Une séparation à nulle autre comparable, une séparation entre la vie et la mort viendra défier la pensée depuis un premier sceau énigmatique, celui que sans fin nous chercherons à déchiffrer. Le dialogue continue, sans doute, il poursuit son sillage chez le survivant. Celui-ci croit garder l’autre en soi, il le faisait déjà de son vivant, il lui laisse désormais au-dedans de lui la parole. Il le fait peut-être mieux que jamais et c’est là une terrifiante hypothèse. Mais la survie porte en elle la trace d’une ineffaçable incision. L’interruption se multiplie, une interruption affecte l’autre, une interruption en abyme, plus unheimlich que jamais.
(...)
La certitude mélancolique dont je parle commence donc, comme toujours, du vivant même des amis. Non seulement par une inter-ruption mais par une parole d’interruption. Un cogito de l’adieu, ce salut sans retour, signe la respiration même du dialogue, du dialogue dans le monde ou du dialogue le plus intérieur. Le deuil alors n’attend plus. Dès cette première rencontre, l’interruption va au-de-vant de la mort, elle la précède, elle endeuille chacun d’un implacable futur antérieur. L’un de nous deux aura dû rester seul, nous le savions tous deux d’avance. Et depuis toujours. L'un des deux aura été voué, dès le commencement, à porter à lui seul, en lui-même, et le dialogue qu’il lui faut poursuivre au-delà de l’interruption, et la mémoire de la première interruption.
Et, dirai-je sans la facilité d’une hyperbole, le monde de l’autre. Le monde après la fin du monde.
Car chaque fois, et chaque fois singulièrement, chaque fois irremplaçablement, chaque fois infiniment, la mort n’est rien de moins qu’une fin du monde. Non pas seulement une fin parmi d’autres, la fin de quelqu’un ou de quelque chose dans le monde, la fin d’une vie ou d’un vivant. La mort ne met pas un terme à quelqu’un dans le monde, ni à un monde parmi d’autres, elle marque chaque fois, chaque fois au défi de l’arithmétique, l’absolue fin du seul et même monde, de ce que chacun ouvre comme un seul et même monde, la fin de l’unique monde, la fin de la totalité de ce qui est ou peut se présenter comme l’origine du monde pour tel et unique vivant, qu’il soit humain ou non.
Alors le survivant reste seul. Au-delà du monde de l’autre, il est aussi de quelque façon au-delà ou en deçà du monde même. Dans le monde hors du monde et privé du monde. Il se sent du moins seul responsable, assigné à porter et l’autre et son monde, l’autre et le monde disparus, responsable sans monde (weltlos), sans le sol d’aucun monde, désormais, dans un monde sans monde, comme sans terre par-delà la fin du monde.

Jacques Derrida, Béliers, "Le dialogue interrompu : entre deux infinis, le poème"
Galilée, 2003. Collection La philosophie en effet. p.9 et 19-23