Raymond Bozier / Baie vitrée d’une cafétéria

Raymond Bozier vit et travaille à La Rochelle. Ses romans sont publiés chez Fayard, son dernier livre de poésie chez Flammarion. Il a récemment coordonné pour les 1001 Nuits le livre collectif : "Algérie des deux rives".

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Sept épées de mélancolie
Sans morfil ô claires douleurs
Sont dans mon coeur et la folie
Veut raisonner pour mon malheur
Comment voulez-vous que j’oublie
Guillaume Apollinaire...

zones commerciales, voies lactées, ô soeurs lumineuses, aplaties derrière vos talus bordés de poteaux en ciment supportant des grillages où s’entortillent des touffes d’herbe jaune, et contre lesquels le vent plaque poches en plastique, pages de journaux, prospectus abandonnés. Zones traversées par des lignes à haute tension, reléguées aux abords des villes, là où les rocades s’abandonnent aux ponts routiers ralliant les quatre voies qui filent, entre les stations service, les hôtels et les restaurants, retrouver au loin, les mêmes désastreux décors. Tôlage industriel, tubulures, poutrelles métalliques, pylônes équipés de projecteurs, panneaux, fanions publicitaires, bâtiments monoblocs sans toit, renversés sur des socles en béton, ouverts sur des espaces quadrillés de bandes blanches, décorés de lampadaires, et de garages à chariots... Ô soeurs jumelles des rêves périssables, surfaces monotones et sans style, flanquées de cafétérias, d’entrepôts, de magasins, de bureaux... Ô grands corps d’autobus, grappes humaines immobiles près des aubettes, vitrines, tourniquets, enseignes phosphorescentes clignotant dans les nuits automobiles comme des balises de détresse. Bleu, rouge, vert, jaune, éternels... Ô douleurs commerciales des matins blêmes et froids, des ciels bleus, des après-midi étouffants, des fins de journées mornes et glaciales, des rafales de pluie s’abattant sur la noirceur des parkings, nos larmes ruisselant sur le goudron, filant s’engloutir dans les égouts des jours, des aller retour, des remplissages de chariots, des déambulations somnambules entre des rayons surchargés, des passage devant les étals des fruits et légumes, les bacs de surgelés, les vêtements suspendus... Ô ces longues files d’attente devant les caisses, ces ombres à l’écoute distraite par des musiques calibrées, et les messages publicitaires des hauts parleurs. Et tous ces regards perdus, s’ignorant les uns les autres, errant dans le vide, plaqués sur les corps, noyés dans les étiquetages.

Zones commerciales, ô fric, ô porcheries d’un monde aveuglé, restes de vies, chaussures, pantalons, articles ménagers, boîtes de conserve, valises, légumes, rangées de téléviseurs, machines à laver, entassements d’objets, des objets, des objets par dessus tout, par dessus nos corps attirés dès le plus jeune âge, soumis au travail de sape des termites invisibles, séparés les uns des autres, réduits à l’état de zombies pressés d’en finir, d’épuiser la liste des courses. La mort, consommation des vivants. La fin de toute pensée imaginaire. La vie enfermée dans des sacs en plastique, promenée dans des caddies, jetée dans des coffres, transbahutée, secouée, avalée, maltraitée. Les corps télésurveillés, contrôlés par les vigiles gardiens des temples, menacés par les chiens détachés de la nuit. Nous y sommes, nous y sommes. Masqués, silencieux, portés par les musiques lointaines, les fanfares du sang, les veines ouvertes, les estomacs, les boyaux déroulés dans les rues hautes, et la peur perpétuelle de l’Apocalypse, de l’ouragan des désastres, que tout s’envole, les frigidaires, des morceaux de ferraille en tous sens, des bouteilles, des machines, des carcasses, des cafetières, des tôles, des boulons, des tubes, des câbles, des chaises, des paquets, des lave-linge... Que tout cela, et plus encore, monte en tremblant dans les couches d’air, forme un tourbillon, et que nous soyons emportés pareillement dans l’oeil du cyclone, terrorisés de nous voir ainsi disparaître.