|   Jean-Clade 
        Jorgensen / "6 XI 72" 
      J’ai tout de suite retrouvé 
        mon Idées Gallimard L’Espace littéraire et, 
        sur la page de garde, retrouvé la mention « 6 XI 72 ». 
        J’avais 22 ans. J’ai tout de suite retrouvé la page 
        où Blanchot parle de « l’immense Quelqu’un sans 
        figure », l’expression qui m’avait tant frappée. 
         
        Après une scolarité de scientifique (au vu de mes notes 
        et de la série de mon bac 67), Kafka et Beckett m’ont fait 
        bifurquer. Un an plus tard, L’Espace littéraire a donc été 
        l’un de ces textes qui m’ont permis de nommer le mystère 
        agaçant que j’éprouvais pour la chose littéraire. 
        Cette façon d’être arraché au temps terrestre, 
        d’habiter un monde autre et indispensable où se joue l’essentiel. 
        Depuis 1972, je vis avec la chaleur de leur dépouillement, la présence 
        de leur humaine solitude, et j’ai toujours dit que j’avais 
        eu de la chance de les trouver sur ma route, mes réparateurs préférés 
        : Akaki Akakievitch (Le manteau de Gogol), Bartleby the scrivener (Melville), 
        l’arpenteur K (Le Château, Kafka), Vladimir et Pozzo ( En 
        attendant Godot).  
        Blanchot, qui les a apprivoisés, est notre part d’ombre. 
         
        Acceptons-la. En cette époque de déshumanisation, nous avons 
        besoin de relire la parole en creux de Blanchot. 
        « Quand écrire, c’est découvrir l’interminable, 
        l’écrivain qui entre dans cette région ne se dépasse 
        pas vers l’universel. Il ne va pas vers un monde plus sûr, 
        plus beau, mieux justifié, où tout s’ordonnerait selon 
        la clarté d’un jour juste. Il ne découvre pas le beau 
        langage qui parle honorablement pour tous. Ce qui parle en lui, c’est 
        ce fait que, d’une manière ou d’une autre, il n’est 
        plus lui-même, il n’est déjà plus personne. 
        Le « Il » qui se substitue au « je », telle est 
        la solitude qui arrive à l’écrivain de par l’oeuvre. 
        « Il » ne désigne pas le désintéressement 
        objectif, le détachement créateur. « Il » ne 
        glorifie pas la conscience en un autre que moi, l’essor d’une 
        vie humaine qui, dans l’espace imaginaire de l’œuvre 
        d’art, garderait la liberté de dire « Je ». « 
        Il », c’est moi-même devenu personne, autrui devenu 
        l’autre, c’est que, là où je suis, je ne puisse 
        plus m’adresser à moi et que celui qui s’adresse à 
        moi, ne dise pas « Je », ne soit pas lui-même. (p.19-20 
        de mon édition de 1955 de L’espace littéraire) 
        « Quand je suis seul, je ne suis pas seul, mais dans ce présent, 
        je reviens déjà à moi sous la forme de Quelqu’un. 
        Quelqu’un est là, où je suis seul. Le fait d’être 
        seul, c’est que j’appartiens à ce temps mort qui n’est 
        pas mon temps, ni le tien, ni le temps commun, mais le temps de Quelqu’un. 
        Quelqu’un est ce qui est encore présent, quand il n’y 
        a personne. Là où je suis seul, je ne suis pas là, 
        il n’y a personne, mais l’impersonnel est là : le dehors 
        comme ce qui prévient, précède, dissout toute possibilité 
        de rapport personnel. Quelqu’un est le Il sans figure, le On dont 
        on fait partie. » (p.24) 
        « La fascination est fondamentalement liée à la présence 
        neutre, impersonnelle, le On indéterminé, l’immense 
        Quelqu’un sans figure. Elle est la relation que le regard entretient, 
        relation elle-même neutre et impersonnelle, avec la profondeur sans 
        regard et sans contour, l’absence qu’on voit parce qu’aveuglante 
        ». (p.27) 
        
      Michèle Sales 
        / "Maurice Blanchot est mort" 
      On passe des jours à songer vaguement à l’oubli. 
        Pas si vaguement, sur la table il y a Peter Brook, Oublier le temps, Georges 
        Banu, L’oubli, Marguerite Duras en piles, et puis Blanchot L’Attente 
        l’oubli. Tout ça se rassemble un peu au hasard sans qu’on 
        sache bien pourquoi, ce qui au fond travaille. 
        Nouvelles de 7h sur France-inter, les oreilles sélectionnent, captent 
        ou non, 40 morts à Gaza, démâtage, route coupée, 
        Bush, Bush, Bush comme un aboiement d’armes et puis ce nom Philippe 
        Blanchot, une brève, écrivain d’entre deux guerres, 
        mort à 95 ans, il répète, Philippe Blanchot, mais 
        je n’écoute plus, je ne connais pas ce Philippe.  
        Un doute pourtant.  
        Confirmation sur internet. Maurice Blanchot est mort, la famille confirme, 
        le secret n’en est plus un, l’attente est finie. 
         
        Je suis bouleversée, je me le reproche, pourquoi ? Que m’importe 
        la vie de Blanchot, puisqu’on a ses livres, ce socle. 
        Justement un socle. La fin du roman. Le droit d’écrire autre 
        chose.  
        Ne comprendre la littérature qu’à partir de ce fondement. 
         
        Se promettre depuis longtemps de faire vraiment le tour, savoir ce que 
        l’on doit. 
        On ne parle qu’aux vivants, mais c’est après que les 
        questions arrivent, quand on a laissé passer le temps, qu’on 
        réalise que peut-être on aurait du demander. 
        Il y a sans doute tant de thèses, tant d’études, mais 
        ce n’est pas cela.  
        Ce mystère des connexions individuelles, celles qui font que les 
        larmes aux yeux viennent à l’annonce de la mort d’un 
        qu’on ne connaît pas, mais dont les mots ont touché 
        juste. Dans l’humain, dans le vrai.  
        Il nous reste à ouvrir les livres qu’il nous tend.  
        Parfait, le cercle de Blanchot se referme. 
        
        
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