Laetitia Bianchi / Vous vouliez ma photo, sans doute?

 

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VOUS VOULIEZ MA PHOTO, SANS DOUTE ? Il paraît que ça se fait, de donner sa photo. Je préfère me mettre le doigt dans l'oeil : et ne pas renoncer à votre imagination.

Photographiez mon voisin, mon semblable mon frère et dites que c'est moi. Ne photographiez pas toujours le même, sa tête pourrait lui monter à la tête. Photographiez un chien, lui n'aura pas de stylo entre les pattes. Voyez-vous je sais bien qu'il y a le corps d'M. dans le jardin où j'ai lu les lignes de sa main pour la première fois, je sais bien qu'il est là en trois dimensions, protégé des passants par une petite grille de fer forgé à laquelle s'accrochent les vélos. J'ai regardé par terre. Je n'ai pas, levant les yeux au ciel dans un moment d'impatience, posé mon regard sur ce corps qu'ils ont dû tenter de rendre plus vrai que réel, comme si on y était : lui que je connais tout entier et tout nu, lui que j'imagine à perte de vue, comment l'aurais-je reconnu, dans son habit de bronze ?

Photographiez Lichtenberg. ²Bien longtemps avant que je ne voie le portrait du général Lee, chef des rebelles américains, je m'étais fait une image de lui si magnifiquement modelée par le mot ²déserteurÓ et les deux ²eÓ de son nom, que je n'y puis songer sans plaisir.Ó

Voyez-vous, le général Lee se crèverait-il les deux yeux il lui resterait ses deux e, et pas muets encore, impossible de les faire taire, de leur rabattre le caquet, et si on écrivait li ce serait du chinois, on ne comprendrait plus rien à rien, lis, lis donc, mais quoi ? C'est qui c'est quoi ce que je dois lire ? Il est beau gosse ? C'est quel genre ? C'est lui ? Oh, c'est lui ! Vous avez de très beaux e mon cher, j'aimerais vous dire cela, vous avez de très beaux e déposés sur votre image, comme j'aimerais vous le dire, mon général, comme j'aimerais.

Vous ne voudriiez pas voir un crocodile, là, mon général ? Non ? Ça ne vous intéresse pas ? Tant pis. Quoi ? Je vous ai fait miroiter le crocodile ? Vous vouliez vraiment le voir ? Trop tard. Il est mort maintenant, il a essuyé ses larmes. Pour vous consoler je vous enverrai contre la modique somme de 14 euros une photo longuement dédicacée. Elle apparaîtra dans vos miroirs, et la dédicace sur les pages blanches de mon livre, bien sûr que c'est une dédicace personnelle, que croyez-vous, vous verrez que s'y cachent vos initiales perdues parmi les mots, c'est pour vous et pour personne d'autre, et vous seul saurez : ce sera notre secret. Quant à votre Éloge du monocle , cher R.M., quant à votre Lettre de Suzanne, laquelle Suzanne j'imagine rousse et bête, ah si seulement j'avais sa photo, si seulement ! laquelle Suzanne, pardon je voulais écrire belle, pas bête, voyons, comment aurais-je pu écrire chose pareille, laquelle j'imagine disant, Je ne puis que conseiller aux hommes dont la mine s'y prête d'avoir un oeil bandé : en amour aussi, moins peut signifier plus, et disant, j'ai eu en face de moi un homme qui n'avait qu'un seul oeil, voyez-vous ça, je crois que c'est un défaut du point de vue de la raison mais qui l'excite, venons-en au fait, Suzanne, venons-en à ce à quoi ils tendent : être aveuglants, perçants mais jamais percés à jour. Je ne voudrais peiner personne, ni même les cyclopes, ne vous sentez pas visés les cyclopes, je sais que pour vous la vie est dure, le monocle vous est interdit, vous êtes asymétriques, vous avez commis un impair, vous faites un clin d'oeil vous voilà Oedipes, et vous voilà aveugles car amoureux et vos femmes se pomponnent, et c'est ainsi : que naquit l'éloge du maquillage.

Ouvrez grand vos yeux, mon général. Que voyez-vous ? Un chat ? Il ne faut pas appeler un chat un chat : les chats vous mentent, quand on y regarde de plus près ça saute aux yeux, ²il s'émerveillait de voir que les chats avaient la peau percée de deux trous, précisément à la place des yeuxÓ, bien ajusté ce costume, très bien ajusté même, ça leur va comme un gant. Mais quelle bête ont-il tué pour se déguiser en chats les chats, quelle bête au pelage si doux ?

Ça ne vous regarde pas.

Ne regardez ni les soleils ni les photocopieuses en face, mon général, votre cornée pourrait en être abîmée, la pauvre. Ôtez-vous de mon regard. Fermez les yeux de vos photocopieuses, les pages sont leurs paupières. Et puis lisez, mon général, lisez. Mes phrases sont nues et ingénues. Elles vous suivront aveuglément.