petite contribution à une déstabilisation de M. Jourdain
chronique de Jean-Marie Barnaud pour remue.net

7 / Gilles Deleuze : "L'âme est sur la route"

Pour Alain Freixe

" L’âme (...) est sur la route "
Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, p.77

 

Simplement mettre au net quelques notes de lecture de ce printemps : printemps, pour dire la période où elles furent menées, mais aussi pour témoigner de l’émerveillement que fut cette plongée dans les Dialogues et Pourparlers de Deleuze.

La question sous-jacente à ces lectures, c’est aussi celle du statut de l’objet littéraire, et toujours des enjeux de l’écriture, du dégagement des genres, des rapports de l’écriture à la vie. Beaucoup d’émotion en tout ça, venue aussi de la distance non mesurable entre ce que personnellement on écrit et ce qu’on sent qu’il faudrait faire et dont on trouve, en ces livres, un écho si juste. Et puis cette aisance, cette élégance, chez qui revendique de n’occuper aucune position de pouvoir : " Je n’avais pas du tout de lieu, ça me rendait léger " (Pourparlers, Minuit, p.24), du moins pas d’autre lieu, faudrait-il dire, que cette merveilleuse intelligence.

Parallèlement, il y eut, parmi d’autres, la mort de du Bouchet, et la lecture du Carnet 3 ; et les croisements qui se sont opérés entre tous ces textes.

1. Rencontrer, non reconnaître

Le vrai déclic, c’est d’avoir lu ce qui est dit si souvent dans ces livres de Deleuze d’une sacralisation de l’Histoire comme modèle d’un rapport figé à des normes éthiques ou esthétiques (auxquelles l’école en particulier ne cesse de faire référence : et voilà aussi pour le débat sur l’écriture d’invention lancé par remue. net.) Allégeances qui enferment à l’intérieur de systèmes clos. Au contraire : " Ce que nous cherchons, dans un livre, c’est la manière dont il fait passer quelque chose qui échappe aux codes. " (Pourparlers, 36)

" Faire passer " est l’expression forte : ailleurs, Deleuze dit " fuir ", " faire fuir ". Organiser les conditions de l’écoulement, des fluctuations.

Il trouve dans Nietzsche bien évidemment, et dans Foucault, des arguments pour cette reconsidération intempestive. Et sans doute, par exemple, dans un texte comme celui-ci : "...ils sont amateurs d’art parce qu’ils veulent supprimer l’art, ils se prétendent médecins quand ils ne sont qu’empoison-neurs, ils forment leur langue et leur goût pour expliquer par leur raffinement pourquoi ils refusent aussi obstinément toutes les nourritures artistiques qu’on leur propose. Car ils ne veulent pas que la grandeur voie le jour; leur méthode est de dire: "Voyez, la grandeur existe déjà!" En réalité, cette grandeur déjà existante leur importe aussi peu que celle qui en en train de naître: leur vie en témoigne. L’histoire monumentale est le travesti sous lequel se dissi-mule leur haine des grands et des puissants du présent, en se faisant passer pour une admiration satisfaite des grands et des puissants du passé; elle est le manteau sous lequel ils renversent en son contraire le sens de cette conception de l’histoire; qu’ils en aient clairement conscience ou pas, ils agissent comme si leur devise était: laissez les morts enterrer les vivants. " (Considérations inactuelles, " Utilité et inconvénient de l’Histoire ". Pléiade, I. 514).

L’important n’est pas de " reconnaître ", de se retrouver donc en terres déjà habitées. Et par conséquent lire ou écrire non pas pour repérer des formes, ni pour dire ce qui est conforme, et comment faire pour être conforme, ce qui implique jugement de valeur, condamnation ou " reconnaissance " ; mais pour l’essentiel, qui est la rencontre : " trouver, rencontrer, voler, au lieu de régler, reconnaître et juger. Car reconnaître, c’est le contraire de la rencontre. " (Dialogues, 15)

Apprendre à lire, on y revient : dans les textes anciens, apprendre à voir, comme Foucault le fait pour l’Histoire, " l’autre que nous sommes ", ce dont " nous sommes certains de différer " ; trouver en quoi " nous ne sommes pas des Grecs, pas des chrétiens et devenons autres ". Cela revient aussi à se concentrer sur " des époques de bascule ", l’expression est de F. Bon, pour y apprendre que ce qui vit, dans les formes, est ce qui est en train de changer. (Comment on peut lire, sous l’angle de ce qui devance et annonce, Rabelais, Balzac, Baudelaire ou Proust). Non pas pour y puiser des savoir-faire : " Il s’agit d’inventer des modes d’existence, suivant des règles facultatives, capables de résister au pouvoir comme de se dérober au savoir, même si le savoir tente de les pénétrer et le pouvoir de se les approprier. " ( Pourparlers, 127)

Pour s’y mettre en chemin vers cet autre de l’écriture auquel l’écriture voudrait donner vie, même précaire. On pourrait dire autrement : en termes hölderliniens, interroger les Grecs, c’est, paradoxalement, apprendre à différer d’eux et à inventer ce qui nous est propre : inventer les conditions de l’actuel qui est, comme le dit Deleuze, " ce que Nietzsche appelait l’inactuel et l’intempestif " (130). Dans le même sens, Simone Weil disait qu’on peut s’inspirer de la civilisation occitanienne.

On voit ce que cela implique. Si penser vraiment, c’est penser en termes d’événement – et non plus en référence à une stabilité, écrire, c’est aussi risquer le décentrement, le mouvement, le départ ; se mettre en route : chez Deleuze, c’est se faire géographe, et ça se dit aussi : " déterritorialisation ".

Remarque : " pédagogie "

Ce qui s’énonce dans ces textes à propos de la philosophie et de son histoire – et cela aussi se dit pour l’écriture ou le style – devrait être donné à penser aussi bien pour une théorie plus générale de l’écriture que pour l’invention d’une pédagogie de la littérature. On verrait ainsi à prendre ses distances par rapport aux institutions où la théorie se formalise (l’Inspection générale par exemple, les médias, la mode, l’édition, que sais-je), voir tout simplement où sont leurs limites ( " Si les oppressions sont si terribles, c’est parce qu’elles empêchent les nouveautés, et non parce qu’elles offensent l’éternel ", 166). Non pas donc les récuser en bloc, mais s’efforcer de les ouvrir à l’idée du mouvement : " Traiter l’écriture comme un flux, pas comme un code. " Cela ne veut pas dire qu’une œuvre ne puisse pas fonctionner comme un système ; il me semble que l’époque structuraliste entre autres nous a appris cela. Toute œuvre est, selon la formule de Deleuze, " bien fermée sur soi comme un œuf " ; elle fonctionne ainsi. Et pourtant, l’intéressant, c’est aussi qu’elle " fuie par tous les bords " sous le regard de qui la renvoie, non à des essences mais à des circonstances. Ailleurs, Deleuze dit bellement qu’il faut acquérir " le sens vagabond ".

Perec avait, par rapport à sa propre pratique, ce sens-là : " Je crois plutôt trouver - et prouver – mon mouvement en marchant : de la succession de mes livres naît pour moi le sentiment (...) qu’ils parcourent un chemin, balisant un espace, jalonnant un itinéraire tâtonnant (...). Je sens confusément que les livres que j’ai écrits s’inscrivent, prennent leur sens dans une image globale que je me fais de la littérature, mais il me semble que je ne pourrai jamais saisir précisément cette image, qu’elle est pour moi un au-delà de l’écriture, un " pourquoi j’écris " auquel je ne peux répondre qu’en écrivant ".

Combien serait riche à mon sens une pédagogie qui saurait partir de tels " principes ", pédagogie " vagabonde " dont on peut lire précisément une amorce dans les remarques de Claire Parnet sur les verbes infinitifs " aux devenirs illimités " (78-80), dans ce qu’elle dit des personnages de Beckett " toujours en route " (38), du sens qu’ont les écrivains américains - " les moins auteurs parmi les écrivains " - de la route et du chemin, des écrivains qui " produisent de la vitesse " (41), de leur capacité à être " étrangers dans leur propre langue ", du " bégaiement " (43), du " nomadisme " (39). Pages combien fortes, et en écho à celles de Deleuze sur les mêmes thèmes(47-54).
On relira l’analyse de Dom Juan par Serres. Lequel, en 1985 écrivit de bien belles choses dans Les cinq sens, sur un thème analogue, s’il est vrai que, pour lui, la nécessité de penser le variable fait " trembler l’identité " d’une langue " parlière " confisquée par les domaines où s’exerce le pouvoir. Lui aussi évoque la " marche boiteuse ", dans la scalénopédie d’Ulysse. Ulysse tient entre ses mains tout le savoir (" dans sa manche ") ; mais il risque le détour, " il se jette de côté ", il s’ouvre aux intempéries, aux circonstances, il s’offre au donné dur dont jamais il ne fera système pour ne pas le voir s’évanouir dans la norme.

Pédagogie ? Montrer aussi comment Dom Juan, pièce ouverte, complètement iconoclaste par rapport aux codes, jette les personnages dans la prose des grands chemins, sur les plages, dans les forêts, comment elle rêve à des festins contre nature ; pièce tout entière vouée à la trahison, non à la tricherie ; où ceux qui trichent s’en réfèrent aux essences et aux lois : tous statues et statuts de pierre.

2. Déterritorialisation

C’est le terme fort dont Deleuze dit d’abord qu’il caractérise leur mode de travail, à Guattari et à lui (non pas " travailler ensemble ", mais " entre les deux ", une " méthode de pick-up ") mais dont il fait ensuite la pierre de touche de sa propre méthode. Visée éthique aussi puisqu’elle correspond à l’engagement d’une vie. Il faut relire toute la page, magnifique, où il est question de la " rupture " que suppose la déterritorialisation, ses risques, ses enjeux :

" La littérature anglaise et américaine est bien traversée d’un sombre pro-cessus de démolition, qui emporte l’écrivain. Une mort heureuse? Mais c’est justement ça qu’on ne peut apprendre que sur la ligne, en même temps qu’on la trace: les dan-gers qu’on y court, la patience et les précautions qu’il faut y mettre, les rectifications qu’il faut faire tout le temps, pour la dégager des sables et des trous noirs. On ne peut pas prévoir. Une vraie rupture peut s’étaler dans le temps, elle est autre chose qu’une coupure trop signifiante, elle doit sans cesse être protégée non seulement contre ses faux semblants, mais aussi contre elle-même, et contre les re-territorialisations qui la guettent. C’est pourquoi d’un écrivain à l’autre, elle saute comme ce qui doit être recommencé. Les Anglais, les Américains n’ont pas la même manière de recommencer que les Français. Le recommencement français, c’est la table rase, la recher-che d’une première certitude comme d’un point d’origine, toujours le point ferme. L’autre manière de recommencer, au contraire, c’est reprendre la ligne interrompue, ajouter un segment à la ligne brisée, la faire passer entre deux rochers, dans un étroit défilé, ou par-dessus le vide, là où elle s’était arrêtée. Ce n’est jamais le début ni la fin qui sont intéressants, le début et la fin sont des points. L’intéressant, c’est le milieu. Le zéro anglais est toujours au milieu. Les étranglements sont toujours au milieu. On est au milieu d’une ligne, et c’est la situation la plus inconfortable. On recommence par le milieu. Les Français pensent trop en termes d’arbre : l’arbre du savoir, les points d’arborescence, l’alpha et l’oméga, les racines et le sommet. C’est le contraire de l’herbe. Non seulement l’herbe pousse au milieu des choses, mais elle pousse elle--même par le milieu. " (Dialogues, 50-51)

Telle est la déterritorialisation, nécessaire si l’on veut découvrir des mondes – lesquels ne viennent à nous que " par une longue fuite brisée ". Celle des navigateurs aussi. Des découvreurs. Tirer des bords.

Les écrivains, les poètes de la rupture sont pour cela ceux qui nous fascinent. Ceux qui ouvrent le plus. Pour exemple, évidemment, la " ligne " que trace Rimbaud : de l’imitation (Hugo) au pastiche, du pastiche à la parodie, de la parodie à l’illumination, et enfin la plus grande " traîtrise ", le refus de la littérature elle-même, refus : comme la plus grande fidélité à la poésie : " Voici ! Plus aucune ombre dessus ni autour, quoique nous soyons entourés d’objets énormes ; plus de route, de précipice, de gorge ni de ciel ; rien que du blanc à songer, à toucher, à voir ou ne pas voir. " (Lettre du 17 novembre 1878).

Refus de la gloire littéraire à laquelle le jeune homme a pu un temps rêver avant que l’effondrement de la Commune ait entraîné l’effondrement de tous les rêves, ou du moins coïncidé avec leur chute. Et au réveil il était midi... Ce monde blanc – on songe aussi à White – ne génère pas d’auteur, cette posture sociale que du reste la lettre à Demeny ridiculise (" Tant d’imbéciles se proclament auteurs "). Deleuze, de son côté : " Les inconvénients de l’Auteur, c’est de constituer un point de départ ou d’origine, de former un sujet d’énonciation dont dépendent tous les énoncés produits, de se faire reconnaître ou identifier dans un ordre de significations dominantes ou de pouvoirs établis ". Et Nietzsche : " Deviens, ne cesse de devenir qui tu es – le maître et le formateur de toi-même ! Tu n’es pas un écrivain, tu n’écris que pour toi ! Ainsi tu maintiens la mémoire de tes heureux instants et tu trouves leurs enchaînements, la chaîne d’or de toi-même ! " (Le Gai Savoir, 106)

Se mettre en route, voilà la condition de la création : " Ce qui est un peu plus loin … déjà respire ", écrit du Bouchet dans les Carnets 2 ; lui dont l’écriture " décape " les " rhétoriques harmonieuses ", comme le dit Daniel Guillaume, instaurant un rapport au réel qui permet à la " parole d’élaborer ses moyens propres ".

Se mettre en route : " Pes citus ", pied rapide, écrit Horace. Je lui volerais volontiers – en la détournant, d’accord, de sa signification originale dont s’est emparée l’esthétique raisonnable de Boileau – sa " musa pedestris ", que l’anglais traduit si bien par " walking muse ". Après tout, ce pied-là, pour désigner une syllabe accentuée que le français ignore, est aussi celui qui scande, frappe le sol selon le rythme, toujours en quête de l’équilibre à venir, instable, comme Lucilius, " stans pede in uno ", avec ce risque d’errer, boiteux comme Œdipe, au désert. Du moins est-ce sur la terre qu’on marche, et non dans les nuages, à saisir des choses de rien: " Aut dum vitat humum/nubes et insania captet "

Contrairement aux Carnets précédents, les Annotations sur l’espace ne sont pas " datées " : le temps, l’histoire personnelle comme elle s’inscrit dans la durée, ne sont pas ce qui compte. L’essentiel est cet espace ouvert au sein duquel l’instant se donne. Le poème, parce qu’il est fragment et qu’il échappe à la logique d’un discours qui se déroulerait dans le temps, au contraire fait advenir dans la page le présent d’une parole et d’une vie qui se renouvellent sans cesse : " en tout instant le tout instant ". Ce que du Bouchet nomme aussi le " vif " ou le " pur " dans ce fragment : " parti pour le pur, le putrescible qui est le vif ".

Le rapprochement apparaîtra hasardeux, c’est certain, puisque le problème que Nietzsche pose est aussi politique et culturel, mais comme nous sommes proches ici, il me semble, du " climat " de l’aphorisme 380 du Gai Savoir : " Le voyageur parle ". Voyons ce qu’il nous dit :

" Pour considérer à distance notre moralité européenne, pour la confronter avec d’autres moralités, antérieures ou futures, il faut procéder à la manière du voyageur qui cherche à se rendre compte de la hauteur des tours d’une cité pour cela il quitte la cité. Des " pensées sur les pré-jugés moraux ", pour qu’elles ne soient derechef des pré-jugés sur des préjugés, supposent une position en dehors de la morale, un quelconque au-delà du bien et du mal, vers lequel il faut monter, grimper, voler – et en l’occurrence dans tous les cas, un au-delà de notre notion du bien et du mal, une liberté à l’égard de toute " Europe ", celle-ci considérée en tant que totalité des jugements de valeurs impératifs qui sont entrés dans notre sang. Que ce soit justement là dehors et là-haut que l’on veuille se rendre, voilà peut-être une petite folie, l’exigence d’un singulier, d’un déraisonnable " tu dois " car nous autres esprits connaissants, nous aussi avons nos idiosyncrasies du " self-arbitre " – parvenir là-haut, la question est de savoir si on le peut. Ceci paraît dépendre de multiples conditions ; l’essentiel est de savoir si nous sommes assez légers ou trop lourds – problème de notre pesanteur spécifique . Il faut être très léger pour se laisser pousser par sa volonté de connaître jusque dans un pareil lointain et, pour ainsi dire, au-delà de son époque, afin d’acquérir un regard qui embrasse des millénaires, et d’avoir de surcroît le ciel pur dans ce regard! Il faut s’être détaché de tout ce qui justement nous oppresse, nous entrave, nous accable, nous alourdit, nous autres Européens. L’homme d’un pareil au-delà qui veut discerner les suprêmes évaluations de valeur de son époque, doit au préalable " surmonter " l’esprit de cette époque au-dedans de lui-même c’est son épreuve de force – et par conséquent non seulement son époque, mais aussi ses propres répugnances ressenties jusqu’alors pour cette époque, sa propre opposition contre elle, sa difficulté d’y vivre, son inactualité, son romantisme..."

Chez du Bouchet et Nietzsche, de toute façon, nous sommes bien dans la marche, le déplacement. Nous y sommes aussi dans la vignette emblématique de la collection que dirige au Seuil Denis Roche, Fiction & Cie, et qui présente un marcheur de campagne, obstiné, appuyé sur son bâton et poussé par sa volonté d’aller toujours de l’avant, et vers la droite de la page, vers cet espace, donc, que l’imaginaire connote de façon positive ; quelque Jean-Jacques dans sa jeunesse, qu’on imagine marcher sur un sentier à l’écart, et qui aurait déjà dans sa poche les cartes à jouer pour la rêverie à l’étape du soir. Quelque Rimbaud dans sa course égrenant des rimes. Combien d’écrivains marcheurs, combien en mouvement, s’étant jetés de côté, en " dérive ", écrivains de la marge. Et rien que dans le domaine français, pour faire un peu la nique à Deleuze, commencer par Rabelais Montaigne jusqu’à ces temps-ci, par exemple, tant de livres de marche et de voyage : L’Arrière-pays ; dans La Nuit talismanique, " Vétérance " et ses " poudreuses enjambées " ; voire La Promenade sous les arbres , L’Eté grec… A chacun de jouer : la liste fait boule de neige.

Le vrai marcheur, on le sait, ne marche pas d’aller ici ou là. Le vrai marcheur marche pour marcher. Chaque pas, un absolu. A chaque fois risquer le déséquilibre, inventer les conditions d’un équilibre précaire, rejoué au pas suivant. Dans la marche, on est toujours au milieu du segment. C’est pourquoi l’écriture et elle sont si semblables. On prendrait, dit encore Deleuze, " les choses là où elles poussent, par le milieu : fendre les choses, fendre les mots. On ne rechercherait pas l’éternel, même si c’était l’éternité du temps, mais la formation du nouveau, l’émergence, ou ce que Foucault appelle l’actualité. " (Pourparlers, 119)

Ceux qui se jettent ainsi de côté, de toute façon, suivant la ligne de fuite qui les pousse au large, homme simples, dit Deleuze – ailleurs, il évoque l’homme " infâme " selon Foucault, infâme il me semble comme Musil dit " l’homme sans qualité ", homme " sans passé ni avenir ", sans repérage social valorisant (" Ecrire, c’est devenir, mais ce n’est pas du tout devenir écrivain "), ceux-là donc sont pour Deleuze " les traîtres ". On a déjà donné plus haut des exemples de ces hommes-là. Evidemment difficile de se situer par rapport à de tels voyageurs. Du moins, prendre la mesure de notre écart par rapport à eux à partir de la remarque suivante, venue comme une incidente dans le discours deleuzien. Elle fait mouche : " Il y a beaucoup de gens qui rêvent d’être traîtres. Ils y croient. Ils croient y être. Ce ne sont pourtant que de petits tricheurs… Quel tricheur ne s’est dit : Ah enfin, je suis un vrai traître ! Mais quel traître aussi ne se dit le soir : après tout, je n’étais qu’un tricheur. " (Dialogues, 56). Je me suis dit parfois qu’un des signes de la grandeur de Camus, c’est le fait qu’il s’est souvent posé ce type de question. A l’époque, il est vrai qu’on se la posait quand même volontiers, comme Sartre avec l’idée du " Salaud. "

3. Affronter le dehors

" Ne pas être un histrion des identifications, ni le froid docteur des distances " Dialogues, 68

Allez, tout cela n’est pas facile, ni simple, ni à portée.

Simplement : certains, qui passent devant nous, font signe. On ne se voilera pas la face. On tentera, à l’abri, de comprendre. On prendra la mesure. " Vous n’avez pas à vous prendre pour (...) mais vous avez peut-être affaire avec ", comme le disait Lawrence de son Esquimau (Dialogues, 67). Je réclame le droit naïf à admirer.

Dès lors, ceux avec qui on peut avoir affaire – Deleuze, à la suite de Foucault, les appelle " hommes de passion " - sont hommes de la limite. Non pas de l’hybris ; ils ne se jettent pas dans l’Etna, Hölderlin, qui fut l’un d’eux jusqu’à ce qu’Apollon se soit sur lui déchaîné ne les condamnerait pas comme il condamne Empédocle. Chacun d’eux est un grand vivant, dit encore Deleuze à propos de Nietzsche et de Spinoza, même s’il est de santé fragile, " trop faible pour la vie qui le traverse ou les affects qui passent en lui " (62). Ils mènent leur vie sur cette " ligne " désormais fameuse où ce qui est en jeu ce sont la vie et la mort, parfois la raison et la folie. Toute la question est de savoir comment vivre ainsi, affrontant le dehors en asymptote à la limite, si l’on peut dire – symptôsis, m’apprend le dictionnaire, signifie " rencontre ".

" Plier la ligne ", on le sait, est l’expression qui désigne ce geste artiste par lequel on invente un lieu, un abri précaire où vivre.

La poésie est ce pli-là, je crois, ces pliure et torsion de la langue pour la rendre à la fois habitable et en même temps apte à affronter la ligne du dehors, et témoigner de cet affrontement. Vie et mort tenues dans la seule main qui écrit : " Un créateur est quelqu’un qui crée ses propres impossibilités, et qui crée du possible en même temps " (Pourparlers, 181-182).

*

Extraordinaire combien je trouve du Bouchet, dans son Carnet 3, tout proche.

D’abord parce que sa marche, constante, le conduit à un affrontement avec le dehors. Sans cet affrontement, pas de pensée ni d’œuvre, c’est déjà l’idée de Deleuze : seul le dehors inspire, produit de la pensée ou de l’art. Et du Bouchet : " espace hors de la langue et qui/ chaque fois en appelle/ à la langue " (100)

Ensuite, parce que cette marche, ici aussi, est une déterritorialisation. " Dislocation ", dit du Bouchet : " Ce qu’on a sous les yeux/ si on l’aborde par plusieurs côtés à la fois s’enclenche/ sur le temps de la dislocation " (87)

" espace sorti de l’espace t’a laissé/ un moment, de côté " (77)

Par ailleurs, ce dehors, il est expérience d’un monde blanc absolument nouveau. Non encore représenté. Pris dans un mouvement d’effacement :

" Dehors tu te reconnais/ parce que rien, là, ne t’a réfléchi " (98)

" Soi-même alors se retrouver dans la claire indifférence de ce qui est emporté " (110)

Ces conditions de l’expérience poétique réaffirmées, c’est la fonction de la poésie, comment elle peut appréhender le dehors, se laisser travailler par lui sans pour autant perdre le monde et les autres, que le poème lui même a charge de redire. La poésie est l’enjeu du poème.

D’abord, comment elle prend la mesure des pouvoirs et des servitudes de la langue :

" La langue – d’être ce qu’elle est, au contraire, ne doit pas servir, et jamais, sinon à rien, n’aura servi " (55)

" Non, que cela ne reste pas dans la langue, mais dehors enfin ait tout entier glissé " (19)

" De cette langue à l’autre/ quelquefois sera touché au passage ce qui va hors de l’une et de l’autre " (8)

Et puis comment, dans ce pli qu’est le poème, dans ce pli que produit le travail du poète, quelque chose du dehors peut se donner, même si c’est sous le mode de l’effacement ou de l’énigme. Et pourtant, il est vrai que l’échec est possible : " ce qui, d’un mot à l’autre demeure ouvert/ à l’autre n’est pas forcément toujours allé " (46).

Cependant :

" lettres/ qu’en coup de vent – pour qu’elles soient respirables, / traverse l’illettré " (20)
" obscur veut dire que sans réserve tout a passé dans/ la langue " (36)
" dans la parole/ se gardera quelque chose de l’étrangeté qui déjà aère/ touchant à elle " (37)

Et ceci, surtout, où je vois la plus belle expression du désir d’un poème enfin accompli, celui qui aurait réussi – déjà, n’est-ce pas, le rêve du " désir demeuré désir " - à être abri précaire de la " chose " et non de l’objet, de son être, de son tremblé énigmatiques :

" J’y suis toujours – le propre de la chose, cela, / non de quelque objet, y eût-il objet qui s’appellerait... poème "

C’est que, comme le dit Foucault dans La Pensée du dehors à propos de Blanchot, ce à quoi ouvre le poème, c’est au paradoxe d’une parole qui est à la fois aboutissement et origine, vie et mort : quelque chose vers l’essence de quoi regarde le poème, ou qu’il fait advenir, c’est-à-dire l’essence de la langue elle-même : " Quand le langage se définissait comme lieu de la vérité et lien du temps, il était pour lui absolument périlleux qu’Epiménide le Crétois ait affirmé que tous les Crétois étaient menteurs : le lien de ce discours à lui-même le dénouait de toute vérité possible. Mais si le langage se dévoile comme transparence réciproque de l’origine et de la mort, il n’est pas une existence qui, dans la seule affirmation du Je parle, ne reçoive la promesse mena-çante de sa propre disparition, de sa future apparition. " (fata morgana, 61)

Et du Bouchet :

" par instants la langue elle-même/l’inconnue/ à quoi une parole n’a pas préparé " (87)
" langue disparue/ user de la disparue " (87)
Puissance énigmatique du poème !
" Quelquefois l’illisible a arrêté " (111)

*

" Pendant qu’on tourne en rond dans ces questions, il y a des devenirs qui opèrent en silence. " (Dialogues, 8)

Voilà qui ramène à l’humilité. A la terre.

Ce qui me touche aussi, c’est combien la vie parle fort dans ces dialogues. Quel dédain des ratiocinations, et des boîtes qui enferment : boîtes des savoirs et des pouvoirs, confiscation des droits et des devoirs. Paroles closes, écritures balisées.

Combien donc ces livres sont généreux : une confiance dans la vie leur donne cette force, cet allant. Une attention extrême aux chemins de traverse, aux pratiques marginales, aux mouvements imprévisibles, aux syncopes que masquent les rythmes conformes et qui pourtant marquent le temps vrai.

Pas facile, non, d’adopter la marche boiteuse de qui s’aventure, prend la fuite, trace son chemin vers le dehors. On sait bien ce qu’on risque " à jouer de bons tours à la folie ". Est-ce qu’il ne faut pas pourtant s’aventurer, déjouer les pièges que tend à la parole naissante le langage lisse, inventer " le bégaiement ", se faire " étranger dans sa propre langue ", comme le disent Deleuze et Parnet.

Tel est l’enjeu de la poésie.

Elle aussi impose à la langue comme un pli : une mesure précaire où abriter la clarté du dehors :

" Lumière, dit du Bouchet, comme rentrée dans les yeux de qui aura plié / comme l’eau / plié deux fois " (65)

Prudence, dit toutefois le poète. Trop de lumière aveugle. De là qu’on " cligne " parfois des paupières pour tenter de mettre l’espace à portée de regard, à la portée d’une voix humaine.

Toujours, le géographe tentera de donner forme, et de partager ce qui a mesure humaine.

" Sans le cillement qui, / ramenant à soi, / recadre, quoi de plus informe que ciel " (11)

J.-M. Barnaud