Dominique Viart / Je est un hôte

L'un et l'autre, figures du poème / Identité et altérité dans la poésie contemporaine


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ce texte est la préface de Dominique Viart au dernier numéro de "Ecritures contemporaines" - textes réunis et présentés par Anne Struve-Debeaux - introduction de Dominique Viart

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Avec cette quatrième livraison, Ecritures contemporaines s'ouvre à la poésie. Après plusieurs incursions du côté des formes narratives, il était bien naturel que l'on y vint - et l'on y reviendra - comme aussi place sera bientôt faite aux œuvres dramatiques récentes. Ecritures contemporaines continue ainsi son inventaire critique de la création actuelle. Mais il ne s'agit pas seulement d'un inventaire : de volume en volume, on voit s'affirmer sinon des mouvements, du moins des tendances. Ce que j'appelerais volontiers des insistances dans l'écriture d'aujourd'hui. Celle d'un sujet aux prises avec lui-même en est une : on l'a vu apparaître dans chacune des précédentes livraisons de notre Série . Ce sujet, dont la conscience identitaire est malmenée par les puissantes avancées de la psychanalyse et plus généralement par toute une pratique du soupçon désormais profondément installée, n'est pas le seul apanage des écritures narratives et/ou autobiographiques : tout un renouveau du lyrisme s'inscrit dans le projet de lui redonner parole. Il y va d'un infléchissement certain de l'entreprise poétique plus volontiers tournée, il y a quelques décennies, vers les expérimentations formelles et linguistiques et vouant aux gémonies la "béance baveuse du moi" , quitte à se confronter au silence qui parfois menace une écriture sans sujet ; et aujourd'hui inquiète des identités qui se cherchent ou se dessinent dans le verbe.

Un tel infléchissement ne concerne pas que la poésie. On soulignerait par exemple le glissement d'une linguistique théorique à une autre, aujourd'hui plus vivace peut-être, qui n'étudie le langage qu'activé par des "actes de parole" (speech act) : la pragmatique replace le sujet dans le langage, au lieu même d'où la structure l'avait autrefois évincé. Mais la poésie en a fait un de ses lieux de controverse. Bien des revues se sont fait l'écho des débats, voire des combats, entre tenants du "textualisme" ou du "néo-lyrisme" : il nous semble vain d'y revenir aujourd'hui. Aussi est-ce d'une autre façon que nous aborderons la question : qu'est-ce qui change, aujourd'hui, dans la poésie ? Qu'est-ce qui, aujourd'hui, change la poésie ? D'abord sans doute cette façon incertaine d'y déposer - voire d'y interroger, d'y rechercher ou d'y rencontrer - le sujet. Que celui-ci s'éprouve dans sa division n'est certes pas bien nouveau - Nerval, Rimbaud l'ont souligné. Mais que sa conscience intime fasse de l'altérité une expérience neuve, constitutive même, là où l'identité interroge ses propres fondements, nous intéresse aujourd'hui par la dimension plus volontiers concrête de cette altérité.

Car il ne s'agit plus seulement d'une "étrangeté" à soi abstraite et fantômatique, d'un "autre en moi" différent du moi social. Ces anciennes réflexions nourries de Freud et de Proust ont abondamment sollicité la critique et la création de la modernité. Non, la concrétude en question a aujourd'hui plus à voir avec les avancées récentes de la pensée de Ricœur ou de Lévinas, où il est question du visage de l'autre et d'une culture qui habite - ou qui hante - le sujet lui-même. Un autre par lequel il se connaît, s'éprouve et se reconnaît. Dans le vide qu'est d'abord toute conscience de soi, sauf à se résoudre en expériences et sensations, résonne le nom-de-l'autre, par lequel justement expériences et sensations s'organisent au risque du sens. La psychanalyse souvent place ici les figures des ascendants, mais sait bien aussi que le Nom-du-Père par exemple ne se résume pas en un seul être biologiquement destiné par la filiation effective. Or c'est bien de figures qu'il s'agit, de ces figures qui nous habitent et que le verbe retient lorsqu'elles se dissipent - ou sollicite lorsque leur absence est trop bruyante.

Le Colloque rassemblé à Tokyo en avril 1999 par Anne Struve-Debeaux autour des questions d'identité et d'altérité dans la poésie française et francophone contemporaine était l'occasion d'aborder les autres constitutifs du sujet. Je laisse à son organisatrice le soin de présenter le livre, augmenté de plusieurs contributions qui en est issu. On ne s'étonnera pas d'y retrouver Jean-Michel Maulpoix et Claude Esteban, poètes et critiques, qui ont tous deux joué un grand rôle, depuis leur double position d'écrivains et d'universitaires, dans l'aggiornamento du lyrisme en France. Faut-il rappeler, dans le seul champ réflexif, l'importance de Critique de la raison poétique (Claude Esteban, Flammarion, 1987), de La Voix d'Orphée (Jean-Michel Maulpoix, Corti, 1989) puis Du Lyrisme (Jean-Michel Maulpoix, Corti, 2000) ? Ce n'est toutefois pas en militants d'une certaine poésie qu'ils interviennent ici : il s'agissait bien plus de se demander comment l'identité pouvait se configurer dans l'espace du poème. Comment elle pouvait résister à ce qui la divise ou l'arrache à elle-même. Comment elle trouvait encore moyen de se dire dans l'exil, dans l'épreuve de l'altérité ou en choisissant même de se porter à la rencontre de cette altérité qui nécessairement la décentre et la déterritorialise.

De la seule question lyrique, on glisse ainsi à des expériences plus égarantes parfois, lorsqu'il s'agit non plus seulement de dire - de "développer une exclamation" - mais d'interroger, d'introduire la question dans le texte, d'y faire la part de l'autre. Pour ce livre nous avons emprunté à Jean-Bertrand Pontalis le titre de la Collection qu'il dirige aux Editions Gallimard, "l'un et l'autre", quand bien même l'ensemble des ouvrages qui y sont parus n'offre guère de recueils de poésie (Verlaine d'ardoise et de pluie de Guy Goffette, qui mêle prose narrative et poèmes en vers, nous y paraît un peu isolé). C'est que l'un et l'autre, sur le mode justement de cette conciliation ou de la tentative qu'en élabore le verbe, nous paraissent véritablement concourir à figurer le sujet dans le poème aussi, même si c'est de façon plus discrète que dans les livres suscités par J.-B.Pontalis. Tel est du reste le propos du texte liminaire de Jean-Michel Maulpoix, qui emprunte à Michel Deguy l'un de ses concepts majeurs, celui de "figuration". Car c'est bien de "figurer" qu'il est question, d'avancer les "figures du sujet" comme, ailleurs, on dirait "fictions du sujet". Telle est ici la matière du poème, quitte à découvrir combien ces figures sont diverses, mouvantes, plurielles.

Figures du texte - figures de texte, au sens strictement poétique du terme - mais aussi ombres esquissées, insistantes : "de qui “je“ est-il l'hôte ?" serait peut-être la question ultime. Figures, mais aussi "passages" (Eliane dal Molin), "invocation" (Elisabeth Cardonne-Arlyck) ou encore "liaisons" comme l'écrit aussi Michel Jarrety avec Lorand Gaspar : manifestement il y a du lien à l'autre dans l'économie de ces textes, car l'identité contemporaine effectivement se tisse à une autre, à d'autres qu'elle active en son sein. Le sujet aujourd'hui est peut-être ainsi plus celui du dialogue que celui de la scission, de la rencontre que de la rupture. C'est là la raison pour laquelle, bien que voué aux écritures contemporaines, ce volume fait place à des développements consacrés parfois à des poètes d'autres générations, d'autres périodes aussi. Telle est la singularité de notre temps que de se tourner vers le passé plutôt que vers des promulgations d'avenir. Loin de décrèter ce que la "beauté sera" (ou ne sera pas...), il visite son héritage, non pour construire des panthéons : à peine pour esquisser sa demeure. Mais une demeure dont il demeure habité.

Nous reviendrons bientôt sur la poésie contemporaine, pour nous attacher peut-être à ce qu'elle a de plus contemporain encore, du côté du renouvellement plus que de la refondation, de la conquête ou de l'exploration de nouveaux territoires plus que du ressourcement ou de la déploration des lieux perdus. Quelques passages des études ici présentées et plus fortement peut-être la dernière section en donnent déjà l'idée. Ce sera aussi l'occasion de revisiter une poésie récente avec des critères et des entrées nouvelles, dépouillées des écrans qui en préformait parfois la lecture. Cet ensemble de propositions donnera quelques porosités aux distinctions théoriques et critiques qui présentent trop souvent le paysage littéraire selon la caricature que stigmatise Pierre Michon dans Rimbaud le fils : "[...] ils voient un grand sillon qui coupe en deux le champ de la poésie, rejetant d'un côté la vieillerie, pleine de belles œuvres certes, mais vieillerie, et de l'autre le fier arpent ravagé du moderne, où rien peut-être ne pousse, mais moderne" .

Je termine ce texte par un appel : nous sommes de plus en plus nombreux à consacrer une part importante de notre travail universitaire à la littérature contemporaine, mais nous savons, les uns et les autres combien cette entreprise ne va pas sans réticences, sans résistances parfois . Certaines sans doutes sont légitimes, d'autres moins. Ce n'est pas forcément le lieu d'en débattre ici, mais il nous semble important qu'entre nous l'information circule : n'hésitez pas à nous envoyer vos coordonnées (mail ci-dessus en haut de page), vous serez systématiquement tenus au courant de nos publications. De même faites-nous part des livres, des numéros de revues ou des articles isolés que vous avez fait ou vu paraître : si notre rythme de publication et les moyens dont nous disposons ne nous permettent pas encore d'en proposer des compte-rendus systématiques, nous les signalerons en annexe bibliographique de chaque livraison à venir.