objection du poème

 

ce texte de Jean-Pierre Siméon a été lu par l'acteur Xavier Guittet, le 20 septembre 2003, au théâtre du Rond-Point à Paris
Jean-Pierre Siméon, poète, dramaturge et enseignant, dirige le Printemps des Poètes

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oui ça va mal
oui les temps sont critiques
et de tous les malheurs qui grognent à nos mollets
de tous les abandons qui nous vident le cœur
de toutes les défaites qui nous brisent la nuque
l’enfermement où dans ces heures poisseuses
on tient désormais la langue notre langue
la langue commune la langue partagée populaire
celle-là l’improbable la sauvage et la douce
qui dit la bonté de l’instant
et la chiennerie des jours
cet enfermement-là
qui n’apparaît pas
qu’on ne sent pas
qui ne s’avoue pas
de tous nos malheurs pourrait être le pire
il y a deux façons contraires d’interdire la parole
la première la naïve le baillon sur la bouche
les tyrans les plus épais ont depuis longtemps connu
que le cri baillonné franchit les murs
et perce les tympans
la seconde l’imparable la cataracte qui tout emporte
la prolifération l’excès la crue
omniprésence proliférante
omniprésence surabondante
outrance qui surabonde
crue d’une langue molle sans plus d’os ni de chair
é viscérée sans poids
sans trou sans saillie
sans odeur et sans haleine
crue de la langue méduse
transparente flasque dormante
langue Poivre d’Arvor
qui n’attrape rien
ne tient rien
ne tient à rien
langue sans haut ni bas
langue horizontale
langue couchée baillante sur son sofa
langue sans parole
langue qui ne parle pas ne peut ne veut
et ne dit que ce non-pouvoir ce non-vouloir
langue chamallow dont en souriant
on vous bourre l’oreille et la gorge
langue à répéter
à régurgiter
à dégorger
et nous tous on dégorge
bavards bavardeurs avides
pour ne rien dire que son droit de dire
qui est droit généreusement partagé
démocratiquement octroyé
de ne rien pouvoir dire
car dire ne se peut
que là où il y a langue neuve nue
inattendue inespérée
non contrainte et non congrue
où il y a langue impropre
malpropre
déshabillée de sa vêture propre sur soi
délacée du corset déboutonnée
libérée de l’endimanchement à la bourgeoise
langue flottante indécise
où dans le dedans l’être le dedans a de l’aise
voilà le malheur
et notre erreur
notre furieuse erreur
notre voracité à avaler le leurre
cette généreuse liberté de tout dire
de parler tout parler se parler
mais dans la langue méduse
ah notre voracité à avaler les micros
cette ivresse tartarine (libres ah libres enfin)
à dégorger la langue Poivre d'Arvor
la langue nulle logorrhée de gorge
sans poitrine sans âme et sans cul
oui langue sans corps sans rythme
lexique précuit syntaxe surgelée
prête à mâcher dévitaminée aseptisée
et qui ne nourrit que ses fabricants faussaires
abjurons de grâce mes amis abjurons
renonçons renonçons-la
jetons-la aux orties
crachons-la aux caniveaux
et que chacun retourne à son ouvroir intime
forger sa langue étrange et insoumise
non pas celle qui se parfume de vérité
prétendant reproduire la réalité exacte
reality-langue obscène qui prétend dire le tout
quand elles réduit le monde à l'amas insignifiant des signes
et dont l'uppercut d'évidence
stupéfie la pensée
au rebours mes amis
inventons la langue abrupte et nue
qui lit le dessous des cartes
instruisons-nous de la langue âpre et solitaire du poème
retournons-nous vers la langue-poème
partout faisons sonner par objection
la langue extrême du poème
là où l’on vous demande l’immédiat
revendiquez la lenteur réticente
qui s'attarde à drainer les bas-fonds du réel
là où l'on vous presse d'être direct
imposez le détour qui seul expose à l'inconnu
là où l'on vous commande la clarté concise
déployez l'obscur
et goûtez son vertige
au constat sec mettez le feu
pour saisir dans sa chaleur
le sens inexprimé des choses
au discours droit et plat
opposez le tors et le travers
le bond le vol et la plongée
la brutale emphase et l’apnée soudaine du silence
à qui vous exhorte à la simplicité benoite
refusez le réconfort
exhibez le manque et son mystère
et prouvez dans le nœud gordien du langage
la complication de votre âme
à qui vous enjoint d'être (là tout de suite!)
compréhensible
imposez un moratoire
car qui comprend vite
ne comprend que ce qu'il sait déjà
et seuls nous importent l'impossible et l'insu
haro donc sur le diktat de la transparence
qui amaigrit la langue et quasi l'efface
et pour l'effacer la défait de sa nuit substantielle
la prive de sa profondeur secrète
où roulent les soleils noirs du sens
contre farouchement rageusement contre
l’anorexie qui évide la langue
cultivez l’épaisseur des ombres
la densité rugueuse de l’énigme
et rendez justice à l’opacité du monde
il arrive qu’en ces heures poisseuses
où l’effort qui déplace la langue
dans ses terres introuvables (c’est l’utopie du poème)
est nul et non avenu
l’ultime recours l’ultime provocation
sera la poésie sera
parler poème là où règne la langue basse
du petit troc des pensées sèches
des évidences remâchées
des émotions de halls de gare
or mes amis vite c’est urgent
haussons le ton
haussons la langue
à l’intensité du poème
à toute heure en tout lieu
jetons le poème à la face du monde
dans les théâtres dans les écoles dans les rues
dans nos chambres muettes
comme dans l’agora de plein vent
osons pour tous le poème tourmenteur
rebelle indélicat incommode
rebelle au bon sens
indélicat comme un coup d’épaule au dormeur
incommode car toute fièvre est incommode
formulons l’impossible dans le poème
dans l’impossible poème
qu’il pèse dans la poitrine
qu’il pèse dans la bouche
que la pensée même pèse son poids de poème
pour que chacun enfin éprouve en soi
sa pesanteur d’être
et que de cette épreuve en chacun se fonde
une parole rare et légitime
osons la poésie mais
la poésie entière sans compromis
vive et sévère
é lan et chute
stridence et murmure
chant et bégaiement
difficile revêche et tendre
claire ou violente
comme la succession des songes dans la nuit
qu’elle exerce chacun
au doute
à l’obscur
à l’incertain
à la frayeur
à l’étrange
à la fureur
au déni
comme au désir
et à la faim vorace du baiser
qu’elle exerce en chacun
le muscle de la douleur
et l’art vorace du baiser
qui est l’art d’étreindre éperdument l’inconnu
il y a urgence
objectons

Jean-Pierre Siméon
3 septembre 2003

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