Yaël Pachet / On est bien, on a peur
éditions Verticales, octobre 2002 - un extrait

de Yaël Pachet, sur remue.net, au printemps 2002, un fragment du journal qui a servi de matériau premier à l'établissement du récit "On est bien, on a peur"


le 28 novembre 2002, lecture de Yaël Pachet à Nantes / Lieu Unique

 

La laque fixe encore le chignon, je suis maquillée, mais personne ne me regarde sauf une petite lampe déglinguée posée sur le frigidaire.

Ce soir, entre deux interventions du choeur pour une soirée privée à l'Opéra, en l'honneur d'une centaine de PDG de l'agroalimentaire, j'ai essayé de nous observer discrètement dans le foyer côté cour où nous buvons de l'eau, bavardons, attendons. Mais je ne sais pas photographier avec mon oeil ce que je vois, je ne peux qu'entendre l'inertie de ma pensée. Nous sommes tous habillés pareil, voilà ce que je vois, et je me dis que cette précision est très importante, puisque l'uniforme, robe noire pour les dames, smoking pour les messieurs, fait de nous justement des dames et des messieurs.

Dans la coulisse qui longe le fond de scène, nos chaussures de skaï noires à talons qui font mal aux pieds martèlent le rythme de nos marches désœuvrées. Assises sur une marche qui mène au foyer jardin, Virginie et moi apercevons au loin la loge du concierge qui s'ennuie et regarde discrètement la télé. Beaucoup de commentaires sont échangés entre nous les soirs de concert où nous arborons cette robe de dame, faite pour de loin ressembler à une robe de dame, mais dont le tissu de près fait penser aux vilains dessus-de-lit de chambre de cité universitaire en faux velours rayé. Bientôt un appel du régisseur nous rassemble à nouveau et nous entrons sur scène. Sur un praticable nous retrouvons les places qui ont été déterminées l'après-midi même, et nous ouvrons nos chemises noires en carton lorsque le chef de chœur discrètement nous fait signe.

Pas vraiment la peine de regarder les partitions pour les chœurs de Verdi, nous les avons chantés déjà tant de fois. je suis attentive à ce qui dans mon corps serait susceptible d'empêcher la voix de se dresser toute, je n'entends pas ma voix, mais je ressens la colonne d'air que j'ai appris à développer et cette sensation d'air a remplacé assez vite pour moi les sensations auditives. Je respire plutôt que je n'écoute, ou bien c'est les deux mélangés, je ne fais plus la différence. Quand la peau au sommet du crâne se soulève c'est que tout va bien. Et elle se soulève en effet à la fin du chœur de triomphe d'Aïda.

Quelque chose va bien en moi, et je me dis qu'une journée comme celle-là, où dans le parfait arrondi du palais mou au fond de la gorge j'ai goûté à l'apothéose d'un accord en mi-bémol majeur, devrait se conclure sur un profond sentiment de satisfaction.

extrait © Yaël Pachet / Verticales "On est bien, on a peur", octobre 2002.