Paul Badin / une présentation d'Antoine Emaz en 1994

"des mots simples que l'on ressasse dans l'incertitude"

Paul Badin, poète, vit à Bouchemaine (Maine-et-Loire) et anime depuis de longues années, à Angers, Le Chant des mots, qui a permis d'accueillir, pour des lectures et des rencontres, plus d'une centaine de poètes d'aujourd'hui (de Bernard Noël ou James Sacré à Heather Dohollau...)
Parce que la poésie vit ainsi de ce travail sur le long terme, travail obstiné et patient qui toujours repose sur quelques-uns, voici comment, dès 1994, Dominique Lebreton et Paul Badin présentaient pour la bibliothèque municipale d'Angers une lecture d'Antoine Emaz : l'occasion de découvrir quelques textes rares...

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Bibliothèque municipale d'Angers
LES MARDIS DE LA POESIE
séance du 22 février 1994, 20h30

ANTOINE EMAZ / Poèmes lus par l’auteur
"QUAND ON FINI DE REGARDER, ON N’A PAS FINI DE VOIR"

Antoine Emaz, né en 1955, a des attaches familiales en Anjou. Il vit et écrit àAngers. Il publie des poèmes dans de nombreuses revues de poésie, sans être attaché à aucune école.

Des mots simples que l’on ressasse dans l’incertitude
Les poèmes que nous propose Antoine Emaz sont fait d’une poésie de la sobriété. Nus, ils courrent à travers des mots simples, voir redits, répétés vers le noyau même de la poésie. "Poétique de l’extrême concision et de la rareté" écrira Patrick Kechichian, à propos de C'est (1992).
L’expérience de la lecture de poètes travaillés par une poésie du mouvement tel que Ponge, Reverdy, Guillevic, a été fondatrice pour Antoine Emaz. Cest cette dynamique du provisoire qu’il exprime dans Poème en miette. "Réalisé, le livre reste pour moi débris ou indice de l’oeuvre à faire. On termine, on ferme, on achève pour en finir. Au bout, le livre reste encore tellement en avant que cela effraie..."
A partir d’une souffrance, d’un mal-être, il tente de "réduire l’à-peu près de la vie" et, dans l’incertitude de "retrouver derrière la vie, la mort, les choses ce goût inqualifiable". Il s’agit d’être "être pour le moment" (Poème de la broyeuse).

Dominique Grandmont, à propos de En deça : "Ecrire, c’est rencontrer l’obstacle ou sa limite, la circonscrire ou l’affronter". Antoine Emaz à force d’usure des mots va à la recherche de ce mur, contre lequel s’arcbouter.
C’est à partir de "formes qui dérivent de presque rien" comme le note James Sacré, à propos de Deux poèmes, "des mots familiers comme des bêtes" (Peu importe) qu’Antoine Emaz approche de l’extrême limite du réel.

Poèmes de la sensation vraie
Dans une "langue sans effets mais sensible à la sourde gravitation des éléments les plus ténus du sensible" comme le dit Pierre Dubrinquez à propos de En deça, Antoine Emaz choisit des mots dans leur pauvreté et les pose là, pour tenir. A travers des phrases aux résonnances de pierres dures, ils prennent consistance de la matière : terre, sable, dunes. Ils nous attachent.
Dans En deça : "Il faudrait que chaque mot pèse autant qu’une pierre."
C’est sur ces mots que l’homme dans une présence silencieuse dissimulée derrière un "on" impersonnel, mais générique, va chercher appui et passage. Abattu, jamais écrasé, il est prêt à rebondir.
Dans C’est: "Une seule chose est vraie dans le moi, un poids, un caillou".
Mais, Antoine Emaz nous dit: "On naît devant soi." (C’est)

L’élargissement viendra du dedans
"Dans le continu des jours, on tente de s’enraciner plus loin à l’intérieur sur quelques poèmes qui durent à travers la masse des actes de sommeils." Poème usé.

"Parfois sans comprendre; on arrive à rejoindre le calme transparent. La paix de pierre de sièclés vaste et légère qui tremble au fond de tous les jours...
Une poignée de sable infinie en l’air,un livre.., peuvent suffire..."
La phrase d’Antoine Emaz "avance à pas compté pas très loin mais là où eUe est elle tient" souligne Thierry Guinhut.

C’est le poème gui fait sa forme
Les poèmes d’Antoine Emaz se présentent comme des séquences dans des suites construites en une énergie continue. James Sacré parlera de "versets solidement liés", mais hors d’un cadre ou d’un moule : c’est le poème qui fait lui-même sa forme. Le titre est fait dans les premiers recueils,du mot poème : Poème usé, Poème pour passer, Poème maigre, Poème un temps mort, Poème carcasse, ou d’un mot court Fini, Maigre, De peu, Un gel, qui donne figure à la séquence. Quant à la place du poème dans la page, il se pose en bas: c’est le début de l’enracinement.
Pour Antoine Emaz: "Le poème a tendance à exister seul."

On ne devient ni plus grand ni plus fort au bout des livres. Peut-être seulement un peu plus d’air. Si seulemen4 il y avait un peu d’air dans les pages. Un livre au mieux, il saigne le mal. Et toi tu apportes l’air, qui te reste au bout – ce que tu as apporté sans trop savoir – un peu d’air, parfois devenu plus lourd; c’est selon.
[Un livre] il s’économise, vit plus longtemps que nous il se tait d’avantage.
C’est donc aujourd’hui qu’il faut trouver. Aujourd’hui, tant qu’il te tient encore...
Poème en miette - Tarabuste, 1986

Jusqu’au bout du vent
on est au large
peu importe le lieu dans la langue
l’endroit précis d’une terre
on reconnaît
sans savoir on avance
vers ce qui serait au-delà
de l’étroit
ou du ciel
on avance
et les mots familiers comme des bêtes
sans bruit tracent la route
et vont vite
Peu importe - Le Dé Bleu, Le Noroît, 1993

il faut parler d’un étranglement.
Dehors serre davantage en ces temps de vide, strident. Dedans, ce n ‘est pas neuf l’étroitesse.
Rester debout, entier, maintenir l’écoute de ce qui est, et vient, à travers et malgré le bruit de ce qui est, aussi, et vient, également.
Obstinément s’opposer à ce qui étrangle, demeurer en éveil, savoir durer, jusqu’à ce qu’un mot pèse le poids d’une pierre.
In Verso n° 64 - Matière 21 (1991) - Confiscation de la parole

et pourtant
repliée en dedans mais sans cesse
la même force s’arc-boute
contre
et plie jusqu’à rompre ou trouver
l’endroit juste où peser et passer
en joie
midi mental
quand on parvient d un même élan
à s’acquitter du jour
et le passer
in Poèmes Communs (1989) - extrait de Poème pour passer

le dehors tourne
vite
la peau craque
personne n’assiste
une peau craque
et ce qu’elle révèle
dedans
ne reste rouge
que peu de temps
on n’attend pas
que cela se ferme
du dehors
on se replie
assez loin
dedans
on se serre un peu
et on se ferme
plus loin
dedans
plusieurs fois cela
et on devient mince
fil de glaise
à force
on n’a plus grand-chose
à offrir
à refuser
on se tient
avec un peu de chance
assez encore
pour avoir l’air
et durer sans cesse
attendre
ne pas laisser les choses ainsi
on voudrait
on ne lâche pas
ce sont les mains qui abandonnent
on n ‘a pas lâché
quand on a fini
on est lâché
et bien forcé de laisser
au bout
in Poème maigre