soutenir les éditeurs victimes de l'incendie des Belles Lettres

"Assez farouchement irréconciliés cependant pour paraître même naïfs, nous trouvons chaque jour quelque argument nouveau pour poursuivre dans le présent des livres l’éclat entrevu de la littérature."
Georges Monti, éditions le Temps qu'il fait

nous avions relayé les tout premiers, la semaine dernière, le message d'Aliénor Mauvignier, du collectif de diffusion Athélès, après l'incendie qui a ravagé leur stock, incluant des éditeurs indispensables (Le Temps qu'il fait, Agone, l'Escampette...)

de nombreux abonnés au bulletin nous ont sollicité pour d'autres informations, à titre exceptionnel nous faisons suivre via le bulletin cet article dans Libération ce matin

vous pouvez suivre directement ce dossier via le site Athélès

Les éditions Le Temps qu'il fait proposent, en attendant – particulier ou libraires –, de leur commander directement les livres, ou participer à des souscriptions pour les titres en réimpression

le Temps qu'il fait a perdu 22 000 ouvrages dans l'incendie, dont les derniers livres de Catherine Rey, de Jean-Pierre Abraham, de Jean-Claude Pirotte, de Christian Bobin, les poèmes d'André Dhôtel, de Valérie Rouzeau...

on s'associe évidemment à cette démarche, merci de relayer ce message, au moins le lien ci-dessus du site Le Temps qu'il fait

F Bon et remue.net

ce 13 juin 2002, le bulletin remue.net est transmis à 768 abonnés


Libération : L'angoisse de la page noire

Avec l'incendie de l'entrepôt des Belles Lettres, une myriade d'éditeurs ont vu disparaître leur fonds .Turbulences dans la circulation du livre.
Par Ange-Dominique BOUZET
jeudi 13 juin 2002
«Pour reconstituer un fonds viable, il faut que je trouve 46 000 à 61 000 euros, mais, aux yeux des banques, nous sommes des confettis !» Claude Rouquet (L'Escampette Gasny (Eure) envoyée spéciale
u sortir du bourg de Gasny, dans la campagne, tout juste si l'oeil accroche une tache brunâtre dans l'étendue des pousses de maïs, là où le souffle de l'incendie voisin les a desséchées sur pied, le 29 mai au soir. Mais, au bout du chemin latéral, la vision qu'on découvre évoque irrésistiblement un World Trade Center miniature : toit soufflé, charpente fondue, poutrelles tordues et noirâtres dressées sur un amoncellement encore fumant de débris calcinés, dont émergent des ressauts de livres brûlés, des rangées serrées de volumes noircis dans des restes d'étagères effondrées, des reliures pâteuses de suie et d'eau, sur lesquelles on déchiffre des titres salis et des noms d'auteurs classiques (Apulée, Cicéron, Prudence de Pline l'ancien) mêlés à des romans, des essais d'actualité, des recueils de poésie... Boire la mer à Gaza, le Conte de la Belle Vassilissa... Vestiges dérisoires de ce qui était, il y a encore une dizaine de jours, le centre de distribution et de diffusion des Belles Lettres, abritant, sur 3 000 m2, quelque trois millions de livres : un lieu discret mais névralgique, où les volumes arrivaient au sortir des imprimeries pour être stockés et expédiés aux libraires.
Les pompiers n'ont rien pu sauver : «En quatre heures, c'était fini, dit Jean-Yves Fercy, le responsable du Centre, en montrant tristement, dans un petit local épargné, quelques rares exemplaires ramassés dans les décombres et joints à quelques dizaines de livres rangés en paquets : «Des retours de libraires, qu'on vérifiait pour les restocker. Ici on ne pilonnait pas.»
Outre le fonds propre des Belles Lettres (environ 2 millions de volumes) les flammes ont emporté les stocks de ses clients : des éditeurs que la société diffusait (assurant leur commercialisation auprès des libraires via ses représentants) ou dont elle gérait les stocks en distribution simple, telles les neuf petites maisons associées au sein du collectif d'autodiffusion Athéles (acrostiche de trois fondateurs : Agone, Thélème et Escampette). En tout : une vingtaine de maisons d'édition (une cinquantaine en comptant les revues), allant de toutes petites structures artisanales à des sociétés disposant d'assises plus établies, comme l'Age d'homme (filiale d'une maison suisse, riche d'un catalogue de trois mille titres... et d'autres lieux de stockage).
«On va repartir et il n'y aura pas de licenciement, assure Michel Desgranges, le PDG des Belles Lettres. «L'urgence absolue, pour tout le monde, c'est de trouver de nouvelles installations de façon à assurer la distribution des sorties de la rentrée : j'ai bon espoir que ce sera fait d'ici quinze jours.»
Les Belles Lettres, créées en 1919, c'est d'abord une collection emblématique pour plusieurs générations de lycéens et d'universitaires: les volumes des «CUF» («Collection des universités de France»), frappés de la chouette de Minerve, abritant des éditions bilingues des auteurs grecs et latins. Egalement appelés «Budé», ces livres restent le fleuron de la maison, spécialisée dans les ouvrages d'érudition. Celle-ci s'est cependant engagée dans une politique de diversification avec l'arrivée de Michel Desgranges, qui l'a rachetée en 1988. Alors que les Belles Lettres s'étaient jusqu'alors limité à assurer leur diffusion et celle de quelques sociétés savantes, Desgranges a développé les activités de distribution en les installant à Gasny, en 1989.
«Aujourd'hui, le chiffre d'affaires des Belles Lettres s'équilibre à 30 % sur l'édition et à 60 % sur la diffusion-distribution», évalue-t-il. Avec un chiffre d'affaires de 6,7 millions d'euros en 2001, en progression de 21,5 % sur l'année précédente, la société, qui emploie 43 personnes, s'estimait «sur une bonne lancée» d'après les déclarations de son directeur général, Pierre Saiah, à Livres Hebdo. L'anéantissement de certains de ses titres, confidentiels, semble presque irrémédiable, la faiblesse des ventes possibles ne couvrant pas le coût d'une réimpression, à quoi on peut ajouter la perte bibliophilique représentée par la disparition de maints exemplaires de tête, à l'ancienne. Dans l'ensemble, cependant, la réimpression des grands titres et des «Budé», facilitée par la conservation de beaucoup de films à l'imprimerie, ne devrait pas poser de problèmes techniques majeurs... pourvu d'en trouver les moyens financiers.
Les Belles Lettres, sur ce plan, peuvent au moins compter sur leur contrat d'assurance. Une ressource qui, apparemment, fera défaut à la plupart des autres éditeurs touchés. Les contrats actuels de distribution et de diffusion renvoient en effet la charge de l'assurance de leurs stocks sur les «stockés». Une clause mal connue, que peu d'entre eux avaient lue. Deux, seulement, dit-on. Pour tout un pan de l'édition française indépendante, la catastrophe est patente. Comme les Belles Lettres elles-mêmes, les enseignes sinistrées sont «des maisons de fonds». Pas le genre à publier des Mémoires de lofteurs : des éditeurs amoureux de la littérature, ne vivant pas des «nouveautés» mais de l'exploitation au long cours de leurs catalogues, ignoreux des «coups» qui donnent vie, pour trois mois, à des titres éphémères. Le préjudice est d'autant plus terrible pour plusieurs d'entre eux qu'ils avaient déjà été durement ébranlés par la faillite de Distique : comme si une fatalité vouait ces entreprises déjà fragiles à trébucher sur les défaillances d'un secteur de services en principe plus structuré.
C'est 52 000 volumes (pour 80 titres) que la petite maison d'édition politique Agone («combat» en grec) a ainsi vu disparaître. «Nous avons d'abord existé en tant que revue, avant de passer aux livres en 1998, explique Thierry Discepolo, et nous sommes ainsi passés d'un chiffre d'affaires de 150 000 francs il y a cinq ans, à 1,5 million l'an dernier en nous faisant reconnaître en librairie sans avoir les moyens d'assurer des services de presse ou des campagnes promotionnelles. Bien sûr, lorsque, en mars, nous sortons les "Interventions" de Pierre Bourdieu, c'est une nouveauté qui, ce mois-là, fait monter les recettes. Mais en avril, nous avons fait 350 000 francs (53 400 A) rien que sur le catalogue. Le fonds que nous avons perdu, c'est la base même de notre fonctionnement et de notre subsistance.»
«Notre stock (une vingtaine de titres, 20 000 volumes) a brûlé à 100 %», constate de son côté Eric Hazan, qui a fondé La Fabrique après avoir dû vendre les éditions Hazan à Hachette, en 1997. «J'avais choisi les Belles Lettres comme diffuseur-distributeur parce que c'est une maison à notre échelle. On sortait six à huit titres par an, ça ne marchait pas trop mal. Eux ont quatre représentants, quatre cents clients en compte, c'est à notre taille. Des distributeurs sérieux qui gardent une dimension humaine, il n'y en a pas des caisses ! Je persiste à penser qu'il vaut mieux être aux Belles Lettres que d'être le 354e diffusé de la Sodis, dont les représentants arrivent chez les libraires avec des listes de centaines de titres. Je suis un incorrigible optimiste : je me dis qu'on ne doit pas complètement repartir à zéro. Avoir à réimprimer un livre, ce n'est quand même pas aussi lourd que le concevoir, négocier avec l'auteur, etc.» Fata Morgana, doté d'un autre stock près de Montpellier, fait partie des rares «assurés». Consolation toute relative, explique néanmoins Bruno Roy, qui estime avoir perdu le tiers de son fonds dans l'incendie, soit 24 000 à 25 000 volumes. «Le pire, c'est la disparition complète de certains titres d'André du Bouchet, Klossowski, Paulhan, Louis-René des Forêts pour lesquels on était arrivés en fin de tirage et dont les dernières centaines d'exemplaires étaient donc parties à Gasny... Ils exigeraient une réimpression rapide. Or, on ne pourra pas l'étaler sur moins de trois ans. On ne peut pas compter que les assurances, qui remboursent au coût de fabrication par unité, compensent ce genre de dommage. Si vous avez, par exemple, 5 000 exemplaires d'un livre anéantis, peut-être. En revanche, quand il vous restait cent exemplaires cela signifie que vous toucherez peut-être 2 000 francs : pas de quoi faire une réimpression, qui exige un minimum de 500 exemplaires.»
Partout, les mêmes constatations accablées, nuancées d'aléas divers. Jean-Hubert Gaillot, de Tristram, vient, à Auch, de s'agrandir : «Nous avons perdu 11 000 volumes, mais, par chance, nous avions pu rapatrier la moitié de notre stock il y a trois semaines dans nos nouvelles installations. Sans ça, certains de nos titres, comme ceux de Mehdi Belhaj Kacem ou d'Onuma Nemon, auraient certainement disparu. N'empêche, les deux tiers des trois livres d'Arno Schmidt que nous avions publiés cette année et qui étaient particulièrement vivaces ont été détruits...» «Nous nous apprêtions à fêter nos dix ans, dit de son côté Michel Chandeigne. On avait 80 titres, une collection de voyage telle que Magellane, qui faisait référence... et là c'est comme si on se trouvait ramenés cinq ans en arrière. Nous sommes deux , à Chandeigne, dont une seule salariée. Moi, je vis sur la Librairie portugaise, que je dirige, rue Tournefort à Paris. Nous n'étions pas assurés : on a perdu 15 000 volumes, dont 2 500 exemplaires des Maia, le roman de Jose Maria Eça de Queiros (1888), notre best-seller.»
«En valeur marchande (au prix public des livres) nous avons perdu l'équivalent de 2,3 millions de francs (380 000 a)», évalue Claude Rouquet, de l'Escampette, dont les 80 % du stock (une cinquantaine de titres de poésie, entre autres) ont été dévorés : «En coût de fabrication pure, ce qui a brûlé représente 500 000 à 600 000 francs (76000 à 91500 a). Pour reconstituer un fonds à peu près viable, il faut que je trouve 300 000 à 400 000 francs (46 000 à 61 000 a), mais, aux yeux des banques, nous sommes des confettis !»
La solidarité des lecteurs, en revanche, fonctionne déjà. Agone a lancé un appel à souscription : «J'ai reçu un paquet d'enveloppes de dix centimètres d'épaisseur, dit Thierry Discepolo, avec des chèques allant de dix à mille euros.» «Alors que je venais à peine de déposer des bulletins pour l'Escampette au cinéma Utopia, à Bordeaux, j'ai vu arriver un jeune type, bouleversé, qui m'apportait un chèque de vingt euros», relate Rouquet. Des gestes formidables, mais qui, de l'avis commun, ne laissent pas espérer de salut sans coup de pouce public. La réceptivité des Drac et des collectivités locales semble éveillée. Au ministère de la culture, Jean-Jacques Aillagon a, par communiqué, assuré les éditeurs de son soutien. «On peut envisager divers niveaux d'intervention», commente Michel Marian, le secrétaire général du Centre national du livre : «Rééchelonner ou même remettre, en partie, les dettes des éditeurs qui ont des emprunts ; mettre au point des procédures particulières pour ceux qui vont définir des programmes de réimpression, voire des prêts économiques, sous forme d'avances remboursables pour faciliter les trésoreries. Mais on a d'abord besoin d'une mesure précise des dégâts : il faut attendre une quinzaine de jours...» En espérant que ce ne soit pas un écran de fumée.

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