On connaît Yves Charnet pour son travail théorique et critique, on le connaît aussi pour sa rigoureuse suite autobiographique (Proses du fils, Coeur furieux, Mon amour, éd. La Table ronde). Enseignant à SUPAERO Toulouse, les images, le choc, quand cela croise sans distance le travail d'écrire. Ne pas forcément témoigner du réel, mais témoigner de ce qui affecte les mots?
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Yves Charnet / inscrire en mots ce chaos

Inscrire en mots ce chaos.
J'ai changé de monde en voyant de mes yeux de chair la couleur immonde : un rouge, oui, chimique - d'une terrifiante beauté contre le bleu du ciel. L'explosion avait été terrible. Pour moi comme pour tout le monde elle provenait d'une bombe, mais où. Chacun, ici, a cru ça - partout.

Pour la première fois - suite aux premiers rhumes de rentrée - nous avions laissé notre fille (10 ans) seule. Un collègue me conduit à travers le verre brisé partout sur la route jusqu'à la maison, avant que tout soit bloqué. Certains ont mis trois heures pour 10 km - et abandonnant leurs voitures. Bref je suis très choqué. Peut-être avons-nous survécu à un attentat raté. À moins que ce ne soit la saloperie ordinaire de notre production industrielle: des engrais à base, donc, d'explosif. Ce n'était pas de la peur. C'etait autre chose. Quoi quand, regardant, impuissant, la terrifiante beauté du rouge chimique on ne sait pas ce qu'on respire - et que, bien sûr, on respire.

C'est dans la rue que c'est vraiment arrivé. Tout à l'heure. Je sortais pour la première fois. La catastrophe m'avait - depuis hier 11 heures du matin - enfermé dans la maison. Dans la maison devenue radio.

Au bruit de l'information a donc succédé cet incroyable silence d'un samedi quinze heure dans cette ville que j'aime pour sa vie, ses couleurs, sa façon de marcher. Deuil n'est pas le mot. Ce silence parce qu'il n'y a pas de mot. Mutité profonde de l'humain après la catastrophe. Cette façon de nous ressembler, de nous refaire signe - précisément par le silence. Nous, les gens, moi, le ciel. Un même gris.

La cendre, tu sais, de ce long deuil intérieur qui n'en finit pas de commencer.

J'ai dit ça, en face du Marché des Carmes, au marchand de journaux. Ce silence des gens, du ciel. il m'a dit que oui. C'était ça. Qu'il n'avait jamais entendu ça. Personne ici. Jamais.

C'est en achetant les journaux que c'est arrivé. Je n'ai pas la télévision. C'est par la radio que je sais. Tout hier quand, dans le "confinement", on attendait, vitres et volets clos, de savoir si c'était toxique ou pas, ou quoi, la saloperie (rouge pour moi), noire (pour ma femme) qu'on avait respirée. Qu'à la radio, sur France-Info, leur spécialiste de la santé, récitait mécaniquement comment on meurt de ça, à partir d'une certaine exposition, l'eau qui sort du sang, qui rentre dans les poumons - "comme si on se noyait de l'intérieur". C'est par les mots que ça rentre dans le corps de la pensée, la catastrophe quand on écoute la radio. Qu'on n'a pas de télévision.

C'est en achetant les journaux. Les Éditions spéciales. "La Dépêche du Midi" : "L'HORREUR", "Ô Toulouse" : "21 septembre 2001 : 10 h 21", "Tout Toulouse" : "10 h 15 : l'explosion". J'ai vu. Je n'ai rien vu. Les mêmes images.

Cette confusion des dates, des lieux. Ce qui fait que nous sommes en deuil de deux événements à la fois.

Qu'il y avait pendant qu'on vivait en vrai l'événement de Toulouse, hier, qu'un élève - dans la cour de SUPAERO où on se retrouvaient élèves et personnels évacués, toutes sirènes d'alarmes hurlantes - a crié - "Putain, y a un nuage chimique dans le ciel" et qu'on a vu, ensemble, dans l'exactitude foudroyante d'être contemporain par le pire, le nuage rouge sans nuage rouge, d'un rouge, je veux dire, qui n'existe pas, tu sais, dans la nature, dans la peinture, la terrifiante beauté du rouge chimique qui ajoute son nuage au bleu du ciel, que pendant ça, il y avait le fantôme de New-York et que cet après-midi lisant dans le silence des rues les images sans commentaire des éditions spéciales j'ai confondu, j'ai vu ma propre confusion mentale, celle des passants sans paroles, dans ces images de brasier, carnage, destruction, écrasement, bouche à cris, et fumée, fumée, fumée.

Le rose de la ville est noir.

Toute cette confusion dans (et autour de) la tête. Cette confusion comme un air de ressemblance, tu sais, entre les personnes qui promènent sans un mot leur survie dans les rues d'après la catastrophe.

"J'arrête d'écouter les infos, de regarder la télévision" m'a dit le marchand de journaux, "ça finit par me faire penser de travers".

Au retour de cette sortie dehors, la première depuis le confinement, je ne peux penser que comme ça, de travers.

Ici ça reste très dur. Dans la tête.

Je ne sais pas si ailleurs on se rend bien compte.

Yves Charnet, 22 septembre 2001 -

courrier pour Yves Charnet