Benoît Artige | Figures libres, Johannes Gutenberg

En signe de protestation, ils avaient déversé pendant une semaine devant les grilles des kilos de papier, aimait raconter aux nouveaux habitués le patron du bar, un stock considérable de feuilles blanches, de pages de bottins et de journaux officiels sur lesquelles les voitures et les vélos semblaient glisser comme sur de la neige. Ils n’avaient pas gagné la bataille pour autant et avaient dà» finir par quitter les lieux. On les regrettait ici : c’était de bons clients, ces imprimeurs, jamais les derniers àvenir s’accouder au zinc, des gars sans manière, sans détours et pas fiers. Mais maintenant tout avait changé là-dedans et le patron de désigner le vaste bâtiment en brique rouge de l’autre côté de la rue : une autre clientèle, “des gens qui vous font comprendre qu’ils ne sont pas du même monde que le vôtre†, diplomates cravatés, policés et àla mine recuite de ceux qui ont passé trop de temps hors de chez eux : les rares qui passaient la porte vous toisaient d’un air suspicieux, buvaient vite et sans faire de bruit une bière dont la permanence du fade goà»t international semblait être un motif de satisfaction ; plus rares encore ceux qui venaient àplusieurs et parlaient onu ong pnud finul, une langue d’initiés. “On a transformé une imprimerie en usine de beaux-parleurs, c’est dire l’état de notre époque†, philosophait le patron en se reversant àboire et levant son verre àl’adresse du dernier témoin de ces temps révolus : le pauvre Gutenberg que personne n’avait pensé àdéboulonner de son socle et qui trônait esseulé au milieu de la grande esplanade gazonnée, tenant entre ses mains une feuille sortie de la presse, comme recherchant parmi les passants de très hypothétiques lecteurs.

14 octobre 2023
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