Benoît Artige | Figures libres, Amália Rodrigues

En venant la rejoindre dans son immense maison avec vue sur le Tage, il imaginait que leur amour pourrait prendre enfin l’élan nécessaire àun nouvel envol au lieu de continuer àbégayer l’interminable rengaine d’un disque rayé. Mais Amália avait changé : àpeine consentait-elle àlui accorder, et encore, du bout des lèvres, des baisers qui étaient autant ravissement par leur goà»t d’olive fraîche que torture par la certitude acquise qu’elle ne lui en donnerait pas davantage. Il ne comprenait pas la raison de cette désaffection soudaine et ruminait son désespoir en errant dans cette ville dont le relief pentu et les petits pavés agréables àla marche mais excessivement casse-gueule, surtout par temps de pluie, semblaient, eux aussi, vouloir lui mener la vie dure. Tandis qu’il repensait aux nuits fiévreuses de Paris dont il avait fait la grossière erreur d’espérer la résurgence sous les cieux lisboètes, ses pas le menaient inéluctablement àl’intérieur de cette grosse meringue blanche qu’est le Panthéon national et dont la coursive intérieure sous le dôme offre une excellente rampe de lancement pour les candidats au suicide. Il cabotait d’un catafalque àl’autre, déchiffrant le nom de défunts illustres qui, comme lui, s’étaient lancés, téméraires, dans de folles et incertaines conquêtes, et dont les âmes insatisfaites volaient désormais en mouettes ivres de vent au-dessus de la Mer de Paille. A force de visites quotidiennes dans cet endroit lugubre, il fut pris d’un sursaut de bravoure : il ne pouvait accepter ainsi la défaite de l’amour, il tiendrait encore un peu, il en était capable – une semaine, voire deux –, il supporterait sans faiblir les petites mesquineries d’Amália – qui sans doute ainsi tentait d’évaluer la constance de ses sentiments àson égard – et àla longue, il en était certain, elle finirait par s’adoucir ; impressionnée par tant de vaillance, elle se résoudrait àrendre les armes pour poser sur la tête de son héros venu la reconquérir les lauriers de la victoire.