« aussi simple qu’une phrase musicale... »

Mardi 7 décembre 2004. Les mardis se précipitent les uns dans les autres. Ils forment maintenant un territoire de rencontres, de lecture et d’écriture dans lequel un train circule continuellement entre Paris-Est et Charleville-Mézières vers l’école de la rue de Béthune. Coteau avec chemin blanc, canal avec péniches, vieux pont avec cyclistes, vignobles, jardins ouvriers, les entrepôts annoncent les villes, LEBRUN annonce Epernay d’où il y a des correspondances pour Châlon-en-Champagne et Saint-Dizier, MERCIER annonce Reims, les collines annoncent des tunnels, le matin je n’ai jamais vu un voyageur descendre à Amagne-Lucquy, le soir ils sont nombreux.


A partir de la liste de Juliette (voir mardi 30 novembre), chacun a constitué sa liste propre en lui donnant un titre qui rassemble les mots choisis. Yamina a dressé celle des « Mots qui commencent par la lettre F » : froides - feuilles - faune - fleurs - fantôme. Il y a également ces listes : Les moyens de transport, Ce qu’on entend, Ce qu’on sent, La nature, Ce qu’on achète, Noël.
Puis chacun crée une liste de son choix avec un titre à partir des textes de Rimbaud. Il y a : Le décès, Les ténèbres, Amours, Le corps.
Latifa a dressé une liste de villes : Charleville - Sarrebrück - Paris - Sedan - Douai - Cumay - Vireux - Civet - Charleroi - Bruxelles - Arras - Malines - Ostende - Londres, la lettre majuscule initiale de chaque ville est calligraphiée avec des spirales et des enroulements de rubans ou d’escargots.


Lecture à voix haute de « Enfance III » des Illuminations et écriture de textes avec ces consignes : un titre de lieu et des phrases commençant par « il y a ». Peur ou timidité ont disparu, tout le monde écrit, tout le monde lira ce qu’il aura écrit.
Rabea a écrit :

Marseille
Il y a la plage
Il y a le vieux port
Il y a le vélodrome
Il y a des boulistes
Il y a beaucoup d’étrangers

Oumouch a écrit :

Au dos
Il y a un arbre, il est brisé
Il y a une feuille jeune qui tombe
Il y a un petit chat qui pleure
Il y a un automne où je reste

Au texte de Delphine, j’ajoute quelques s oubliés de la règle du pluriel. Ah, me dit-elle, les s et moi c’est toute une histoire. Je lui propose de raconter cette histoire. La voici :

Les s et moi

Je vais vous dire que les s et moi ça fait deux car à chaque fois que j’écris un texte, j’oublie les s quand c’est au pluriel. Je dis souvent que « tu » n’oublie jamais son chien s. On me le disait beaucoup quand j’étais à l’école. Mais la preuve c’est que je la fais souvent (cette faute). Donc j’oublie mon chien s.

L’atelier d’écriture peut aider à donner les moyens de la formulation. La liste des Mots commençant par la lettre F et le « tu » désigné entre guillemets du texte de Delphine expriment en effet une conscience implicite de la langue très forte mais qui ne sait pas ou peine à se formuler, pour des raisons linguistiques dans le cas de Yamina, de manque de confiance en soi dans le cas de Delphine. Jessica et Laetitia me demandent, après chaque texte qu’elles ont écrit, si « c’est bon ». J’explique, à tous, que les textes s’ajoutent les uns aux autres, que personne ici ne participe à une compétition, que personne ici n’attend d’eux aucun résultat qu’on pourrait qualifier de « bon » ou de « mauvais ». Mais il n’est pas si facile de cerner à quoi ont trait le « bon » ou le « pas bon » convoqués, de quelle histoire aux assises inquiètes et fragiles ils s’élèvent. Avant même « les moyens de formuler », l’atelier d’écriture peut sans doute aider à ce que chacun parvienne à approcher du lieu où, à l’intérieur de soi, mots et phrases se formulent, en approcher, le reconnaître, et savoir y retourner quand ce sera nécessaire. Je retrouve ici, je le vois, les mots mêmes de Rimbaud : « trouver le lieu et la formule ».

Amorce d’échange avec Annie Gilles sur l’illettrisme. « L’illettrisme, me dit-elle, ça n’existe pas. » Peut-être, en effet, n’existe-t-il que des lettres et des alphabets appartenant à d’autres et que nous ne savons pas déchiffrer.

Le train démarre dans la nuit déjà tombée. On aperçoit dans la campagne les guirlandes lumineuses des villages et des maisons isolées.

Bibliographie rimbaldienne
Hans Freibach : « Non ! Je ne lirai pas Arthur Rimbaud »
Jean-Marie Barnaud : l’article « Le sosie de Rimbaud » (lecture critique de la biographie d’Arthur Rimbaud par Jean-Jacques Lefrère, Fayard, 2001)

11 décembre 2004
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