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ateliers d'écriture : l'écriture d'invention et l'enseignement

la contribution de Raphael Monticelli

agrégé de lettres modernes

adjoint au délégué académique pour les arts et la culture

rectorat de l'académie de Nice

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Marcher sur la tête

Bel échange que je suis, depuis quelque temps, et auquel je n'ai guère eu le temps de participer... Ce serait lâchage ou lâcheté de ma part de ne pas me ranger aux côtés de mes frères de littérature et de pédagogie que sont Jean Marie Barnaud et Yves Ughes. De ne pas dire aussi mes arguments et mes positions dans cette nécessaire et urgente refonte de l'enseignement des lettres et de la littérature. De ne pas faire part de mes convictions qui sont du côté du travail de couture et de lien de François Bon, Jacques Séréna ou Michaël Glück... Je ne reprendrai pas le positionnement de Yves Ughes et de Jean Marie Barnaud; mon approche concernera davantage l'intérieur du système éducatif.

Ma première conviction est simple et massive: si l'objectif est de faire en sorte que nos élèves deviennent des lecteurs éclairés et attentifs de la littérature, celle de leur temps, comme la littérature "universelle", reprise, relue et vivifiée en fonction des problématiques de leur temps, si l'objectif est de leur faire construire leur savoir et leur délectation, leur espace d'intimité et d'altérité, cette zone d'humanité sensible faite de toutes ces voix toujours chairs tant qu'une conscience les fera lever des feuilles ou surgir des écrans, si l'objectif est qu'ils apprennent à goûter, vivre, aimer et haïr la littérature, alors on peut dire que notre façon habituelle d'enseigner est d'abord un échec.

Qui oserait prétendre le contraire?

Je n'ai jamais fait le compte de tous ces élèves, quel que soit leur âge, dont le premier souci était d'éviter de lire, de tirer à la ligne pour un devoir sans motif et sans enjeu, praticiens de la pompe de la formule toute faite, de l'ennui... Qui peut dire l'inverse? Qui peut prétendre que la façon actuelle d'enseigner la littérature conduit, grâce à l'école, les jeunes gens à se saisir de Racine ou d'Apollinaire, de Proust ou Zola ou Rimbaud, ou Dante, ou Homère, a fortiori (?) Simon, Bon, Novarina, Bergounioux? Qui peut laisser croire un instant, qu'avec nos façons habituelles de faire, les gamins -classez les dans les favorisés ou les défavorisés, ça ne changera massivement rien- iront au texte, auront la curiosité d'ouvrir les livres, auront l'audace de construire une critique de leur approche des livres, auront le plaisir de s'entourer de livres, de vivre dans la familiarité des voix les plus profondes de notre humanité?
Qui peut oser dire que les lycéens de nos lycées professionnels sont normalement initiés à la littérature?

Qui pourrait avoir ce front là? Quel autre constat que celui de l'échec -relatif échec, explicable, humainement traitable- quel autre constat faire, massivement? Franchement?

Et face à cet échec de notre système éducatif, au moins en matière de littérature et d'arts, comment ne pas voir les techniques de survie imaginées par les élèves?

Je suis persuadé qu'il faut d'abord partir de là. De l'ennui que le système éducatif a l'habitude de produire avec la littérature et l'art.

Ma deuxième conviction est tout aussi simple et tout aussi massive: peu de choses attirent nos jeunes autant que la littérature et l'art. ça ne les attire certes pas moins que les sciences ou le sport... En d'autres termes: je n'ai jamais rencontré d'élève, quel que soit son âge, incapable de s'enthousiasmer pour l'objet littéraire et/ou artistique, les effets que cet objet induit, les démarches et les questionnements dont il est porteur, je n'en ai pas vu d'incapables de discerner les enjeux à l'oeuvre.

J'ai enseigné en contact avec des élèves de la maternelle à l'université pendant 25 ans, je suis, depuis 5 ans, chargé d'une mission de développement artistique et culturel, enseignant, donc, sans contact direct avec les élèves, j'ai vu non seulement mes propres élèves, mais aussi ceux de nombreux de mes collègues, de la maternelle à l'université. Je peux donner mille exemple de la passion, depuis mes gamins de 5ème, dans un collège rural, lisant pendant 2 heures du Saint John Perse pour la seule raison qu'il venait de mourir et que nous lui rendions un banal hommage, et qui me rappellent toujours cette séance près de 30 ans plus tard, jusqu'aux élèves de Yves Ughes rencontrant Martin Winckler, il y a trois semaines. Oui. Je peux donner des centaines et des centaines d'exemples, avec des dizaines et des dizaines d'enseignants, de cette rencontre avec la littérature et l'art et ce que cette rencontre provoque dans la vie des gens, dans leur façon de se poser face au monde et à leur vie.

Voulez vous que je vous dise l'étonnante rencontre de ces élèves de 3ème que nous "réadaptions" et tous voués au "cycle court ou à la vie active", face à l'Andromaque de Racine? Ou celle, inopinée, de Michel Butor avec une classe de 4ème d'Antibes, alors que leur professeur de lettres n'avait pu être présent, pour confronter leurs lectures de Jules Verne?

Voilà un deuxième point d'appui: je suis persuadé que nos élèves sont en soif de littérature et d'art. (dois-je donner, pour en convaincre encore, l'exemple de ces 3 (3 seulement, mais 3!) coups de fil reçus au bureau, de lycéens de LP, élus dans les comités de vie lycéenne et me demandant ce qu'ils pouvaient faire pour qu'il y ait plus de culture et d'art dans leur établissement? Vous imaginez la poussée sociale pour que "ça" se produise?)

Ma troisième conviction continue dans la même voie de la simple évidence: mes fonctions m'ont conduit, depuis une quinzaine d'années, à rencontrer des milliers d'enseignants et à participer à leur formation, initiale ou continue. Je n'en jamais rencontré qui ne soit capables de passion et d'enthousiasme dans les domaines de la littérature et de l'art. Jamais. J'en ai rencontré qui se sentaient aussi démunis que les élèves eux-mêmes, j'en ai vu qui cachaient, parfois, une inculture, dont ils souffraient, toujours, dans certains domaines. Je n'en ai jamais vu qui ne se soient engagé dans un développement culturel personnel dès le moment où ils se sont trouvés en situation de le faire, et qui n'aient pris plaisir (je dis plaisir) à faire passer dans leur classe cette respiration là. En premier comme en second degré.

Il y aurait des choses bien plus précises et plus complexes à dire sur nos formes de culture/inculture dans le système éducatif. Je pense notamment à ce travail que nous avons fait avec Alain Freixe, à Grasse, avec la coopération des collègues de la bibliothèque municipale (et auquel ni Jean Marie Barnaud, ni Yves Ughes, ni François Bon, ni Michaël Glück ne sont étrangers). C'était en 1996-1997: nous nous étions engagés, en 1995-1996, dans une formation sur la pédagogie de la poésie avant de nous apercevoir que personne parmi nos collègues (personne) n'avait la moindre idée de ce qu'était la poésie contemporaine: nous avions fait aux collègues crédit d'un savoir... Je vous laisse imaginer nos analyses.

La formation a été entièrement reprise. Avec l'aide de Jean Pierre Siméon venu tout exprès de Clermont Ferrand. Nous avons repris la formation à la poésie contemporaine cette fois, aux manières de la lire, de l'aborder, de la négocier, aux champs qu'elle présente, à ses réalités, esthétiques, sociales, économiques... Me croirez vous sur parole si je vous dis encore une fois passion? Ce que je dis de la poésie contemporaine, je pourrais le dire de l'art contemporain ou de la musique: même si nous avons un corps d'enseignants spécialisés extrêmement performants; il manque, parfois, dans nos pratiques, ce qui fait sens.

Il y aurait beaucoup d'autres choses à dire, mais le fond est là: un enseignant est éminemment "motivable" dès lors qu'il est mis en situation de maîtrise de l'information, de clarification des enjeux, de "fonctionnalité positive" auprès de ses élèves... Vous dirai-je, pour preuve, le travail sur le livre d'artiste et l'écriture poétique développé depuis cette année là dans les classes de SEGPA du collège de Canteperdrix? J'ai, en magasin, des centaines d'exemples.

Je suis bien persuadé de cela: nous avons, dans le système éducatif, dans l'éducation nationale, tout le personnel capable de faire en sorte que les jeunes soient passionnés, parce qu'il a lui même cette capacité à la passion.

Voici une quatrième conviction. Elle est aussi tout aussi nue et simple que les autres: notre enseignement des lettres marche sur la tête. La lecture des instructions officielles et leur évolution, est, au fond, réjouissante: elle témoigne de l'effort d'une société à penser et repenser les meilleurs modes de transmissions de ses valeurs et de ses savoirs. Certains moments dans l'histoire des instructions officielles sont impressionnants. Il n'en reste pas moins que, dans la sphère de la loi, ce que se dit, c'est toujours l'état des tensions sur un sujet donné. Derrière les instructions remuent et poussent les conflits, les enjeux politiques, idéologiques, philosophiques et esthétiques. Truisme, n'est-ce pas? Mais cela signifie, tranquillement, que ce qui est tête pour les uns, est pieds pour les autres. En défendant un autre mode d'enseigner la littérature, l'art, à vrai dire un autre mode d'enseigner (justement pas d'enseigner, du reste, peut-être), c'est à une conception différente des rapports des gens avec leur propre vie, leur temps, les autres, eux mêmes, que l'on défend. Belle banalité. Qu'il faut, bien banalement, rappeler.

Notre enseignement des lettres marche sur la tête. Je vous renvoie à toutes les analyses de la question, à tout ce qui a fait que nous en sommes arrivés à voir se développer des ateliers en littérature: ateliers d'écriture, bien sûr, comme atelier de lecture à vrai dire. Il y a dans l'intervention de Yves Ughes des choses très claires sur ce sujet; toute la démarche de François Bon va dans ce sens. Je rappelle les analyses de Claudette Oriol-Boyer qui fut parmi les premières à élaborer l'atelier d'écriture comme réponse critique aux insuffisances de notre enseignement des lettres.

Marcher sur la tête, c'est par exemple, laisser de moins en moins libre cours, au fur et à mesure de la scolarité, à l'écriture d'invention (d'imagination disait-on aussi), et se retrouver dans la seule écriture d'analyse critique au moment où l'on devient capable de maîtriser les processus de l'écriture d'invention.

Marcher sur la tête, c'est, par exemple, faire produire des textes dans des genres inconnus dans la vie sociale et littéraire (ah! le commentaire composé! bel exercice que j'ai aimé, je dois l'avouer, comme on aime certaines bizarreries de la nature, mais...) qui ne visent qu'un seul lecteur, le maître, qui, du reste, lit moins qu'il n'évalue... ou juge et note. On connaît ces arguments.

Marcher sur la tête c'est, encore, faire que des élèves soient amenés à peser et juger des morceaux, sans que personne jamais leur apprenne à considérer, tranquillement, les ensembles.

Marcher sur la tête, c'est favoriser la culture du fragment au détriment de la connaissance des textes. C'est scolariser le texte complet, c'est supposer connu d'avance ce qui est en fait visé comme objectif de formation, en l'occurence, on suppose capable de lire un texte dans son intégralité un élève à qui on doit apprendre à lire un texte dans son intégralité etc. etc. etc.

Marcher sur la tête c'est faire passer l'exercice d'analyse avant la rencontre des textes, donner la primauté à l'approche critique, sur l'approche sensible et la nécessité de créer.

Voilà encore quelque chose dont je suis persuadé: il faut remettre le rapport à la littérature sur ses pieds: il faut apprendre à lire, il faut permettre à nos élèves une lecture qui s'inscrive dans le temps, la durée, l'espace, le corps, l'échange, le débat, la rencontre. La rencontre. Il faut leur apprendre à prendre et choisir, aimer et haïr, le dire, changer d'avis, relire, toucher, renifler, sentir le poids du volume, l'odeur du papier, fureter, prendre son temps. Prendre son temps. Il faut pratiquer la lecture d'invention, au sens où l'archéologue invente le site.

Rien ne remplace le rapport à l'écriture dans ce va et vient entre le texte et le jeune. Je ne saurais rien dire de plus ou de mieux que ce que développe François Bon dans ses propositions d'ateliers d'écriture: comme mode de lecture, de la littérature, du monde, des autres et de soi. Comme mode d'approcher des processus de création et de ce dont ces processus sont porteurs, des savoirs qu'ils véhiculent, des questions qu'ils permettent de formuler, des enjeux qui les tiennent. Comme invention.

Ecrire, et pas seulement pour refaire et intégrer le cheminement de l'expert, mais pour inventer: (se) faire surgir comme site, mettre à jour du vivant, (se) problématiser...