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enseigner, inventer, enseigner à inventer...

 
 

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Faudrait-il donc donner dans le politiquement correct pour être crédible en cette affaire ? Car, bien sûr, il s’agit d’une question politique. Sinon, comment expliquer que des citoyens qui se vivent comme défenseurs des valeurs littéraires estiment le moment critique au point de publier un manifeste dans le Monde ? Bien leur en a pris. Ce faisant, ils ont accéléré un débat qui ne passionnait guère, malheureusement.

Je ne donnerai donc pas dans le politiquement correct et je dis d’abord avec François Bon qu’il est nécessaire de les combattre. Et j’ajoute en direction du Ministre qu’il est temps de trancher : l’écriture d’invention devrait à mon sens être déjà objet d’enseignement et d’apprentissage. Cela fait en effet plusieurs années que sont à disposition des expériences, des recherches didactiques, des stages de formation ( trop peu nombreux il est vrai), des actes d’Universités d’Eté et de colloques. J’ajoute que, et c’est le cas en Bretagne, des groupes d’enseignants ont produit d’excellentes réflexions pour le travail en classe.

Et les jeunes lycéens, n’en ont-ils pas assez d’être pris pour des mineurs en littérature ?

Certes, écrire la fiction n’épuise pas toutes les questions de l’enseignement de la littérature. Mais écrire en atelier, écrire en compagnie d’écrivains, bref, écrire avec ... permet à tout un chacun d’expérimenter la langue, d’opérer des choix, de déconstruire et reconstruire des oeuvres qui deviennent autant matière à références et réservoir de citations possibles.

En écrivant avec ..., les jeunes scripteurs, lecteurs, expliciteurs, pensent aussi l’acte d’écrire, de lire et de parler. Il entrent en littérature, ils en tirent un pouvoir précieux, celui de la liberté." Enseigner la littérature sera un jour, peut-être, enseigner à fabriquer du texte dans ce qu’on pourrait appeler des ateliers d’écriture. On y écrira un texte, mais en se demandant toujours quels procédés sont employés. L’enseignement sera une production conjointe de pratique et de théorie ", a écrit Jean Ricardou dans la revue TEM en 1984. Nous sommes au moment où cela est désormais possible. Attendre encore par esprit de consensus mou serait irresponsable.

Paul Recoursé (IUFM Saint-Brieuc)

Chantal Anglade enseigne à Sarcelles.

aussi sur le web, par Chantal Anglade:

Ce qui se passe à date précise

deux ateliers commentés avec une classe de seconde

Je ne sais pas si aujourd'hui est venue l'"étape historique" où une institution ne peut plus être chargée de la transmission de la totalité des savoirs, ainsi que le croit Raphaël Monticelli - aurait-ce été un jour, avant aujourd'hui, possible, pensé ? Je dirais plutôt : jamais, pas plus hier qu'aujourd'hui. Que veut-on ôter à l'école, en remarquant soudain qu'aujourd'hui ce ne peut plus être comme avant ? La taxe-t-on de totalitarisme ou de volonté totalitaire ?

Aucun de nos propos n'est révolutionnaire, voyons, ni les mots que quelques-uns d'entre nous emploient pour rappeler que nous vivons dans la cité et qu'à ce titre nous débattons : "citoyens", etc. Qu'on y pense bien : être citoyen est une question politique ; alors, allons-y et moins frileusement ! On a ri du mot d'humeur de Poirot-Delpech, et on lui a prêté la naïveté de s'en tenir à la page publiée dans le Monde par le collectif Sauver les Lettres ; loin d'être dans un nouveau débat, nous sommes face à la question du siècle concernant l'enseignement : l'enseignement est-il un remède aux inégalités de toutes sortes ? au-delà de former les esprits à une prochaine adaptation dans le monde du travail, permet-il le slalom social ? pour vendre des voitures, des assurances, des téléphones, des forfaits santé-minceur-bien-être, a-t-on besoin d'écrire pour soi et de lire ? Les programmes des classes de Français y avaient répondu, en mettant l'argumentatif au premier plan, au collège, explique Véronique Breyer, au lycée aussi puis-je ajouter.

Les nouveaux programmes de Seconde - je dis bien les programmes, pas les manuels mis sous presse à toute allure et proposant, certains, qu'on travaille sur des slogans publicitaires tels que "avec Carrefour, je positive" - replongent dans la littérature, offrent cette séquence intitulée "lire, écrire, publier aujourd'hui" - certes devenue entre projet et programme officiel - facultative. Les programmes de Premières et la maquette EAF sont moins ambitieux, plus fermés - comme si lorsqu'il s'agissait d'en finir avec le cours de Français pour bientôt aborder la philosophie, on arrivait à la période des soldes. Le sujet d'invention par manque de définition est une promesse, une bonne intention ; je comprends bien qu'il intéresse au plus au point ceux qui écrivent et voient écrire, et je m'en réjouis, et à François qui veut se retirer, je dis "reste" ; à Raphaël Monticelli qui me désespèrerait facilement lorsqu'il affirme sa certitude que les questions de l'école ne peuvent trouver leur réponse dans l'école, je dis que les paradoxes ne doivent pas paralyser et qu'il faut au contraire pousser pour qu'ils produisent un sens - l'école n'est pas une forteresse à double-vitrage qui n'entend pas le monde, j'écris volontiers que l'école ne peut résoudre à elle seule les questions du monde, mais qu'elles résonnent chez elle ; que ce qui est spécifiquement scolaire - si ! cela existe : la question de la transmission du savoir scolaire est une question scolaire - doit être résolue par l'école, notamment la question de la pratique de la lecture et de l'écriture (on apprend à lire et écrire en Primaire, il est juste que cela serve à quelque chose à l'intérieur même de l'école par la suite) ; si certains contre elle ou sans elle ( Alain Bellet parle de "rigidité pédagogique") veulent résoudre ce qui lui appartient, ils échoueront.

Qui veut quoi ?

Qui veut l'échec ? échec de l'entrée du contemporain dans les programmes de lycée, échec de la naissance de l'écriture, sous nos yeux, en direct, de nos élèves - oui, on ne sait pas ce que c'est que cela qui se met à dire chez ces impotents de la parole, bègues ou aphasiques, et on reconnaît que ce qui nous terrorise et nous transporte est de l'ordre de l'esthétique : c'est beau, et puis simplement c'est dire le monde, François nous le rappelle autant qu'il peut, le référent n'a pas ses mots encore, il s'agit de les entendre comme une première fois, d'avoir la sagesse de les reconnaître, et de trembler un peu ( de reconnaissance). Bruno Tackels en appelle à l'écriture et au savoir ensemble, pas l'une contre l'autre. C'est ça, bien ça.

J'ai envie d'abandonner toute critique aux propositions d'Alain Viala, - et pourtant, son utilisisation du mot "citoyen", politiquement, me pose vraiment question - me saisir de ses propositions : les profs savent très bien "adapter" les programmes, justifier leurs pratiques par les textes officiels ; on entrera dans l'expérience ainsi, à la manière sensible. Certes, on tombera dans des débilités type pastiche à tout crin ludiques et sans saveur puisque les définitions du sujet d'invention y invitent. Mais on pourra aussi s'en détourner - en courrant, je cours déjà. Il faudra résoudre aussi le problème de l'évaluation de ce type de sujet - réfléchir beaucoup; à cela, aujourd'hui, je n'ai pas de réponse satisfaisante.

Ne pas abandonner une exigence cependant : celle de la formation des enseignants. Là est le débat certainement. Pas facile. Lancer la machine encore - je ne suis pas sûre que la pédagogie des majorettes y comprend grand chose, il s'agit d'abord de littérature. Méfiance et exigence, de grâce !

Pour faire – humblement – suite à ce qu’écrit Yves Ughes:

“Et si précisément, cette pratique de l'écriture d'invention replaçait l'élève face à la langue ? Plus exactement DANS la langue. Là gît une richesse dont nous n'avons exploité qu'une mince part. Par ce travail, l'élève redécouvre -avec une confiance qui n'est pas superflue- ce qu'il peut faire avec les mots.”, je souhaite très modestement faire part de mon expérience d’enseignant en collège; c’est aussi Yves Hugues qui rappelle avec un simple bon sens que les élèves qu’on quitte en troisième n’ont que quelques mois de plus quand ils arrivent en lycée: en quoi pourraient-ils être très différents ?

Ancienne stagiaire de “l’atelier B.N.”, avec G. Noiret et F. Bon, et grâce à cette formation (hélas non reconduite au programme), j’ai derrière moi maintenant la pratique de trois ateliers successifs en classe de Troisième, accompagnée par différents écrivains, dont Alain Bellet (cf son intervention), soit pour lancer l’atelier, soit avec bonheur pour toute sa durée.

Que les élèves aiment, c’était à l’origine le cadet de mes soucis. Mais leurs progrès dans l’analyse des textes me concernaient au plus haut point, car je me sens des obligations très “contractuelles” envers eux: qu’ils “s’en sortent” lors des examens, qu’ils soient “à égalité” de chances, qu’ils passent en Seconde et qu’ils “suivent”!

Je ne peux que souscrire à ce qu’écrit Yves Ughes: c’est bien en se confrontant à l’écriture que les dits-élèves se préoccupent ENFIN des sujets qu’on a essayé auparavant de leur faire ingérer avec plus de difficulté et beaucoup moins de succès que pour le gavage des oies.

Certains de mes 3° “faibles” de cette année réécrivent d’eux-mêmes – en vacances – leurs scènes de théâtre, tentent des improvisations devant leurs camarades (et pourtant, qu’il leur est difficile, le regard de leurs pairs !) à partir de la question : “comment allez-vous faire évoluer la situation compte-tenu de l’existant ?” (logique, caractères des personnages…), proposent des variantes de suite, etc.... Et me demandent des textes de référence traitant de leur sujet (une “castagne” pour l’amour d’une fille, ou un mariage refusé par des parents musulmans les emmènent droit à Roméo et Juliette ou à Molière) puis nous traitons des techniques du débat, de l’argumentation: la fille doit défendre son point de vue; la classe entière s’en mêle…

“Combien de jeunes et d’enfants se sont réconciliés avec la langue et la littérature…”, écrit Alain Bellet. Je sais de quoi il parle, je l’ai VU les réconcilier !

Et bien sûr, je partage la préoccupation de mes collègues quant à notre formation à cette pratique de l’écriture d’invention.

Si l’écrivain, sa présence physique, son regard sont nécessaires aux élèves, l’exploitation de l’atelier et son prolongement reposent sur l’enseignant. Or, on ne suscite pas la création comme on entraîne au commentaire, ou à l’analyse.

Pourtant, il nous faudra bien savoir de quoi on parle, si on le demande à nos élèves !

Nous n’écrivons pas tous naturellement, bourrelés de scrupules et d’interdits par une trop longue fréquentation des grands auteurs.

De plus, il nous faut une conscience des “risques” – puisqu’on écrit “avec de soi”– un acte vite passionnel, et passionnel avec 30 élèves….

C’est pourquoi il est vraiment bien regrettable que cette formation aux ateliers d’écriture, co-organisée avec la B.N.., ait disparu aussi mal à propos !

Reste l’aspect évaluation, un réel souci qui le sera plus encore lors d’une épreuve d’examen.

J’ai pour ma part, en parallèle des ateliers menés, choisi d’évaluer des exercices partiels, volontairement plus “cadrés”, liés à la pratique de l’atelier et en découlant, réclamant à la fois invention et observation d’un texte corrélé, le ré-emploi de certains procédés de l’auteur; il me fallait permettre à des élèves jeunes (quinze ans en moyenne) de mesurer leur progression au cours de cette activité; mais je n’ai pas souhaité noter l’oeuvre réalisée, plutôt “l’apprécier” oralement et en groupe (avec réserve); de ça aussi, j’avais eu l’expérience en atelier, en appréciant, en étant “appréciée” et incitée à poursuivre, compléter…

En remerciant tous les écrivains des ateliers que j’ai suivis ou mis en place,

Christine Mandon

enseignante en collège dans le Val d’Oise.

D'un côté, ceux qui prônent l'écriture d'invention et qui montrent l'échec des méthodes jusqu'à maintenant pour donner le goût des lettres aux lycéens, et ils ont raison. De l'autre, les défenseurs des classiques disent qu'il faut sauver les lettres et ils ont raison aussi, parce que nul ici ne saurait faire l'économie de notre bel héritage. Et si une grande partie de l'ennui suscité par nos grands classiques venait du fait qu'ils ne sont pas du tout à la portée des lycéens. Qui a déjà essayer de faire lire Flaubert par la force ou par la ruse à une jeune fille de seize ans ou Stendhal à un jeune homme du même age conviendra que c'est là une entreprise proche en difficulté d'écrire soi même Madame Bovary. En revanche le XXème siècle a donné le jour à de nombreux auteurs tels que Beckett, Perec ( surtout lui ), Queneau, Apollinaire, Breton, Cortazar et d'autres encore qui en chahutant les formes ont rendu le procédé très apparent et souvent ludique. N'enseignons plus Montaigne qui est triste et ennuyeux à mourir lorsque l'on a entre seize et vingt ans, enseignons Perec et les suréalistes, et écrivons avec eux. Plus tard, les adolescents qui ont appris à aimer Perec et Beckett ( En attendant Godot par certains côtés est un merveilleux compagnon d'infortune pour les adolescents, pusique c'est une mise en forme lumineuse d'un nihilisme dont ils ont tous les droits de se sentir proches, qui plus est porté par deux clochards cosmiques, c'est cool ), deviendront des adultes curieux qui se plongeront alors pour la première fois avec délice dans le style alambiqué du XVIIIème. En revanche les mêmes adolescents que l'on barbe aujourd'hui à coup de classiques abrutissants ne sauront jamais qui sont Perec, Queneau et Cortazar, parce qu'ils seront devant la télévision ou ce qui la remplacera dans ce qu'elle a de plus avilisant dans dix ans, aps davantage qu'ils ne se rappeleront plus qui sont Zola, Hugo et Baudelaire, sinon des raseurs patentés. Il faut arrêter de croire que Proust est à mettre entre toutes les mains, que cela ne peut pas faire de mal, parce que c'est faux, pour lire Proust, il faut d'abord avoir vécu de l'intérieur nombre des sentiments répartis dans les personnages de la Recherche, c'est à ce prix que l'on goutera enfin les métaphores ennivrantes de Proust et ses déambulations digressives, avant cette maturité indispensable, on ne voit que des phrases qui font des kilomètres et c'est de ce fait très décourageant. Enfin, la jeunesse a besoin de contemporain, dans lequel elle sera davantage capable de d'identifier ( essayer de faire lire du Koltès à ceux-là même qui vous ont renvoyé Voltaire, Ronsard et Balzac en pleine figure, et vous serez surpris de voir que cela passe tout seul ), ce n'est que plus tard que l'universalité des mythes peut trouver un écho et des lecteurs.

Si on met de côté ( d'une manière non définitive, chacun l'aura compris ) les grands classiques, on se donne en fait une chance qu'ils soient encore lus dans cinquante ans, et par d'autres que ceux qui auront grandi avec des Pléiades au salon comme l'écrit Poirot Delpech dans sa chronique du Monde. Et puis les remplacer par Beckett, Perec et Céline ( que je n'avais pas encore cité ), ce n'est pas exactement brader ses classiques. Et, oui, c'est important d'apprendre à écrire de façon créative, cela permet de mettre des mots sur ce que chaque être a besoin d'exprimer. Ce qui me choque le plus par exemple dans le discours des jeunes des cités et des autres coins difficiles de notre pays, c'est leur inaptitude à exprimer ce qui les fait souffrir,ce qui devient la pire de leurs souffrances, mais cela relève d'un autre débat, beaucoup plus vaste.

Philippe De Jonckheere

Christian Jacomino enseigne depuis trente ans dans des écoles élémentaires. Il anime l'atelier d'écriture de la Bibliothèque municipale de Nice, intitulé 'Questions de formes', et travaille par ailleurs sur les romans de Gaston Leroux.

Voici l'histoire
Une école est inventée (instituée) pour enseigner à lire, partout et depuis toujours. Elle a pour but de permettre l'accès à des textes qui existent déjà. Dans une société traditionnelle, ce sont des textes sacrés ; dans une société moderne, on les appelle des classiques. La yeshiva a pour but d'enseigner à lire le Talmud ; l'école républicaine a pour but d'enseigner à lire V. Hugo et É. Zola. Puis, un jour, il arrive qu'on décide que les textes ne seront plus que des moyens (ou des 'supports'). On souhaite (ou l'on prétend) instituer une école où l'on apprendrait à s'exprimer, à inventer soi-même, dans la langue. Et si même on s'avise bientôt que cela ne marche pas, il se trouve qu'on s'obstine.
Voici à peu près l'histoire, me semble-t-il. Celle d'une tentative de renversement des termes dans le rapport lire/écrire.
Jadis, on allait à l'école parce que la connaissance du Talmud, ou de Molière, ou de Zola, constituait la condition d'appartenance à une communauté. Aujourd'hui, on va à l'école parce que des professeurs espèrent faire de chacun de leurs élèves un nouveau Molière ou un nouveau Zola. À moins plutôt qu'ils ne souhaitent obscurément qu'il n'y ait plus enfin aucun nouveau Molière, aucun nouveau Zola. Ils consentent bien sans doute à ce qu'il se trouve des gens pour faire du théâtre encore (en général, ces professeurs adorent le Théâtre), ou de la poésie (ils aiment aussi la Poésie), ou pour écrire de nouveaux romans (ils en lisent quelquefois, par goût du jeu dit des 'codes narratifs'), mais il faudra que ces auteurs le fassent parmi d'autres, parmi d'innombrables autres que l'on pourra leur préférer. Des créateurs, sans doute, mais que l'on aimera d'autant mieux qu'ils ne feront pas autorité.
En soi, cette nouvelle religion, ultradominante, me paraît parfaitement respectable. Le problème est qu'elle ne correspond pas le moins du monde aux exigences de la culture livresque. Tout se passe comme si l'on prétendait enseigner à lire et à écrire comme des savoirs véhiculaires dissociés de la culture livresque à l'intérieur de laquelle, partout et depuis toujours, ils ont fait sens. Soyons clairs, jamais personne ne s'est avisé qu'il pouvait avoir quelque chose de propre à exprimer, que de façon différentielle : parce que les autres ne le disaient pas.
L'école appartient d'abord au vaste dispositif de la culture livresque, elle est à son service, c'est dans son contexte et dans le rôle que celle-ci lui assigne qu'elle peut faire sens, et la culture livresque exige qu'on se mette d'abord à l'école des maîtres.
Vouloir faire du théâtre, c'est d'abord se mettre, à l'égard de Molière, ou de Racine, ou de Sophocle, dans un rapport d'imitation. Mais pour qu'un enfant s'éprenne de Molière, ou de Racine, ou de Sophocle, il faut que des adultes autour de lui le lui désignent. Il faut qu'ils lui fassent comprendre, et admettre, un moment au moins, que devant cette figure austère l'on se tait, il convient de se taire, de s'oublier soi-même, de résigner son propre ego pour mieux essayer de comprendre. Que le personnage en question est une sorte de saint, dans la mesure où il a le pouvoir de servir d'intercesseur entre nous et le monde, une présence défunte et néanmoins réelle sur laquelle on peut toujours compter. Et qu'en cela, si lointain qu'il paraisse, il demeure pour nous proprement 'désirable'.
Toute attitude qui consiste à privilégier l'écriture sur la lecture me paraît contraire à l'esprit de la culture livresque et, par suite, déplacée dans le cadre de l'école qui est son invention. On n'apprend pas à lire dans ce qu'on écrit soi-même : peut-être à déchiffrer, mais certainement pas à lire, au plein sens du terme. Il faut que ce soit dans des textes que d'autres nous désignent. L'ascèse suppose une triangulation entre trois personnages parfaitement distincts : l'élève, le maître et l'auteur. J'ai eu la chance de participer à un atelier d'écriture conduit par François Bon et, si je n'ai presque rien conservé de ce que j'y ai produit, je me souviens qu'il ouvrait ses séances en nous parlant chaque fois d'un auteur différent, qu'il aimait et qui apparaissait dans son propos comme une sorte de maître.
Je n'apprends pas à lire et à écrire sans entrer dans la spiritualité de la culture livresque, et pour cela j'ai besoin de quelqu'un qui veuille bien me servir de maître, ne fût-ce qu'un moment, ce qui suppose qu'il veuille bien lui-même s'en reconnaître d'autres.
Le fait des ateliers d'écriture insiste parce que l'école aujourd'hui ne connaît plus de maîtres. On va dans un atelier d'écriture pour rencontrer quelqu'un qui écrit à la suite des autres, et pour se mettre à son école. Le but, me semble-t-il, est de nous mettre dans un rapport plus personnel avec les textes ainsi qu'avec l'exemple humain que quelqu'un nous désigne, dont il assume le choix.
La même école oscille entre deux positions parfaitement contradictoires : celle qui consiste à nous soumettre à des classiques figés dans leur Panthéon, et dont le nombre ne semble pas s'être augmenté depuis un siècle ; et celle qui consiste à rejeter l'idée de maîtres au nom d'un idéal démocratique, pour nous apprendre à lire dans nos propres productions.
On ne lit pas pour lire 'des albums', ni pour faire son choix parmi une première sélection de l'académie Goncourt, ni pour se tenir informé de ce qui vient de paraître. On lit parce que quelqu'un assume de nous désigner, à titre personnel, tel texte comme espace précieux, comme café des délices, comme objet de désir, plutôt que des milliers d'autres.
Si l'école aimait encore la littérature, cela se saurait. Elle ne négligerait pas de mettre au programme de l'enseignement secondaire Le Comte de Monte-Cristo et Le Fantôme de l'opéra.
Mais elle prétend nous aimer, nous qui ne nous aimons pas. Quelle misère !

Nice, le 25 avril 2001

Christian Jacomino

Je ne sais si c'est bien ici le lieu d'insérer mon petit bout de réflexion sur un débat que je suis de loin, quand bien même j'ai les deux pieds, un peu la tête dans l'EN. J'apporte ici deux petites contributions:

1

J'ai tout appris, à l'école (bac en 1968) à partir d'extraits, j'ai dons appris à ruser et à ne pas lire. J'ai appris à penser ce que le professeur voulait faire dire à l'auteur. C'est donc tardivement (mais il y a quelques autres raisons personnelles ) que j'ai pris le goût de lire, à partir de la littérature contemporaine. J'ai vu un auteur VIVANT à l'âge de 40 ans.

La province a de ces éloignements! Souvenez-vous, François Bon, vous n'avez pas pu nous visiter en 1999/2000; ce n'est pas un reproche, mais, dans le débat qui s'instaure il faut penser aussi à la province éloignée. Heureusement dans notre région nous avons deux scènes nationales de théâtre et une de danse, ça pallie tout de même.

2

A 45 ans environ je me suis lancée dans un peu de journalisme et j'ai découvert l'édition, les auteurs, la fabrique littéraire. Dès lors j'ai inclus cela dans mes cours (parler un peu des auteurs, du comment écrire). Cours pour lesquels je me refuse catégoriquement et définitivement à utiliser ces ouvrages mort-né que sont les livres de morceaux choisis édités pour le plus grand profit de maisons qui sautent sur tous les changements de programmes, terminologies, modes… pour vite en fabriquer d'autres. Si je travaille avec des photocopies d'extraits (en collège c'est toujours assez court), chaque fois l'ouvrage est montré, sinon les élèves acquièrent le livre; mais on est obligé de se cantonner aux Poche (certais auteurs contemporains y figurent), Librio et Cie, à moins d'avoir un atelier de pratique artistique et de ce fait un budget qui nous permet d'acquérir des ouvrages récents.

3

Je pense que dans l'EN, on peut s'accorder des libertés, et plutôt que de s'assoupir sur des règles, des analyses, on peut développer le plaisir de lire A VOIX HAUTE, RECITER, ECRIRE, même si je n'ai pas une pratique d'atelier d'écriture, il me semble que j'ai des élèves qui écrivent avec plaisir quand on leur donne les outils pour le faire et qu'on leur témoigne la confiance qu'ils peuvent s'en servir. On peut aussi DEBATTRE etc. Apprendre c'est s'approprier, avec effort et plaisir. Les textes classiques en sont tout vivifiés.Suis au bord de ce grand débat, mais ça m'a plu de vous écrire ces petites pensées.

Salutations et bonne continuation.

Josiane Bataillard

Josiane Bataillard enseigne en LEP dans le Jura et est journaliste à "La Montagne"

Alain Bellet m'a fait part du débat sur votre site. J'aimerais réagir et apporter mon témoignage.

Je m'interroge sur la possibilité d'évaluer l'invention. Je me demande si instaurer une épreuve d'examen ne reviendrait pas à la modéliser et, par là, à la faire entrer dans le circuit des matières enseignées, ce qui, à mon sens ne serait pas souhaitable.

Par mon côté maghrébin, je suis tombée dans la potion magique du conte concoctée par certaines femmes de ma famille (on en compte au moins une par génération) et j'ai gardé pour habitude de prendre plaisir à "inventer" des histoires.
Comme beaucoup de conteuses, celles de ma familles s'appuyaient sur les structures du conte traditionnel. Mais ces structures, dont l'écho est répercuté par nos propres structures de pensées, elles ne les analysaient pas, elles s'en servaient que pour éprouver du plaisir !

Jamais autour de moi personne ne s'est demandé s'il était légitime d'inventer et quelle était la qualité "littéraire", fut-elle orale, de nos inventions. Le conte était une manière de nous approprier la réalité, de projeter une vision du monde qui nous réjouisse, nous surprenne, nous donne à rêver et... à construire. C'était vital, pour une famille métissée dans l'Algérie en Guerre (celle d'avant 62).

J'ai continué ces pratiques. C'est par l'imaginaire que je rencontre "l'autre". Aujourd'hui, cela me permet, quand j'anime un atelier d'écriture dans une école, un collège, un lycée, d'aborder des problèmes parfois graves sous l'angle de la fiction. Notre prétention n'est pas alors de produire une "oeuvre littéraire" mais de vivre une aventure, celle d'inventer ensemble une histoire (et ça demande de grandes qualités d'écoute et d'ouverture de tous les participants...) et de la mettre en mots de façon à la partager avec un lecteur qui, pour être inconnu, n'en est pas moins présent tout au long de la création et que nous respectons suffisamment pour vouloir lui rendre la lecture agréable.
C'est un jeu parmi d'autres, que des enseignants ont joué, parfois un peu inquiets de se lancer dans ce qu'ils craignaient être le vide mais qui nous a conduit, jusqu'à présent, sur les rives de l'étonnement.
Ce qui me bluffe dans cette pratique, c'est que chacun peut apporter quelque chose à l'histoire commune, qu'il soit doué pour l'écriture ou non, habituellement rebelle ou "intégré", élève ou enseignant ou, comme moi, auteur.

Ne peut-on pratiquer l'écriture en amateur ? (celui qui aime, bien sûr !)
J'espère que l'Education Nationale continuera à nous offrir ces possibilités de rencontres "sans enjeu" qui nourrissent nos imaginaires et nos réalités à tous.

Michèle Bayar, écrivain, comédienne

http://perso.wanadoo.fr/michele.bayar/

J'avoue que je suis un peu éberlué de voir des gens qui devraient être des amis s'entre-déchirer à qui mieux mieux sur le sujet de l'écriture d'invention au lycée. En soi ce que veulent les uns et les autres ne me parait pas incompatible du tout. C'est un peu à l'image de cette blague des Monty Python qui dit que ce qui est terrible dans les guerres de religions c'est que toutes les religions sont d'accord pour dire que Dieu a dit de s'aimer les uns les autres, mais finalement les guerres de religion pèsent surtout sur comment Dieu a dit qu'il fallait s'aimer les uns les autres. Les tenants de l'écriture d'invention montrent l'échec des méthodes jusqu'à maintenant pour donner le goût des lettres aux lycéens, et ils ont raison. Les défenseurs des classiques disent qu'il faut sauver les lettres et ils ont raison aussi. Je crois qu'une grande partie de l'ennui suscité par nos grands classiques c'est qu'ils ne sont pas du tout à la portée des lycéens. En revanche le XXème siècle a donné le jour à de nombreux auteurs tels que Beckett, Perec ( surtout lui ), Queneau, Apollinaire, Breton, Cortazar et j'en passe, je ne suis pas aussi littéraire que les intervenants du débat, qui en chahutant les formes ont rendu le procédé très apparent et souvent ludique. N'enseignons plus Montaigne qui est triste et ennuyeux à mourir lorsque l'on a seize ou vingt ans, enseignons Perec et les suréalistes, et écrivons avec eux. Plus tard, les adolescents qui ont appris à aimer Perec et Beckett ( En attendant Godot par certains côtés est un merveilleux compagnon d'infortune pour les adolescents ), deviendront des adultes curieux qui se plongeront alors pour la première fois avec délice dans le style alambiqué du XVIIIème. En revanche les mêmes adolescents que l'on barbe aujourd'hui à coup de classiques abrutissants ne sauront jamais qui sont Perec, Queneau et Cortazar, parce qu'ils seront devant la télévision ou ce qui la remplacera dans ce qu'elle a de plus avilisant dans dix ans. Il y a peu de temps je voyais un reportage sur les Editions de Minuit dans lequel on voyait Irène Lindon qui expliquait qu'elle avait lu Beckett bien avant les classiques, ce qui lui vait valu de nombreuses difficultés en classe de français. Elle fait maintenant parti des défenseurs et des grands passeurs de la littérature, et elle a fini par les lire ses maudits classiques.

Je vous dis bonsoir, et renouvelle mes remerciements d'animer votre site phare avec une belle aciduité.

Philippe De Jonckheere

J'attends de la littérature quelle continue de me procurer des énergies de par sa rage artistique, des outils mentaux pour mon travail d'enseignant et mon métier d'homme. J'entends bien que cela ne s'arrête pas : le tramway de Claude Simon, l'oeuvre littéraire, théâtrale et sociale d'un Christian Devèze à Lyon et en Bretagne, et bien d'autres gestes créateurs nouent sans relâche les fils du probable, du possible, de l'impossible, et permettent toujours l'advenue d' Une odeur perdue de la mer ( Jean Miniac), d'évènements de parole.
J'apprends avec les textes littéraires que lire est une superbe paresse à condition de les mettre au travail. A quoi bon encore des poètes ? Qu'on relise les deux dernières pages de ce livre de Christian Prigent.

Par les ateliers d'écriture, je me sens aussi artisan de la fabrique littérature.

Vive la bataille pacifique livrée ici pour que l'écriture d'invention ne soit pas un leurre dans le grand faire semblant de l'EN, mais une fenêtre ouverte pour un espace de liberté parmi nos textes lus.

Paul Recoursé
IUFM de Bretagne.
Ecrire, parler de soi est nécessairement parler de l'autre et l'exercice est aride. Aride parce qu'il oblige l'impétrant à se plonger avec l'oeil convaincu d'acuité entre le mot et la chose, entre le mot et le fait, de se reconnaître dans l'impersonnel, lui qui ne peut s'exprimer que dans le personnel. Le "je", le "tu", le "il" sont les marqueurs de l'isolement, de l'illusion d'être, du "Moi seulement", de la mort vivable. Ils sont statiques.
Et, donc, le faire c'est entrer dans le questionnement, le mouvement, vouloir le pénétrer, c'est fouiller le miroir si tant est que nous soyons capables de soutenir notre image dans toute sa gravité, son poids, et tout simplement si nous savons reconnaître le phénomène réflexif pour ce qu'il est : une tentative désespérée née de l'obscure clarté de nous imprimer dans une fusion, celle que les rhéteurs du pouvoir nomment absurde pour la bâillonner tant elle génère de silences féconds.
Il m'est difficile de penser que nous passons par ici pour être heureux (voir évolution du sens bourgeois du bonheur du début du 19ième à nos jours). Si nous sommes et nous sommes sinon le monde ne saurait être, nous sommes là pour voyager.
Si On me posait la question récurante pour certains : " Pourquoi écrivez-vous?" Ou ,ce qui est identique, "Pourquoi vivez-vous?", sans hésiter je dirai "Pour être meilleur".
Mais à ce jour On ne me l'a pas posée, peut-être parce que sur ce chemin rien n'a nécessité d'aboutir.
(in Confessions pour paraître)
Eric Bertomeu
21 avril 2001

Du principe de précaution… au corps enseignant : posture et imposture

Je ne tenais pas à m’immiscer dans un débat qui, s’il m’apparaissait de la plus haute importance, devait permettre les contributions des acteurs les plus engagés, des défenseurs les plus explicites et ouverts, des découvreurs au long parcours de partage, des passeurs de passions à l’écoute… bref de ceux qui ont qqchose à dire parce qu’il y a beaucoup à entendre, ici et maintenant, ailleurs et autrement, à la marge, entre les lignes, au creux des pages, dans les plis du désir et dans le droit-fil des lettres.

La " déclamation réclamative " de " M. Jubilo, Expert 1er, praticien de la Chôse , au service de" m’autorise les cris du coeur, l’écrit non estampillé d’une citoyenne qui, …pour avoir été élève, croit savoir…, qui étant mère d’élève de collège (c’est pire, je l’avoue !) croit savoir…

- que chacun compte pour 1, mais qu’il est difficile d’affirmer une singularité face à un corps qui s’habille de savoirs pour que d’autres baissent les yeux, détournent le regard de la chose écrite, se privent d’embarquer sur l’océan de la langue et ses tempêtes

- que s’approprier quelque chose c’est en empêcher le partage, et qu’en matière d’expertise la contre-expertise a sa place dans l’évaluation d’un dommage. Et enfin n’est-on pas en droit d’attendre des experts qu’ils élèvent le débat, qu’ils en appellent aux " alliés objectifs ", qu’ils le resituent et le restituent au-delà des frontières étriquées d’un échiquier où chaque pièce ne répondrait qu’à des règles et stratégies codifiées.

- que les questions appellent des réponses et que l’éclairage de chacun permet plus de lumière, à moins qu’il ne soit nécessaire de travailler dans l’ombre… à moins qu’il ne soit pas question ici de faire rayonner la parole et le verbe, l’identité et la signature, " de réactiver la langue "… à moins qu’il soit formellement interdit d’ouvrir des fenêtres, côté cour et jardin pour éviter le " courant d’air dans l’institution ".

- que pour trouver la solution, il faut savoir parfois sortir du cadre, surtout s’il on est au service de…

- qu’à force de revendiquer, d’afficher une certaine " théorie des ensembles " on se retrouve face à un corps défendant un ensemble vide de sens. Quand il y a péril en la demeure, " ça " devient " l’affaire de tous " pour peu que certains ouvrent des pages de réflexion et diffusent véritablement, peut-être moins leur savoir que, leur " vouloir-partager "

- que je peux rassurer ma fille avec quelques pages de littérature contemporaine où il est incongru ( ?), périlleux ( ?), surréaliste ( ?), inadmissible ( ?)… de mettre entre [] ou de souligner un quelconque supplétif ou autres propositions subordonnées… (l’essentiel lassant et interminable de son approche du " Français " en classe de 3ème)… mais est-il vraiment question de littérature, d’écriture, de lecture et d’éducation ! ! !

Qui doit sauver quoi ? Qui sauve qui ?

Je renvoie à la conclusion de F.B … dans l’égalité du verbe ceux à qui nous transmettons disposent, et eux seuls, de la possible survie, d’un héritage qui pourtant, s’il vaut vitalement pour nous, ne vaut pas encore tel pour eux.

Merci pour toutes les contributions qui me permettent de dissiper certaines zones d’ombre, qui propulsent vers les écrits, dans la vie…

Martine Gouiran
Bibliothécaire jeunesse de formation
Rédactrice sur site internet collectivité locale